INTRODUCTION
» Le silence de la mer » a été écrit et publié clandestinement pendant la seconde guerre mondiale, sous l’occupation allemande. C’est l’histoire d’une famille française qui s’oppose par le silence à l’officier allemand qu’elle est obligée de loger. Curieusement, étant donné les circonstances, ce texte n’a pas été perçu comme un puissant appel à la résistance. Les lecteurs se sentaient mal à l’aise : le personnage principal, Werner von Ebrennac, était trop bon pour un officier allemand. Au cours des années, Werner von Ebrennac finira par devenir l’image même de la victime de la barbarie hitlérienne dans le coeur des lecteurs bienveillants.
Comment est-il possible qu’un envahisseur botté et casqué, qui frappe à la porte mais entre sans y être invité, suscite tellement de compassion ? La réponse est simple : la plupart des lecteurs ont le même système de valeurs que Werner von Ebrennac. Les lecteurs et leur héros partagent la même idéologie : l’idéologie patriarcale.
La question des silences
L’opposition fondamentale n’est ni silence vs bruit ni se taire vs parler, mais silence de la femme vs silence de l’homme. Werner von Ebrennac est accueilli par le silence de ses deux hôtes, la nièce et l’oncle. Il est tout à fait imaginable qu’il dise :
« Je suis heureux d’avoir trouvé ici une jeune femme digne. Et un monsieur silencieux. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît.«
Imaginable mais pas possible. Il n’est pas nécessaire d’avoir une imagination débordante pour envisager la juste fureur des lecteurs devant un tel outrage envers la France et les Français si notre héros avait prononcé ces mots. Or, von Ebrennac est le vrai fils de son (et de notre) temps. Il sait que le silence d’une femme a une autre valeur que celui d’un homme. Voilà ce qu’il dit:
« Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît .« (p.33)
Dans nos sociétés, fondées sur les principes judéo-chrétiens et imprégnées de certaines croyances humanistes, dont les droits de l’homme, il n’est pas interdit aux femmes de parler bien qu’il soit préférable qu’elles se taisent. Le silence est nécessaire pour maintenir l’état d’invisibilité – l’état naturel – de la Femme. (Il va de soi que, pour un lecteur appartenant à une société où la Femme n’est pas autorisée à parler, l’acte de résistance de la nièce serait complètement incompréhensible.) Au moment où von Ebrennac rencontre la famille, il s’adresse à l’oncle (l’homme) et non pas à la nièce (la femme) :
« La cape glissa sur son avant-bras, il salua militairement et se découvrit. Il se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste. Puis il me fit face et m’adressa une révérence plus grave. Il dit: « Je me nomme Werner von Ebrennac » (p.21-22)
Le silence de la nièce lui paraît normal. Il n’a pas tort. La communication verbale entre l’oncle et la nièce est très limitée, voire non-existante quand le train-train de la vie quotidienne est bouleversé :
« D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût- ce le moindre détail... » (p.25, l’arrivée de von Ebrennac )
« Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes. » (p.47, l’absence inquiétante de von Ebrennac)
« De cela je ne dis rien à ma nièce.. » (p. 48, la rencontre entre l’oncle et von Ebrennac dans la Kommandantur.)
« Elle me servit en silence. Nous bûmes en silence. » (p. 60, après le départ de von Ebrennac.)
Mais, si une femme se tait afin d’exprimer son désaccord, le silence devient visible et la femme aussi. Tout homme sait que la visibilité d’une femme est une provocation. Une provocation provenant d’une femme ne peut être qu’un défi au pouvoir sexuel. Et un homme ne peut que répondre à ce défi en employant les moyens de la politique sexuelle. Le lien idéologique entre les lecteurs et le héros est établi. La France est une demoiselle silencieuse : il n’y a rien d’outrageant dans le désir de l’officier allemand de briser ce silence. Et si elle finit par parler,
« J’entendis: Adieu. Il fallait avoir guetté ce mot pour l’entendre, mais enfin je l’entendis. Von Ebrennac aussi l’entendit, et il se redressa, et son visage et tout son corps semblèrent s’assoupir comme après un bain reposant. » (p. 59)
ce n’est que pour assurer que tout va bien dans les affaires de l’ordre patriarcal : puisque l’oncle reste fidèle à sa résolution de ne pas parler, la suprématie mâle ( nièce vs von Ebrennac ) et la dignité de l’homme ( oncle vs von Ebrennac ) sont confirmées.
La question de l’honneur ( amour vs devoir )
Werner von Ebrennac aime la France:
« – J’aimais toujours la France, dit l’officier sans bouger. Toujours. J’étais un enfant à l’autre guerre et ce que je pensais alors ne compte pas. Mais depuis je l’aimais toujours. Seulement, c’était de loin. Comme la Princesse Lointaine. » (p. 27)
Werner von Ebrennac respecte son père. Le père, trahi par la France (une fois de plus elle a refusé de se marier avec das Vaterland), demande à son fils d’exécuter la punition :
« Il me dit: « Tu ne devras jamais aller en France avant d’y pouvoir entrer botté et casqué. » Je dus le promettre, car il était près de la mort. Au moment de la guerre, je connaissais toute l’Europe, sauf la France. » (p 28)
L’officier allemand est un fils loyal tout court. Le père demande, le fils obéit. Il parcourt l’Europe d’un bout à l’autre, sans jamais mettre le pied en France. (Etant donné son amour pour la France, sans parler de son goût du voyage, cela a dû être très frustrant…)
Il y a peu de choses aussi respectables et admirables que la loyauté du fils envers le père. Ainsi, quand von Ebrennac entre en France, botté, casqué et précédé par des chars et des bombes, c’est fortement désagréable mais justifiable : il ne le fait que par amour pour la France et par devoir filial. Il n’aurait pas pu agir autrement sans trahir le code de l’honneur.
Quant au devoir de la France, elle doit également respecter le code de l’honneur. Il serait inadmissible qu’elle se jetât par amour dans les bras du premier venu. Dans le monde de von Ebrennac, une demoiselle respectueuse ne fera jamais une chose pareille. Elle attend, en silence, d’être présentée, donnée ou vendue. Von Ebrennac admet que l’acte de transaction pourrait quelquefois avoir un goût amer, mais il l’accepte dans la meilleure tradition de « la fin-justifie-les-moyens ». Le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy ont leur raison d’être :
» …Oui, il fallait quelqu’un qui acceptât de vendre sa patrie parce que, aujourd’hui, – aujourd’hui et pour longtemps, la France ne peut tomber volontairement dans nos bras ouverts sans perdre à ses yeux sa propre dignité. Souvent la plus sordide entremetteuse est ainsi à la base de la plus heureuse alliance. L’entremetteuse n’en est pas moins méprisable, ni l’alliance moins heureuse. » (p. 43)
La question de l’image ( vierge vs putain )
Dans toutes les cultures patriarcales la femme existe dans et par le regard des hommes. Sa propre réalité est réduite à l’image que ceux-ci ont d’elle et elle n’est reconnue qu’à travers cette image. En fait, il n’y a que deux images de la femme : soit elle est vierge ( avec des variantes innombrables ), soit putain ( idem ). La femme est soit idéalisée, soit diabolisée, mais jamais définie par elle-même. S’il est vrai que l’image de quelqu’un révèle l’état d’esprit de son concepteur plutôt que le modèle, Werner von Ebrennac ne peut être qu’une âme noble. Sa France est vertueuse et belle. Mais comme l’image est toujours fonction de son créateur, la pureté de la France sert à signaler la pureté de von Ebrenac, encore plus pure. Son conte de fée préféré est La Belle et la Bête :
« Pauvre Belle ! La Bête la tient à merci, – impuissante et prisonnière, – elle lui impose à toute heure du jour son implacable et pesante présence … La Belle est fière, digne,- elle s’est faite dure … Mais la Bête vaut mieux qu’elle ne semble. Oh! elle n’est pas très dégrossie! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine! Mais elle a du coeur, oui, elle a une âme qui aspire à s’élever. Si la Belle voulait! …. La Belle met longtemps à vouloir. Pourtant, peu à peu, elle découvre au fond des yeux du geôlier haï une lueur, – un reflet où peuvent se lire la prière et l’amour. Elle sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison. Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main … Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé: c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé, que chaque baiser de la Belle pare de qualités toujours plus rayonnantes… » (chap. 4)
En revanche, les camarades de von Ebrennac, son frère poète compris, sont adeptes de l’autre image. La France est une sale putain, toujours prête à planter son couteau dans le dos de ses clients honnêtes et innocents. Certes, elle se croit spirituelle, pure et meilleure que les autres, elle est même très convaincante, mais les fils germaniques vont démontrer sa vraie nature :
» C’est un venin! Il faut vider la Bête de son venin! » (p. 56)
« Ils ont la grande peur maintenant, ah! ah! ils craignent pour leur poches et leur ventre, – pour leur industrie et leur commerce ! Ils ne pensent qu’à ça ! Les rares autres, nous les flattons et les endormons, ah! ah! Ce sera facile ! Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles ! » (p. 56)
» …Nous en ferons une chienne rampante. » (p. 53)
Le destin ultime de toute femme, quelle que soit son image, qu’elle soit la Belle ou une chienne rampante, est d’être soumise à l’homme et enfermée soit dans la prison du mariage soit dans celui du bordel C’est l’ordre qui vient directement de Dieu le Père, et von Ebrennac, le musicien, le respecte aussi bien que son frère, le poète. La France est agressée, vaincue, occupée et emprisonnée. C’est là sa seule réalité ? Peu importe si elle est la Belle ou une chienne rampante, la différence n’existe que dans la tête des créateurs des images.
La question de la responsabilité ( innocence vs culpabilité )
Une des constantes du système éthique du patriarcat est la culpabilité de la femme. Par conséquent, dichotomie de pensée patriarcale oblige, l’homme est innocent. Même quand il pèche, il pèche par innocence. La responsabilité pour le malheur du monde pèse entièrement sur les épaules de la femme. ( Si seulement elle avait mangé cette pomme toute seule ! )
Werner von Ebrennac est un homme innocent et souffrant. Il était privé d’amour dans son propre pays : une jeune fille allemande a détruit son Eden à la Disneyland en arrachant des pattes à un moustique :
» …nous étions dans la forêt. Les lapins, les écureuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs – des jonquilles, des jacinthes sauvages, des amaryllis … La jeune fille s’exclamait de joie. Elle dit: » Je suis heureuse, Werner. J’aime, oh! j’aime ces présents de Dieu! J’étais heureux, moi aussi. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas, Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : – Oh! Il m’a piqué sur le menton! Sale petite bête, vilain petit moucheron ! – Puis je lui vis faire un geste vif de la main. – J’en ai attrapé un, Werner! Oh! regardez, je vais le punir : je lui – arrache – les pattes – l’une – après – l’autre… » et elle le faisait… (…)… aussi j’étais effrayé pour toujours à l’égard des jeunes filles allemandes. » ( p.40 )
La Belle est emprisonnée par la Bête, mais ce serait sa faute si les choses, entreprises avec les meilleures intentions…
» … je ne regrette pas cette guerre. Non. Je crois que de ceci il sortira de grandes choses… »
(p. 29)
…tournent mal : » Si la Belle voulait ! » ( p. 33)
De même que pour la France qui, occupée par les Allemands, doit comprendre leur souffrance et accepter, comme toute vraie femme, (c’est-à-dire mère, soeur, fille, ) de répondre à la haine par l’amour :
« Et, vraiment, je sais bien que mes amis et notre Führer ont les plus grandes et les plus nobles idées. Mais je sais aussi qu’ils arracheraient aux moustiques les pattes l’une après l’autre. C’est cela qui arrive aux Allemands toujours quand ils sont très seuls: cela remonte toujours…«
« Heureusement maintenant ils ne sont plus seuls: ils sont en France. La France les guérira. Et je vais vous le dire: ils le savent. Ils savent que la France leur apprendra à être des hommes vraiment grands et purs … (…)
– Mais pour cela il faut l’amour. (…)
– Un amour partagé. » ( p. 41 )
» .… il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels … Je sais bien que cela dépend de nous…Mais cela dépend d’elle aussi. Il faut qu’elle accepte de comprendre notre soif, et qu’elle accepte de l’étancher … qu’elle accepte de s’unir à nous. »
( p. 36 )
Werner von Ebrennac est tellement innocent qu’il doit aller à Paris pour se rendre compte de la monstruosité du nazisme, alors que le régime est bel et bien installé depuis bon nombre d’années dans son propre pays. Cet homme cultivé, amateur des arts en général et de la littérature en particulier, musicien de surcroît, ignore tout des bûchers de livres qui incendient le ciel allemand, du sort des artistes dits dégénérés, des persécutions et des exécutions de ses confrères/consoeurs, ses contemporains. N’aimait-il pas leurs livres, leurs tableaux ? Ne faisaient-ils pas partie de son rêve ?
Bénis soient les innocents… !
En guise de conclusion:
Pendant la guerre du Golfe, les bombes envoyées sur Bagdad portaient des messages d’amour. Idem pour Sarajevo. Et c’est loin d’être un hasard….
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Texte présenté par Mme Sladjana MARKOVIC dans le cadre du séminaire d’introduction à l’analyse sémiotique de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff