Une introduction personnelle à l’oeuvre de Georges BERNANOS
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« J’ai compris que la jeunesse est bénie – qu’elle est un risque à courir – mais ce risque même est béni (1). »
Sur« la joie» de Bernanos, il y aurait beaucoup à dire. Voilà un concept qui touche au cœur même de sa foi et de son œuvre (n’a-t-il pas donné ce titre à l’un de ses textes majeurs?). Bernanos était un être sanguin, très physique, une force de la nature. Une sorte de colosse dont le seul point faible était le cœur (2) (tout un symbole, d’ailleurs). Chez lui, le physique, le corporel, le somatique (voire le « hylique » des Grecs et des gnostiques) est indissociable du spirituel. Le visible et l’invisible sont les deux faces d’une même réalité qui est celle du seul monde aimé de Dieu, Sa création, pour lequel dans Sa fidélité absolue il a donné son Fils Unique, Son Bien Aimé. La joie est sainte, comme est sainte l’innocence du pur : la joie est du corps autant que de l’esprit qui tressaille d’allégresse, comme l’indique le chant de la Vierge « Magnificat anima mea Dominum et exsultavit spiritus meus in Deo salutari meo ». La joie est LE signe de la sainteté. Elle est le symbole du monde nouveau, prémices des Temps à venir. Elle anticipe sur la splendeur du corps de gloire, de la chair baptisée et donc déjà rachetée : elle est annonce et présence en nous, jusque dans ce misérable corps promis à la mort et à la putréfaction, de la Résurrection à l’œuvre en nous, déjà. Elle est le sourire de la chair et de l’âme qui rayonnent le message de salut : Il est ressuscité, Il est vivant, Il nous précède en Galilée, premier né d’entre les morts. La joie est indissociable du Mystère pascal, sinon ce n’est pas la joie. La joie est, à l’instar de l’amour chez Saint Augustin, « spirituelle jusque dans la chair, charnelle jusque dans l’esprit». Dans la joie, par la joie, nous sommes transportés (« être transporté de joie» dit le français) hors de nous-mêmes, dans le Royaume. La joie est communicative; elle est pain partagé. Nourriture pour le banquet fraternel, elle ne saurait se savourer en solitaire : elle est excès, trop plein, débordement (« joie débordante» dit justement le français). La joie est communion mais elle est aussi jeunesse : elle est printemps de l’âme et de la vie. Intemporelle jeunesse, déjà là, déjà donnée ou rendue. Car la joie efface toute larme et toute tristesse : elle est renaissance, oubli, nouveau départ. Elle ne se recourbe pas sur elle-même, mais largue les amarres et cingle vers le large, tout entière tournée vers un avenir sans passé: Autre. En cela la joie est prophétique : elle est espérance incarnée (3), c’est-à dire cette tension même de l’avenir au sein du présent, comme la chair tressaille dans l’imminence de l’enfantement. La joie en son essence est Annonciation.
Tu as raison de t’interroger sur cette joie, sur cette fulguration d’une joie inconnue, infiniment humaine et charnelle qui traverse la vie du curé d’ Ambricourt à la veille même de sa mort. Ultime regret, instinctif attachement à la vie d’une chair qui ne veut pas mourir, instant de plénitude, brèche dans la monotonie des jours sans grâce, éclaircie dans ce paysage glauque, noyé de pluie et ployant sous l’accablant fardeau du péché. Certes, le sacrifice n’eût pas été complet sans cette protestation de la chair (« Mon Dieu, mon DIeu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? » (Mat., 27:46) ), mais – et c’est là toute la profondeur, toute la justesse de la vision bernanosienne qui prend en compte l’irréductible ambivalence humaine – dans l’instant même où se libèrent les forces vives d’un homme qui connaît enfin jusqu’au tréfonds de son corps la griserie d’être jeune (4), c’est à l’éternité d’une tout autre jeunesse que son âme aspire (5), fidèle à l’esprit d’enfance, s’ouvrant dans la mort (« la mort dans l’âme»?) à la vérité du désir qui est désir de l’ Autre (6).
Aussi n’est-il pas surprenant de relever dans le texte de Bernanos la présence de symboles qui tous concourent à nous enseigner la joie: elle naît du don et du partage (7) elle est gratuité, consentement, acceptation de la rencontre (8). C’est l’offre accordée et saisie de cette promenade à moto au hasard d’un cheminement et d’une amitié inespérée. C’est la route et son vertige, l’inconnu de sa fin qui n’a pas d’importance du moment qu’on s’abandonne et fait confiance (9) C’est le corps qui parle, au-delà des mots ou en deçà, dans le silence de la jouissance. Dans la plénitude de l’être, dans cette scansion d’un temps miraculeusement suspendu.
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(1) « Journal d’un curé de campagne », Pléiade, p. 1211.
(2) Ibid., p. 1210 : «… j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine.»
(3) Ibid., p. 1212 : « Le bonheur ! Une sorte de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur.»(4)
(4) Ibid., p. 1211 : « Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. »
(5) Loc. cit. : « Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune – ah ! oui, si jeune – aussi jeune que ce triomphal matin ? »
(6) Loc. cit. : « Mon Dieu, je vous donne tout, de bon cœur. Seulement je ne sais pas donner, je donne ainsi qu’on laisse prendre. »
(7) Loc. cit. : « Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.»
(8) Journal., p. 1212 : « Parler ainsi d’une rencontre aussi banale, cela doit paraître bien sot, je le sens.» Voir aussi : VASSE, Denis, L’Autre du désir et le Dieu de la foi, Paris, Seuil, 1991, p. 10 : « … seules la rencontre et la confiance permettent de sortir de l’aliénation où nous enferment notre image et notre histoire. »
(9) Ibid., p. 1211 : « Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché... »
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Texte écrit par Jean-Louis Beylard-Ozeroff