INTRODUCTION
Dans ce travail, nous chercherons à esquisser brièvement la problématique pédagogique du document littéraire dans l’enseignement du F.L.E.
Le statut du texte dans les méthodes de langue a donné lieu, ces dernières années, à de nombreuses diatribes, en arrivant, dans certains cas, à remettre en question son utilisation même. En réalité, le texte littéraire, par ses spécificités et sa densité aussi bien au niveau du sens que de la langue, est un outil indispensable pour l’apprentissage d’une langue et la compréhension de sa culture. Il est évident que le texte littéraire peut être approché suivant d’autres chemins que ceux proposés par les méthodes traditionnelles.
A ce propos, nous considérerons ici la possibilité de « travailler » un texte littéraire à l’aide de l’analyse sémiotique. Ayant conscience de l’ampleur et de la complexité de cette approche, nous avons considéré seulement quelques-uns des aspects et des théories qui pourraient être mis en œuvre pour interpréter un texte.
Cette complexité pourrait apparaître, à première vue, une barrière pour l’emploi de cette méthode critique dans une classe de Français Langue Etrangère (FLE). Son caractère multiforme doit au contraire être considéré plutôt comme un avantage qui donne à l’enseignant la possibilité d’opérer un choix afin d’adapter l’approche du texte littéraire au niveau de langue et à la culture des apprenants.
Nous avons essayé, ensuite, d’esquisser, à l’aide de l’analyse sémiotique, une possible interprétation de quelques points de la nouvelle d’Albert Camus « La pierre qui pousse« , et d’en proposer une possible utilisation dans une classe de langue.
Ce texte est extrêmement dense et peut se prêter à des interprétations multiples et parfois même antithétiques. Nous n’avons pas l’ambition, qui serait d’ailleurs utopique, de pouvoir toucher à toutes les pistes que ce texte peut suggérer. Nous n’essayerons pas de découvrir le sens de l’œuvre, mais plutôt de proposer un possible déchiffrage du texte. « L’oeuvre ne s’arrête pas, ne se ferme pas; il s’agit moins, dès lors, d’expliquer ou même de décrire, que d’entrer dans le jeu des signifiants (1). »
LE TEXTE LITTÉRAIRE EN DIDACTIQUE DU F.L.E.
Le texte littéraire a toujours eu une grande importance dans la didactique du Français Langue Etrangère (FLE). La méthode traditionnelle, en se constituant à l’instar de l’enseignement des langues anciennes, prévoit l’utilisation d’un corpus littéraire assez consistant, qui devient souvent le prétexte à divers exercices de vocabulaire et de syntaxe.
Ces documents littéraires, sous la forme de morceaux choisis, sont aussi le point de départ d’une série de considérations qui portent plutôt sur l’histoire littéraire en général, et sur la vie de l’écrivain en particulier. Cette approche diachronique centre son attention sur l’intention signifiante de l’auteur et cherche à atteindre le sens du texte grâce à l’établissement des sources et des courants littéraires qui ont pu influencer l’œuvre de l’écrivain.
Ce type de démarche pédagogique place le texte littéraire au sommet d’une hiérarchie des moyens d’étude du français et, par conséquent, l’aborde seulement après un long et solide apprentissage de la langue. Il est évident que le fait de situer la littérature au terme des études aboutit à une sacralisation du texte. Ce genre d’approche perpétue une certaine représentation de la littérature comme modèle du bon usage de la langue et de belle écriture, qu’il faut d’abord admirer et ensuite imiter.
En réalité, cette méthode n’a pas été conçue pour des étudiants du F.L.E., mais est calquée sur la démarche utilisée dans les lycées et les collèges français, et ne considère donc pas les différences fondamentales de culture et de perception de la littérature qu’on peut trouver chez des apprenants étrangers.
En outre, cette approche donne plutôt une série de connaissances historiques autour du texte, mais elle néglige le texte en soi. Les seuls exercices lexicaux et syntaxiques n’arrivent pas à élucider les spécificités réelles de la langue littéraire.
Du point de vue de l’interprétation, il faut souligner la tendance à proposer un seul et bon sens possible, qui découle d’une certaine représentation canonique qu’on peut se faire d’un texte donné.
« LA PIERRE QUI POUSSE » : UNE APPROCHE SÉMIOTIQUE DU TEXTE (6)
« La pierre qui pousse » est la sixième et dernière nouvelle du recueil L’exil et le royaume, qui doit être considéré comme un ensemble présentant une structure unique. « Les cinq premiers récits de L’exil et le royaume étaient destinés, chacun à leur manière, à parler de l’exil » ; « La pierre qui pousse », selon le désir de Camus, devrait illustrer ce qu’il appelait « le royaume (7) ».
Cette nouvelle présente donc un statut particulier à l’intérieur du recueil. Son texte est relativement long et, comme nous l’avons remarqué, extrêmement dense. Nous trouvons néanmoins que cette œuvre, en raison même de sa variété, peut être de grand intérêt pour un travail d’analyse dans une classe de langue,
L’hlstoire est relativement simple. D’Arrast, un ingénieur français en mission au Brésil, rencontre un homme dans un village perdu au bord de la forêt amazonienne. Celui-ci, qui était coq sur un navire, a fait vœu, lors d’un naufrage, de porter une pierre de cinquante kilos sur la tête à l’occasion d’une procession religieuse. N’ayant pas la force de mener à terme cette entreprise, l’homme sera aidé par d’Arrast, qui se chargera de la pierre pour la dernière partie du parcours, Mais au dernier moment, au lieu d’amener la pierre jusqu’à l’église, l’ingénieur la portera dans les quartiers pauvres, à la maison du pénitent et la jettera « sur le feu qui rougeoyait encore » (p, 184).
L’ANALYSE SÉQUENTIELLE
Afin de mieux dégager la structure du texte et d’accéder à la compréhension des différentes stratégies mises en œuvre dans la progression du récit, on utilisera d’abord l’un des procédés typiques de l’analyse structurale, c’est-à-dire l’analyse séquentielle.
II faudra, pour ce faire, chercher à l’intérieur du texte les différents mouvements liés aux verbes et les transformations qui s’opèrent le long du récit au niveau des actions. Ces actes narratifs s’organisent en séquences, en suites apparemment ordonnées; mais cet ordre n’est ni absolu ni contraignant et il peut varier selon la « logique » utilisée.
Un des moyens pour détecter les sous-ensembles du texte est de mettre en évidence les changements de personnages, leurs « sorties » ou « entrées » dans le texte, selon ce qu’on appellera le code actoriel (code ACT). Il sera aussi possible de souligner une correspondance entre le code actoriel et le code topographique (code TOP), qui s’intéresse à l’espace à l’intérieur du récit. Les lieux n’auront, de ce fait, de signification que les uns par rapport aux autres. On considérera également, en dernier, le code chronologique (code CHR), qui s’occupe de la temporalité propre au texte. La superposition de ces différents codes peut fournir des indices fiables sur l’organisation en séquences du texte.
Il est évident qu’une segmentation plus fine et une analyse plus précise du texte est tout à fait envisageable, ainsi que l’utilisation de moyens analytiques qui peuvent être à l’origine de codes plus complexes. Ayant à l’esprit le but de cette analyse, c’est-à-dire son utilisation dans une classe de langue, un souci de simplification nous a cependant conseillé de nous limiter à l’usage de ces procédés.
1 ÈRE SÉQUENCE |
Le voyage, p. 143-150. |
Code ACT | Présentation de deux personnages : d’Arrast, l’ingénieur français, et Socrate, le chauffeur. |
Code TOP | Traversée de la forêt. |
Code CHR | Une nuit. |
2 ÈME SÉQUENCE |
Les notables d’lguape, P. 150-155. |
Code TOP | Iguape, l’hôpital où d’Arrast est hébergé, le club. |
Code CHR | Disjonction temporelle : « au petit matin » (p. 150); le jour suivant. |
Code ACT | « Entrée » de nouveaux personnages : le juge, le maire, le chef de police, les autres notables. |
3 ÈME SÉQUENCE |
Les bas-quartiers, P. 155-158. |
Code TOP | Disjonction spatiale : « Ils avaient laissé derrière eux les dernières maisons d’Iguape » (p. 155); |
code ACT | Rencontre avec les Noirs, les pauvres de la ville, le peuple. |
4 ÈME SÉQUENCE |
La pierre qui pousse, p. 158-160 |
Code TOP | Disjonction spatiale : « D’Arrast marchait déjà vers Iguape » (p. 158); le Jardin de La Fontaine dans lequel se trouve la grotte de la pierre qui pousse |
Code ACT | « Sortie de scène » des notables. Personnages : dArrast et Socrate. |
5 ÈME SÉQUENCE |
La rencontre avec le coq. p. 160-165. |
Code TOP | Disjonction spatiale : » (…) et se dirigea vers la sortie » (p. 160),’ le Jardin, promenade par la ville. |
Code ACT | « Entrée » d’un nouveau personnage : le coq. |
6 ÈME SÉQUENCE |
Retour au club. p. 165-166 |
Code TOP | « Au club où d’Arrast déjeunait« , (p. 165) |
Code ACT | « Sortie » du coq, d’Arrast retrouve les notables. |
7 ÈME SÉQUENCE |
Cérémonie de danse dans la case. p. 166-173; |
Code TOP | Les bas quartiers, la case du coq et la case de la cérémonie. |
Code CHR | Disjonction temporelle : « Le soir » (p. 166), la nuit. |
Code ACT | Le coq et les Noirs qui dansent dans la case. |
8 ÈME SÉQUENCE |
L’expulsion. p. 173-174. |
Code TOP | Disjonction spatiale : « Il s’éloigna » (p. 175); la forêt. |
Code ACT | d’Arrast seul dans la forêt. |
9 ÈME SÉQUENCE |
Le spectacle de la procession. p. 174-180 |
Code CHR | Disjonction temporelle : « Quand d’Arrast s’était réveillé » (p. 174); le matin suivant, jour de la procession |
Code TOP | Les quartiers hauts d’Iguape, l’hôpital, la maison du Juge, la mairie. |
Code ACT | D’Arrast rencontre d’abord Socrate, après quoi il observe la procession avec le Juge et le maire. |
10 ÈME SÉQUENCE |
La participation de d’Arrast, p. 180-185 |
code TOP | Disjonction spatiale : « il quitta le balcon et la pièce, dévala l’escalier et se trouva dans la rue » (p. 180); la case du coq. |
Code ACT | D’Arrast quitte les notables et se mêle à la foule; le coq, son frère, Socrate. |
Dans le cadre de cette analyse l’attention se centrera particulièrement sur la dernière séquence de la nouvelle pour essayer d’en proposer une possible interprétation. Il est évident qu’un travail semblable pourrait être envisagé pour chaque séquence de la nouvelle. De plus, une analyse comparative entre les différentes séquences pourrait se révéler extrêmement utile à la compréhension du programme narratif du récit.
Nous n’aurons malheureusement pas ici la possibilité d’approfondir toutes ces pistes de travail, qui doivent de toute manière être considérées comme de possibles orientations à donner dans une classe.
LES ÉLÉMENTS SYMBOLIQUES
Avant d’aborder l’analyse spécifique de cette dernière séquence, il faudra souligner l’importance, tout au long du récit, de la fonction symbolique de deux éléments : l’eau et la pierre.
La présence de l’eau domine en effet toute la nouvelle. Le fleuve, la mer, la pluie sont des composantes essentielles dans l’univers du récit. Le protagoniste est lui aussi lié à cet élément. Sa mission à Iguape consiste effectivement à construire une digue qui devrait éviter les inondations périodiques des bas quartiers; « commander aux eaux, dompter les fleuves, oh! le grand métier » (p. 152).
L’eau est un élément très fortement marqué dans l’univers symbolique de Camus. Elle assume des significations polyvalentes, tantôt positives, tantôt négatives.
Dans le contexte de ce récit, l’eau, dans ses différentes formes, contribue à la création d’une atmosphère lourde, presque étouffante, qui enveloppe le protagoniste et la ville toute entière. Ces eaux, qui inondent et détruisent les bas quartiers, ne sont certainement pas des eaux limpides et pures.
« Le fleuve étalait déjà largement ses eaux jaunies sur les rives basses et glissantes Mais la trouée des eaux s’élargissait rapidement entre les arbres jusqu’à une ligne indistincte, un peu plus grise que jaune, qui était la mer. » (p. 155)
Elles provoquent dans l’âme de d’Arrast une angoisse grandissante.
« Le bruit du fleuve grandissait, le continent tout entier émergeait dans la nuit et l’écœurement envahissait d’Arrast. Il lul semblait qu’il aurait voulu vomir ce pays tout entier, la tristesse de ses grands espaces, la lumière glauque des forêts et le clapotis nocturne de ses grands fleuves déserts. » (p. 173)
Le symbole de l’eau, sous son aspect négatif, s’intègre au symbolisme général de l’eau diluvienne, eau meurtrière et engloutissante.
D’autre part, cet élément est aussi fortement connoté d’une valeur positive. Source de vie, « les eaux de la mer symbolisent la somme universelle des virtualités; elle sont fons et origo, le réservoir toutes les possibilités de l’existence (8). »
L’eau est en effet dans ce récit intimement liée à la présence vigoureuse de la forêt vierge qui s’oppose au désert des cinq premières nouvelles. Elle deviendra enfin, dans la dernière séquence, l’eau vive, symbole de purification et de régénération intérieure.
De la même manière, la pierre, déjà présente dans le titre de la nouvelle, assume une double signification. Dans son acception négative, elle est le symbole de l’indifférence, de l’insensibilité, « son symbolisme, dépassant l’individu, prend aisément une dimension cosmique. L’indifférence de la pierre renvoie à l’indifférence du monde. De la confrontation de l’homme au monde naît l’absurde (9). » Cette conceptualisation du symbole de la pierre renvoie évidemment au rocher de Sisyphe et à l’absurdité de la condition humaine.
La pierre qui pousse, cette stalactite porte-bonheur, pierre vivante et miraculeuse représente par contre l’aspect positif de cet élément qui devient alors symbole de vie
« Avec le marteau, tu casses, tu casses des morceaux pour le bonheur Et puis quoi, elle pousse toujours, toujours tu casses. C’est le miracle. » (p. 159)
Ainsi la pierre sera de plus en plus caractérisée par sa valeur positive comme le symbole du renouvellement.
LA DIXIÈME SÉQUENCE : ANALYSE DU TEXTE
Les nouvelles de ce recueil, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, sont centrées sur le destin de personnages exilés, chacun à sa manière, et vivant dans l’attente ou l’espoir de retrouver le royaume.
D’Arrast est lul aussi un exilé, « là-bas, en Europe, c’était la honte et la colère ». Ici, « l’exil ou la solitude » (p. i 74). Le désespoir de cette condition se mêle, dans l’âme du protagoniste, à l’attente de quelque chose qui puisse changer sa vie.
« Il ne cessait d’attendre, en vérité, depuis un mois qu’il était arrivé dans ce pays. Si le travail qu’il était venu faire ici n’était qu’un prétexte, l’occasion d’une surprise, ou d’une rencontre qu’il n’imaginait même pas, mais qui l’aurait attendu, patiemment au bout du monde. » (p. 160)
Cette solitude qui l’envahit, « j’étais fier, maintenant je suis seul » (p. 165), cette incapacité dialler vers liAutre sera dépassée dans la dernière séquence grâce à son choix « solidaire ».
Au début de la séquence, on relève déjà une opposition symbolique significative au niveau du code topographique.
D’Arrast, assis au milieu des notables à la mairie, quitte ce lieu du pouvoir institutionnel pour se plonger au milieu de la foule, « sans s’excuser il quitta le balcon et la pièce, dévala l’escalier et se trouva dans la rue » (p. 180). Il faut souligner ici l’opposition entre le haut, le balcon de la mairie, symbole du pouvoir et de la culture occidentale, connoté négativement et le bas, la rue, la foule, lié à la nature et à la spontanéité et chargé d’une valeur positive.
Le protagoniste fait à ce moment un choix qui le pousse vers la spontanéité, vers l’Autre, le coq qui souffre « immobile sous sa charge, il tremblait de tout son corps » (p. 181). Cette image du coq souffrant sous le poids de la pierre renvoie à la « via crucis » où le Christ a souffert sa passion. De la même manière que le Christ avait été aidé à porter sa charge :
« Pendant qu’ils l’emmenaient, ils arrêtèrent un nommé Simon de Cyrène, qui revenait des champs; et ils le chargèrent de la croix, pour qu’il la portât derrière Jésus. » (Luc 23:26)
Ainsi, d’Arrast se chargera du poids de la pierre :
« Il fit signe aux autres de l’élever et la chargea presque sans effort » (p. 183)
L’ouverture de d’Arrast, sa disponibilité envers l’Autre est ultérieurement soulignée par le symbolisme de la main. Au début de cette séquence, la main établit un contact fort entre les deux personnages :
« ll posa sur le dos du coq une main devenue légère et marcha près de lui. » (P. 181)
Et plus bas :
« D’Arrast, penché sur celui-ci, nettoyait de sa main l’épaule souillée de sang. » (p. 182)
Ce geste établit un contact profond entre ces deux hommes et « il est caractéristique des héros camusiens dans leurs rapports d’amitié ou d’amour (10). » Il est possible d’opposer à ce comportement l’attitude de d’Arrast dans un passage précédent :
« Mais le coq retenait en même temps la main de d’Arrast. Et d’Arrast dégagea sa main brusquement. » (p. 164)
Cette opposition met bien en valeur le changement radical qui est en train de s’opérer dans l’esprit du protagoniste.
D’Arrast, chargé de la pierre, poursuivra d’abord le chemin du coq mais, au dernier moment, il tournera le dos à l’église. Il est nécessaire de souligner qu’au niveau du champ sémantique, le mot « église » reviendra, dans ce passage de manière presque obsessive :
- « jusqu’à l’église »
- « il vit l’église »
- « … se détourna du chemin de l’église »
- « derrière lui le chemin de l’église »
- « A l’église, à l’église » (P. 183)
L’église est le lieu de la religion comme institution, comme contrainte, comme pouvoir culturel imposé par l’Occident.
Cette église « avec ses murs crépis, sa dizaine de marches peintes à la chaux bleue, ses deux tours bleu et or » (p. 177) est une pierre travaillée par l’homme et s’oppose à la pierre brute que d’Arrast porte sur la tête. On remarque que « la pierre brute descend du ciel (…) La pierre taillée n’est en effet qu’œuvre humaine; elle désacralise l’Œuvre de Dieu, elle symbolise l’action humaine substituée à l’énergie créatrice. La pierre brute était aussi symbole de la liberté; la pierre taillée de servitude et de ténèbres (11). » Cette pierre taillée, l’église, symbolise donc la corruption culturelle opérée par l’homme, en contraste avec la pierre brute, liée à l’innocence primitive de l’être humain.
Le choix de d’Arrast est contraire alors à cette religion contraignante qui enferme les énergies vitales de l’homme. Dans cette nouvelle sont en effet opposées deux différentes manières de vivre la religion et la foi.
D’un côté, l’église, l’Occident où règnent « la honte et la colère« , conçoit la religion comme une pratique qui ne participe pas de la joie de vivre :
« Chez toi, c’est la messe seulement. Personne ne danse. » (p. 175)
A cela s’oppose la foi vécue par les Noirs comme joie, comme énergie et plaisir :
« Mais cette nuit, on danse et on prie, dans la grande case. C’est la fête pour Saint Georges. » (P. 162)
En encore :
« Oh! oui j’aime. Et puis il y a les cigares, les saints, les femmes. On oublie tout, on n’obéit plus. » (p. 163)
Cette façon de vivre la religion est liberté, est joie; prier, c’est danser, c’est la sensualité et la vie qui explosent. Il n’y a pas dans cette conception religieuse le sens de la culpabilité tellement typique de la religion occidentale.
D’Arrast, au début, est incapable de participer à cette danse; « les muscles noués par sa longue danse immobile, étouffé par son propre mutisme » (p. 171). Une telle attitude le fait s’exclure de la communauté « dansante », « ils ne veulent pas que tu restes maintenant. » (p. 173)
Son incapacité à comprendre, à danser, à aimer, à être parmi les autres, l’oblige encore à l’exil :
» – Reste avec nous Monsieur d’Arrast, Je t’aime.
– Je voudrais bien, Socrate, mais je ne sais pas danser. » (P. 175)
L’acceptation de l’autre, l’effort commun qui lie d’Arrast au coq dans cette épreuve douloureuse lui permet de se libérer des contraintes du pouvoir religieux et de l’ordre établi. D’Arrast dépassera sa solitude pour accéder à une « religion nouvelle » faite de joie et d’amour pour l’autre.
L.a case où le protagoniste amène la pierre devient le symbole de cette libération. La pierre, jetée « sur le feu qui rougeoyait encore« , et « recouverte de cendre et de terre » (p. 184) devient l’autel de cette nouvelle foi. Celle-ci, qui comme le phénix renaît des cendres de la vieille religion, ne descend pas du ciel mais trouve ses racines dans « la terre », dans la solidarité entre homme et homme.
Cette découverte remplit d’Arrast « d’une joie obscure et haletante qu’il ne pouvait pas nommer. » (p. 184) Cet homme, d’abord isolé dans un univers inconnu, accède à une fraternité où sa vie recommence.
On retrouvera ici l’eau comme symbole de vie et de bonheur :
« (…) et le bruit des eaux l’emplissait d’un bonheur tumultueux. » (p. 185)
Cette eau vive et jaillissante renvoie ou texte de l’Évangile de Jean :
« Celui qui aura bu l’eau que Moi je lui donnerai, n’aura plus soif, pour toujours; mieux, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau bondissante vers une vie sans fin. » (Jean 4: 13-15)
D’Arrast a enfin retrouvé le « royaume » perdu de la communication avec soi-même, avec l’Autre, avec le monde. Cette ouverture, cet amour qui le porte vers les autres, sera récompensé par son acceptation, comme membre à part entière, au sein de la communauté des hommes :
« Assieds-toi avec nous. » (p. 185)
CONCLUSION
Cette brève analyse a essayé de montrer la nécessité d’approcher le texte littéraire dans la classe de langue non pas comme le lieu sacré où la langue atteint son plus haut niveau, mais plutôt comme l’objet d’une production langagière qui vise à communiquer, à produire du sens.
Une telle démystification ne détruit pas le texte mais, au contraire, permet de l’aborder de manière plus libre et plus profonde. Le texte s’ouvre alors au lecteur qui, à travers son interprétation, l’actualise et le rend vivant.
La sémiotique propose aux enseignants et aux apprenants une série d’outils qui ont pour fonction d’éclairer le complexe travail de la langue dans un texte. Il est évident que ce type d’analyse est un des procédés possibles qui peuvent être utilisés dans une classe; mais ce serait une erreur de le sacraliser en le considérant comme l’unique, le vrai.
Cette approche a néanmoins le grand avantage de proposer une nouvelle vision sur les possibilités d’utilisation du document littéraire dans une visée pédagogique; « le point de vue sémiotique permet, à sa manière, de briser l’encadrement: texte sacralisé / texte à exercices de langue; de penser le texte littéraire comme un discours où le langage manifeste ses possibilités, de manière plus aiguë, plus visible que dans et par tout autre texte (12). »
Lire un texte littéraire signifiera, à ce point, détecter de quelle manière la langue travaille pour produire des sens multiples.
***
NOTES
(1) Roland BARTHES, Théorie du texte, Encyclopaedia Universalis, 1989, vol. 22, p. 374.
(2) Jean PEYTARD (1986), Didactiquen sémiotique, linguistique, in Syntagmes 3, Paris, p. 247.
(3) P. de BIASI, Théorie de l’intertextualité, Encyclopaedia Universalis, 1989, vol. 12, p. 514.
(4) M. EIGELDINGER,(1987), Mythologie et intertextualité, Genève, éd. Slatkine, p. 11.
(5) P. de BIASI, op. cit., p. 515.
(6) Pour toutes les citations de « La Pierre qui pousse » on se référera à L’Exil et le Royaume, Paris, Gallimard, 1991, Collection « Folio ».
(7) Alain COSTES, (1973), Albert Camus ou la parole manquante, Paris, Payot, p. 212.
(8) Mircea ELIADE, Image et symbole, p. 199, cité par J. GASSIN (1981), L’univers symbolique d’Albert Camus, Paris, Librairie Minard.
(9) J. GASSIN, L’univers symbolique d’Albert Camus, Paris, Librairie Minard, 1981, p. 49.
(10) Ibid., p. 44.
(11) Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, p. 751.
(12) J. PEYTARD, op. cit., p. 202.
***
BIBLIOGRAPHIE
ADAM, J.M., Le récit, Paris, P.U.F., Collection « Que Sais-je? », 1984.
BARTHES, R. Entretien publié par « Les nouvelles littéraires » du 5 mars 1970.
BARTHES, R., « Théorie du texte« , in Encyclopaedia Universalis, vol. 22, p. 370-374, 1989.
BESSE, H., « Éléments pour une didactique des documents littéraires », in PEYTAR, J. et alii, Littérature et classe de langue, Paris, Hatier-Crédif, Collection LAL.
CHEVALIER, J., Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1987.
COSTE, A., Albert Camus ou la parole manquante, Paris, Payot, Collection SH.
DE BIASI, P.M., « Théorie de l’intertextualité » , in Encyclopaedia Universalis, vol. 12, pp. 514-516, 1989.
DOLTO , F. et SEVERIN, G., L’Évangile au risque de la psychanalyse, Paris, J. P. Delarge, tome Il, 1977.
DURAND, G., « Symbolisme des eaux« , in Encyclopaedia Universalis, vol. 9, p. 815818, 1989.
EIGELDINGER, M., Mythologie et intertextualité, Genève, éd. Slatkine, 1987.
GASSIN, J., L’univers symbolique d’Albert Camus, Paris, Librairie Minard, 1981.
GAY-CROSIER, R. et LEVI-VALENSI, J., dir., Albert Camus : œuvre fermée, œuvre ouverte ?, Paris, Gallimard, Cahiers Albert Camus 5, 1982.
PEYTARD, J., « Didactique, sémiotique, linguistique« , in Syntagmes 3, Paris, 1986.
VASSE, D., Le poids du réel, la souffrance, Paris, Seuil, 1983.
***
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
LA SÉMIOTIQUE LITTÉRAIRE :
UNE NOUVELLE POSSIBILITÉ DANS LA CLASSE DE LANGUE
« LA PIERRE QUI POUSSE » :
UNE APPROCHE SÉMIOTIQUE DU TEXTE
- L’ANALYSE SÉQUENTIELLE
- LE DÉCOUPAGE EN SÉQUENCES
- LES ELEMENTS SYMBOLIQUES
- LA DIXIEME SEQUENCE : ANALYSE DU TEXTE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par Mme Maria Alba FERRARI dans le cadre du Séminaire d’introduction à l’analyse sémiotique pour l’obtention du
Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE)
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff