INTRODUCTION
« Aucun texte ne peut être interprété selon l’utopie d’un sens autorisé défini, original et final. Le langage dit toujours quelque chose de plus que son inaccessible sens littéral, lequel est déjà perdu dès le début de l’émission textuelle. »
Umberto Eco. « Les limites de l’interprétation ».
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J’ai choisi, pour ce travail, les deux derniers chapitres de « L’Illusion Lyrique« , qui correspondent à la fin de « L’Organisation de l’Apocalypse« . Ils forment une unité que, pour simplifier, j’ai nommée « les condamnés à mort ». Cette fragmentation ou séparation artificielle est la seule manière de pouvoir cibler un cas, une problématique, car « L’Espoir » est une espèce de forêt pleine d’épisodes, de personnages, d’aventures et de thèmes, difficile à analyser dans toute sa globalité et complexité. On pourrait essayer, néanmoins, d’en prendre un morceau, comme si le roman était un gâteau, pour voir comment l’analyse de ce morceau nous aiderait à mieux comprendre la totalité de l’oeuvre. Est-ce possible? Car il est vrai qu’un roman n’étant pas un gâteau, on ne comprend donc pas forcément sa totalité en analysant de près une de ses parties…
Mon intention est loin de vouloir saisir le sens définitif des textes choisis, ce qui serait une entreprise, à mon avis, impossible. Je veux plutôt me laisser porter, seule avec mon « intentio operis« , avec ma subjectivité, et avec tous les défauts propres à une telle démarche. La distance qui sépare l’intention de l’auteur, celle du texte et celle du lecteur m’intrigue et me fascine à la fois. L’important serait plutôt d’apprendre à distinguer les différences, à l’intérieur et à l’extérieur du texte.
Pourquoi « les condamnés à mort »? Le thème de la mort est présent dans toute l’oeuvre de Malraux, et aussi dans celles de ses contemporains : Sartre, Camus, Bernanos. La mort comme destin final de toute vie; l’homme impuissant face à l’absurdité d’un pareil destin. Chacun essaie de trouver une réponse : pourquoi ? à quoi bon? que faire? Trouver un sens, une direction au milieu de la triste ironie de la vie. Dans « L’Espoir« , les personnages sont constamment en face de leur destin ultime, puisque ils sont dans un contexte de guerre civile. Mais, dans le cas particulier des « condamnés à mort », les personnages sont conscients de leur sort d’une manière radicalement différente, car ils n’ont plus recours à la « drogue » de l’action pour échapper à la certitude de leur mort.
Les condamnés « ne pensent qu’à la mort« . Cette situation limite oblige les personnages à agir autrement que quand ils étaient dans le combat contre les fascistes ou quand ils vivaient simplement, avant la guerre. L’action implique apparemment, l’oubli de la mort.
« L’Espoir » est sans doute le récit d’un moment de la guerre d’Espagne, mais il est aussi le récit de la lutte de l’espoir humain pour surmonter un destin auquel l’homme n’échappera jamais. Tant l’espoir que la mort sont inévitables, car tous deux sont liés à l’existence des êtres humains.
LES CONDAMNES A MORT :
– Du début du CHAPITRE IX jusqu’à la fin du CHAPITRE X : L’INVERSION D’UN DESTIN ABSURDE
« Dans la cour de la prison de Tolède, un type se mit à hurler. C’était très rare« .
Le chapitre IX de « l’Exercice de l’Apocalypse » commence par situer l’action, avec très peu de mots, dans un espace topologique et thématique précis : la prison, avec tout ce qu’elle peut impliquer dans un contexte de guerre civile. Et dans la prison, espace d’enfermement, la cour, endroit où les prisonniers ont une marge de liberté moins réduite que dans les cellules. Mais la cour peut être aussi le lieu ou l’on fusille. C’est dans cet espace qu’un « type » non pas un homme, ni un révolutionnaire ou un prisonnier – se mit à hurler, au milieu du silence habituel.
Le silence est un signe d’humanité, dans la mesure où il implique une certaine maîtrise de soi, de la peur, du sentiment d’impuissance, d’injustice et d’absurdité. Le silence qui règne dans la prison ne correspond pas à une absence d’envie ou de besoin de parler, il est plutôt le résultat d’un choix, une preuve de contrôle de soi et/ou de désespoir.
« Selon les traditions, il y eut un silence avant la création; il y aura silence à la fin des temps. Le silence enveloppe les grands événements, le mutisme les cache… » (1)
Les révolutionnaires se taisent parce qu’ils « sont révolutionnaires« , c’est-à-dire que c’est là leur façon de continuer leur résistance en exprimant leur désaccord et leur révolte. C’est un signe de courage et de dignité, de la virilité tant admirée par Malraux, dans l’une de ces plus hautes manifestations. Ce silence appartient au monde de l’action, et non à celui de la passivité ou de la lassitude. Il existe pourtant un autre silence, celui des « prisonniers sages« , ceux qui s’étaient crus révolutionnaires mais qui ont découvert devant la mort « qu’ils ne tenaient qu’à la vie, n’importe quelle vie« . C’est le silence des hommes qui ont encore l’espoir de sortir vivants de la prison, ce qui impliquerait le renoncement aux valeurs de leur lutte, l’acceptation de l’échec, la trahison, l’humiliation. Peut-on juger des hommes parce qu’ils sont incapables de renoncer à l’instinct propre à tout être vivant, l’instinct de survie?
Indirectement, Malraux fait le portrait des républicains : ceux qui étaient vraiment engagés dans la lutte contre le fascisme, prêts à « mourir pour des idées« , et ceux qui ont participé à l’illusion lyrique peut-être par hasard, parce que « tout homme a besoin de trouver un jour son lyrisme« , sans pourtant être prêt à donner sa vie pour la cause.
Il y avait aussi ceux qui « n’avaient plus même envie de crier« , les fatigués, ceux qui avaient perdu tout espoir. Pour eux, le silence n’est pas actif, il est plus près du mutisme, avec une charge clairement négative. Les trois attitudes aboutissent, toutefois, au même effet : le silence dans la cour de la prison de Tolède. Silence rompu par un « type« , un individu isolé, qui hurle son désaccord, son innocence. Et l’on se pose la question : comment rester innocent au milieu d’une guerre civile ?
Trois niveaux du même phénomène : silence, cri, hurlement, suffisent pour établir une gradation dans l’humanité des condamnés, du degré le plus haut (l’homme héros) au plus bas (l’homme animal).
Malraux insiste sur l’isolement du « type » qui gueule son mécontentement par rapport à la communauté des hommes qui se taisent. II « gueule » et « vocifère » son statut de petit homme innocent, simple fonctionnaire, étranger à tout engagement politique. Il tape de toute sa force sur le veston de lustrine qui l’a condamné à mourir, essayant vainement de chasser son destin comme de la poussière. Cet homme ne comprend pas pourquoi la marque laissée sur l’épaule de son veston par la courroie de sa sacoche de receveur ait pu être prise pour la trace du fusil d’un révolutionnaire ! Un tel acharnement ne peut qu’apparaître comme absurde, puisqu’il suppose, de la part des fascistes, une notion de justice que Malraux – au moins dans « L’Espoir » – n’envisage jamais.
Les signes d’altruisme et d’humanité sont monopolisés par « les bons » – ils ne viennent jamais – ou très rarement – de la part des « méchants« . Le receveur est donc victime d’un malentendu, comme un héros de Sartre ou de Camus, et il exhibe la preuve physique de son innocence avec l’espoir de sauver sa pauvre peau.
« Mais regardez l’épaule, au moins ! Ca fait un bleu, le fusil, bon Dieu ! Est-ce que j’ai un bleu? Puisque je vous dis que je suis receveur de tramway! »
Malentendu grave, car, en outre, ce pauvre homme manifeste clairement son refus de toute participation au conflit qui déchire et détruit son pays :
« Je m’en fous, moi, de votre politique d’enfants de putains »
Malheureusement pour lui, cette « désolidarisation » n’a pas d’effet, parce qu’aucun homme n’a le droit de rester innocent. Le fait d’exister implique déjà un choix : être d’un côté ou de l’autre de la barrière. Le neutre n’existe pas et, dans une guerre, même les enfants se trouvent rangés en deux catégories antagoniques : amis ou ennemis.
Le receveur de tramway est seul à rompre le silence dans la cour parce qu’il est le seul à concevoir et à défendre la possibilité d’être innocent. Mais révolutionnaires, prisonniers et fascistes sont d’accord sur un point : personne n’est innocent, chacun doit assumer son destin de vainqueur ou de vaincu.
Hernandez, notre narrateur, voit – à travers la grille de sa cellule – comment deux gardiens vont chercher finalement l’agitateur « plutôt pour la cellule que pour la libération ». L’intervention des fascistes lui semble dans la logique des choses, car il sait que dans le monde militaire « il faut de l’ordre » à tout prix.
FIN DU CHAPITRE X: LA TRANSFORMATION, LA REVOLTE, LA MAITRISE DE SON DESTIN, LA VICTOIRE …
(Ce chapitre commence aussi par situer l’action dans un espace précis : les rues de Tolède. Les prisonniers sont attachés deux par deux et marchent, comme un « troupeau« , vers l’endroit où ils seront fusillés. Ils sont conduits jusqu’à un terrain qui monte légèrement, devant lequel il y a un trou dont Hernandez ne voit pas la profondeur. A droite, les prisonniers ; en face, les militaires.
« D’apparence, les prisonniers ne sont pas plus gênés de mourir que les Maures et les Phalangistes d’avoir à les tuer »
La fin du chapitre coïncide avec la fin des « condamnés à mort » et de « L’Illusion Lyrique », la fin de l’espoir aussi ?
Hernandez est le témoin de la mort de ses compagnons, en attendant sa propre mort. Le chiffre trois est très important car les prisonniers sont rangés en groupes de trois, et le chiffre est répété plusieurs fois : l’un des trois, les trois suivants, les trois prisonniers, les trois hommes, trois autres. Le nombre trois est la seule distinction qui persiste dans le groupe de condamnés, plus rien ne les sépare, tout les unit. La proximité de leur mort joue une fonction homogénéisante : les hommes n’étant plus séparés comme au début de chapitre IX. Même le receveur de tramway appartient à un groupe d’hommes, dont il n’est qu’un élément ; et le soleil brille intensément sur la marque luisante de son épaule droite, comme pour nous rappeler que c’est cette marque qui est la cause de sa présence dans le groupe des condamnés. Le soleil est sans pitié. Il veut faire ressortir ce trait, comme une cicatrice, un tatouage, une marque indélébile qui accompagnera son homme jusqu’à la mort.
Les condamnés ne sont plus entre les murs de la prison, où quelques-uns avaient encore l’espoir de sauver leur vie. Ils sont maintenant dans un espace ouvert (ironie suprême, puisque leur destin est presque fermé !) où le soleil brille et où la terre, ouverte, les attend. Hernandez et le receveur, personnages-cellules (parce que l’un était dans une cellule, et l’autre y était conduit ; l’un était séparé du groupe par sa qualité d’observateur, de témoin, l’autre parce qu’il se croyait innocent) font partie du groupe. Le petit receveur ne proteste plus et se laisse placer comme les autres, en silence.
Mais ce personnage a une note a régler. Il a agi comme un lâche, au moins aux yeux des autres, et il profitera des dernières minutes de sa vie pour mettre au clair sa situation, vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de ses compagnons, dans la mort. Encore une fois, l’individu se distinguera de son entourage et marquera sa différence, mais cette fois cette différence sera un exemple à suivre et non à mépriser.
Avant, c’était un cri : signe d’animalité, d’impuissance, d’ignorance, de manque de dignité. Maintenant, c’est un geste : le salut du Front Populaire, le symbole de la lutte des révolutionnaires, le signe silencieux mais clair d’un changement d’attitude, d’une prise de conscience.
Le temps semble s’arrêter pour quelques instants. Hernandez, comme s’il était l’objectif d’une caméra, fixe son regard sur la main » dont les doigts seront avant une minute crispés dans la terre ». L’action du « petit homme chétif », si inattendue, provoque même de la part du peloton d’exécution un moment d’hésitation. Leur doute n’obéit pas à une soudaine sympathie pour le geste courageux de la victime, mais plutôt à une confusion en face d’un manquement à l’ordre.
« ..il attend qu’on ramène ce prisonnier à l’ordre – à l’ordre des vaincus, en attendant celui des morts. »
Le concept d’ordre revient une fois encore. Toujours comme une obsession du monde fasciste et militaire. II faut de l’ordre partout et en tout. Dans la prison, chez les vaincus et chez les morts.
Quand les « ordonnateurs » s’approchent, le receveur les regarde en silence. Plus jamais il ne se trahira par un cri. Il n’attend plus rien, mais il ne cesse pas pour autant de haïr profondément ceux qui vont le sacrifier. Le malentendu persiste, c’est simplement qu’il a choisi de donner un sens à sa mort. Ce que ses lèvres taisent, son geste le dit : il ne se laissera pas fusiller pour rien, il fera sienne la lutte de tous ses compagnons. Personne ne doit mourir à cause de l’absurde présence d’une marque sur l’épaule de sa veste. Il mourra en faisant sien le signe – et donc tout ce qu’il représente – de la lutte pour la défense de la République légitime d’Espagne. Le receveur partage alors, non seulement le sort du groupe des condamnés et leur silence, il partage désormais leur lutte. Et il meurt ainsi.
« Les trois suivants vont se placer seuls devant la fosse : le poing levé. »
Il leur a montré la manière d’être unis autour de leur propre mort, d’exercer une dernière pression sur leurs bourreaux, d’être actifs jusque dans l’acte d’aller se placer en silence devant la fosse et d’attendre les coups de feu. Son acte est devenu un exemple.
« Les trois prisonniers haussent les épaules, sous leur poing en l’air. »
L’épaule joue un rôle très important dans ces fragments de l’épisode des « condamnés à mort ». Déjà, au début, le receveur insiste sur la preuve flagrante de son innocence : l’absence d’un bleu sur son épaule. Vers la fin, le soleil « brille sur l’étoffe luisante de son épaule droite », et les trois prisonniers qui le suivent haussent leurs épaules. Pourquoi cette insistance ? « Les épaules signifient la puissance, la force de réalisation ». J’ignore si Malraux était conscient de cette symbolique de l’épaule, mais, sans en tenir compte, on peut néanmoins remarquer l’intention de transformer un élément conflictuel en élément positif. Le geste du prisonnier va vers le haut, tandis qu’un officier se baisse pour rattacher les lacets de ses souliers. Les condamnés s’élèvent par un acte physique et symbolique qui signifie liberté, fraternité ; le fasciste s’incline, prisonnier des bassesses quotidiennes, dépourvu de dignité et de poésie (servitude humaine). Finalement, l’officier hausse aussi les épaules – signe de résignation, parce que les victimes refusent de revenir à l’ordre – et commande le feu. Victimes et bourreaux haussent les épaules…Le même geste prend des significations opposées, tout dépend de qui le fait.
Hernandez, le narrateur, le témoin, est l’un des trois prisonniers suivants à monter pour être fusillé. L’odeur d’acier chaud (culturel) et de terre remuée (naturel) accompagnent ses derniers instants. Des hommes lui donneront la mort, la terre l’accueillera dans ses entrailles.
L’apocalypse a commencé. Les justes son éliminés. Il n’y a plus d’espace ni d’espoir pour l’illusion. A partir de ce moment, la seule forme de résistance possible consiste à donner un sens à l’inévitable échec, la mort.
LE CHOIX D’HERNANDEZ, LE LUCIDE, LE DESESPERE
Au début du chapitre X, Hernandez se retrouve « une fois de plus » dans les rues de Tolède. Les prisonniers sont attachés deux par deux ; le « troupeau » marche. Hernandez regarde les gens dans la rue : deux petites filles, une vieille femme, des officiers fascistes dans une voiture, une autre femme, un homme. Il observe les vivants, en se disant qu’eux aussi mourront certainement un jour. L’être humain est destiné à mourir, mais dans la rue, les petites filles, les femmes, l’homme et les officiers semblent l’ignorer ou l’oublier.
Hernandez, lui, marche, attaché au milieu d’un groupe qui suit comme un troupeau qui avance vers la mort. Et il sent que la conscience de sa propre mort le fait déjà se séparer du monde des vivants. Il faut oublier la mort pour vivre ou, du moins, ne pas penser à elle. Or, les condamnés ne peuvent pas penser à autre chose.
« Mais l’ennui l’obligeait à penser, et les condamnés ne pensent qu’à la mort. »
« Tous mourront », répète Hernandez, sauf les Maures qui conduisent le troupeau, car, pour les victimes, leurs tueurs sont en dehors de la vie et de la mort. Ils ne sont plus des êtres humains, mais l’instrument du destin. Ils ne se rangent pas dans la catégorie des hommes. S’ils étaient humains, comment pourraient-ils commettre ces crimes ? Le regard d’Hernandez-condamné-à-mort est sans doute très différent de celui d’un Hernandez ignorant de la date et de la forme de sa mort. C’est un regard distant et ironique, détaché. Celui d’un homme qui a peut-être complètement intégré l’idée de la mort dans sa tête et dans son corps.
Soudain, une dernière chance d’échapper vivant se présente : « Lame gillette. Serre-toi ». Quatre mots qui veulent dire espoir, possibilité d’agir, de couper les cordes qui le lient à la mort ; pouvoir courir, se sauver, changer son destin. Ou peut-être, mourir. Mais mourir en courant, en mouvement, en action, dans une course vers la liberté. Pour Hernandez, le rêve de presque tout condamné devient une réalité Pourquoi refuse-t-il de s’enfuir comme le fait son compagnon à la barbe dure ? Une grande fatigue l’empêche de faire le saut.
« Il est exténué, et aussi de la vie. Encore courir, encore… »
Jusqu’à ce moment-là, les révolutionnaires ont toujours privilégié l’action. Une action souvent absurde puisque aveugle. Ils se sont battus jusqu’au bout de leurs forces. Hernandez décide maintenant d’abandonner la lutte, de se donner à la mort. S’agit-il d’une espèce de suicide ? Son rejet de la possibilité de s’échapper équivaut à un choix de mort, et donc à une transformation de sa condamnation, puisque c’est maintenant lui qui décide de mourir. Mais, en même temps, on peut penser que c’est précisément sa condamnation qui l’oblige à voir la vie autrement, avec une lucidité amère qui le fait choisir la mort.
Hernandez est l’un des premiers personnages sans espoir. II est donc logique que « L’Illusion Lyrique » finisse par son exécution.
L’ironie et l’absurde sont très poignants dans cet épisode. Pourquoi le seul homme armé d’une lame gillette – et donc en mesure de s’échapper – devait-il se trouver attaché au seul homme, peut-être, qui ne voudrait pas s’échapper ? Une chance de vie perdue, jetée à la poubelle…
L’homme désespéré, Hernandez, ne cherche pas dans la drogue de l’action le remède à son désespoir. Les principes pour lesquels il s’est battu n’ont plus de poids et il a choisi la mort avant même de mourir. Il a été tué avant, dans sa cellule peut-être, ou dans une rue de Tolède. Hernandez a la possibilité de « dire non » à la vie. Il la saisit et, ainsi, s’approprie sa mort. II se situe au-dessus des êtres vivants qui ne peuvent que choisir la vie, n’importe quelle vie. Il a transformé la condamnation des fascistes en une auto-condamnation, en une élection, en un libre choix. Il rentre alors, dans la logique du héros malrucien, comme le receveur du tramway. Ce sont des personnages qui, en face d’une situation limite comme celle de la mort, réussissent à lui donner un sens. L’espoir n’a peut-être pas disparu complètement, mais il prend une autre forme : la seule chose qu’on a le droit d’espérer, c’est, justement, de trouver une manière d’inverser le sens de sa propre mort.
LA CERTITUDE DE LA MORT
Pour ceux qui se trouvent condamnés, la mort n’est plus une image lointaine. Dans « L’Espoir« , c’est le cas précis des prisonniers des fascistes pendant la Guerre d’Espagne, mais ce problème (cette réalité) est universelle, même si elle se présente sous diverses formes. La maladie, l’âge avancé, n’en sont que des exemples limités. Le fait de savoir la fin proche et inévitable (vivant et en pleine santé, l’on agit comme si l’on était immortel) provoque un profond changement, un bouleversement. Les condamnés deviennent plutôt des observateurs de la vie qui semble passer « à côté » d’eux, et leurs priorités se transforment. L’essentiel devient évident. Pour Hernandez, c’est l’absurdité profonde de l’existence humaine et de la lutte inégale dans une guerre déjà perdue. La contradiction réside entre le désir naturel de vivre et la condamnation, tout aussi naturelle, à mourir. Pour le receveur de tramway, c’est réaliser que personne n’est complètement innocent, parce que personne n’est vraiment seul.
Ce dernier renonce à son désir d’être en marge du bien et du mal pour partager avec le reste des condamnés non seulement leur sort, mais aussi les raisons de ce sort. L’exemple du petit homme « noir comme une olive » montre comment un individu peut se transformer face à une situation extrême, et nous surprendre. Chacun a donc la possibilité de tordre le bras au destin, de devenir un héros. Il reste, alors, de l’espoir. De l’espoir en l’homme qui est capable d’accomplir des actes qui le dépouillent définitivement de son côté animal, qui le font monter plus haut dans l’échelle des valeurs et vaincre, d’une manière subtile, la mort. Malraux ne cessera jamais de porter témoignage de cette capacité de l’homme, qui le fascine. Et il sera toujours présent là où il aura l’impression que l’espoir prend forme, et qu’il risque de devenir réalité .
LES TROIS INTENTIONS
- CELLE DE L’AUTEUR
« De tous ses romans, « L’Espoir » (qu’il termina vers la fin de septembre 1937) est le plus long, le plus riche, le plus varié et le plus dense. C’est aussi le plus inégal et par endroits, le plus mal écrit. Défauts dûs à l’impatience de l’auteur, qui avait un dur message à faire passer et se souciait peu de la perfection du style et de « l’objectivité« . »
Selon C. Cate (« Malraux« , biographie, Flammarion, 1994), Malraux était surtout intéressé à porter un témoignage sur son expérience en Espagne le plus vite possible pour pouvoir procurer des aides importantes à la cause républicaine. Il avait donc un but très précis, attaché à la réalité et aux besoins du moment.
« Vous n’avez donc pas compris qu’une des raisons qui me retenait en Espagne, c’était le désir de fuir ma maison ! »
Ce qui est fascinant dans le procès de création d’une oeuvre, c’est – pour moi – le mystère. On ne pourra jamais savoir quelle était la véritable intention de l’auteur. On ne peut qu’avancer des hypothèses et être conscients de la complexité de ce procès. En même temps, l’intention de l’auteur (qui peut démythifier ou mythifier une oeuvre) reste accessoire à l’oeuvre d’art : elle peut enrichir notre lecture, mais il n’est pas nécessaire de la connaître. C’est l’anecdote, le drame, et souvent l’ironie : la distance entre l’oeuvre achevée et l’homme qui la révèle.
- CELLE DU TEXTE
« Entre l’inaccessible intention de l’auteur et la discutable intention du lecteur, il y a l’intention transparente du texte qui refuse une interprétation inacceptable. » (1)
Le contexte historique qui a rendu possible la création de « L’Espoir » a beaucoup changé. Tout a été bouleversé avec le passage du temps, un temps qui est loin d’être anodin. Le monde a changé après la Seconde Guerre Mondiale, l’holocauste, la bombe atomique, qui ont emporté non seulement beaucoup de vies mais aussi des principes, des idées. La « chute du communisme » a fini de déstabiliser notre faible paradigme moral et idéologique. « L’Espoir, » le texte, reste tel qu’il a été écrit en 1937. Le lecteur peut toujours se reporter à ce texte. Est-ce qu’il lira la même chose aujourd’hui que celui qui l’a lu pendant le conflit en Espagne ? Les mots sont pourtant toujours les mêmes. Mais parce que ce sont des mots, on serait tentés de leur faire dire presque n’importe quoi, en les coupant de leur contexte, en les mettant en relation les uns avec les autres selon notre bon vouloir (pas toujours innocent…). Le texte doit être respecté, et il est très difficile de déterminer les limites qui devraient gérer son interprétation. Le structuralisme offre une réponse à ce problème. Mais est-ce que les textes ont été faits pour être analysés comme des pièces de « lego » ?
- CELLE DU LECTEUR
« Souvent, les textes disent beaucoup plus que ce que leurs auteurs entendaient dire, mais moins que ce que beaucoup de lecteurs incontinents voudraient qu’ils disent. » (2.)
Le lecteur commun (pas le sémioticien !) ne peut pas se couper du contexte et de sa subjectivité au moment de lire, et donc d’interpréter. Il ne peut qu’essayer d’être conscient de la pression que ses éléments exercent sur son interprétation. Umberto Eco fait, à ce propos, une différence entre l’interprétation d’un texte et son utilisation. Le lecteur idéal serait celui qui, malgré l’inévitable poids de sa subjectivité, essaierait de s’ouvrir au texte, de laisser passer cette « intention transparente » qui refuse une interprétation trop éloignée de son « vrai » sens (s’il existe).
II ne confondrait jamais son envie d’utiliser le texte avec ce que le texte laisse interpréter.
La lecture d’un texte se fera toujours comme une combinaison de ces trois intentions. Chacune est mystérieuse et ouverte à de nouvelles interprétations, car nous ne pouvons que rarement les séparer complètement.
UN DERNIER MOT
Au début de ce travail, j’étais découragée parce que je ne voyais pas l’intérêt de prendre un morceau de texte et d’essayer de l’interpréter, de le presser comme un citron pour en extraire un maximum de sens. D’abord, parce que l’idée de saisir le « vrai » sens du texte m’apparaissait comme une prétention vaniteuse, compte tenu des différentes intentions (auteur, texte, lecteur). La vérité est un ensemble très complexe d’éléments, et je n’avais pas envie de jouer au détective privé. Ensuite, savoir que l’auteur est souvent inconscient d’une assez grand partie de ce qu’on retrouve après dans ses textes, m’empêchait de prendre l’analyse trop au sérieux. Enfin, malgré mon intérêt personnel pour le thème de la mort, il me semblait que je n’allais découvrir rien de nouveau.
Je déclare la victoire du texte (ou de la combinaison des intentions qui ont rendu possible ma lecture du texte) face à tout individu qui porterait des jugements trop rapides. Toutefois, ce fait ne change pas grand chose : les hommes continueront à s’entre-tuer, l’espoir à être écrasé, les livres à être brûlés. Mais la mort n’est pas toujours absolue. La mémoire et l’art sont des moyens humains capables de la vaincre. L’espoir renaîtra chaque fois, et les livres (par exemple) seront récupérés, réécrits, relus, réétudiés, et ré-interprétés.
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Notes
(1) Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 883.
(2) Umberto ECO, Les limites de l’interprétation
(3) Id., Ibid.
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BIBLIOGRAPHIE
CATE, Curtis, Malraux, Paris, Flammarion, 1999.
CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982.
ECO, Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
MALRAUX, Clara, Nos vingt ans, Paris, Grasset, 1962 -1966 – 1986.
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UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.CL.C.F.
Texte proposé par Mme Marcela San Pedro MARUSSICH
pour l’évaluation du Séminaire de littérature « Concepts pour une lecture critique » (D.E.F.)
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff