« La Plage » : analyse sémiotique d’une nouvelle d’Annie Saumont (in « Les voilà quel bonheur »)

 
INTRODUCTION

Annie Saumont écrit des nouvelles où le narrateur se fait souvent, à première vue, presque imperceptible, afin de laisser un personnage parler, décrire de l’intérieur les situations vécues par lui. Ainsi le lecteur se retrouve parfois face à des phrases sans sujet, des verbes non conjugués, un registre de langue relâché, quand ce n’est pas du verlan. Tels sont en effet les moyens dont la nouvelliste se sert soit pour rendre le flux de la pensée intérieure, au stade où parfois elle n’a pas encore vraiment pris forme, soit pour reproduire au plus près la langue parlée par des protagonistes issus de couches populaires. Cette négligence vis-à-vis des normes syntaxique et grammaticale habituelles peut poser des problèmes à des lecteurs non-francophones. Toutefois, « La plage« , contrairement à beaucoup de ses autres textes, présente une langue plus respectueuse des conventions. Une difficulté réside dans une ponctuation distillée avec tant d’économie, qu’elle en devient fautive selon les règles usuelles. Ainsi le lecteur non-francophone doit être particulièrement vigilant pour repérer les verbes introductifs du discours afin de distinguer les passages narrés des discours des protagonistes, car seule une majuscule signale le changement.

Cependant les nombreuses répétitions du texte, et de là son vocabulaire limité, la structure simple des phrases facilitent la compréhension.

I.  Analyse sémiotique

a) Segmentation du texte

 

La nouvelle tourne autour d’une « rencontre » à distance entre deux personnages dont l’un peut à peine être considéré comme protagoniste du texte. De ce que « la fille » pense, le lecteur ne saura lien, elle est uniquement objet d’observation de « l’homme » au travers duquel l’événement est perçu et qui va plaquer ses pensées, ses souvenirs sur cette silhouette . Ces souvenirs viennent se greffer sur l’événement de la rencontre, rapportant une action qui se déroule dans le passé avec ses propres personnages : « l’homme« , alors encore petit écolier, et une petite fille, peut-être la fille de la plage ou son sosie. Le texte va donc être segmenté presque entièrement selon des disjonctions temporelles, organisées autour de l’opposition présent /passé en un continuel va-et-vient.

Séquence 1 : (jusqu’à « L’homme la regarde », 1.18) : une fille marche sur une plage. La séquence s’achève avec l’introduction d’un deuxième personnage (disjonction actorielle) : un homme qui regarde la fille.

Séquence 2 : (jusqu’à « Un jour – il devait avoir huit ou dix ans » : 1.39) : l’homme observe la fille. On note une petite disjonction temporelle (T-1) qui nous apprend que l’homme est en observation depuis un moment déjà.

Séquence 3 : (jusqu’à « ca porterait malheur », 1.42) : le texte fait une première incursion très brève dans un passé plus lointain de « il » (disjonction temporelle T-2 et disjonction actorielle : introduction du personnage de l’enfant) : les pensées de l’homme le ramènent à son passé. Le temps verbal de T-2 est l’imparfait.


Séquence 4 : (jusqu’à « Anna Maria Angelica« , 1.59) : retour dans le présent, à un moment T-1 : La raison de la présence de l’homme est dévoilée : il a une consigne à appliquer.

Séquence 5 : (jusqu’à « comme Dieu l’a voulu, 1.68) : deuxième incursion nettement plus longue dans le passé de l’observateur (T-2). Disjonction actorielle : on découvre les petites camarades de l’écolier.

Séquence 6 : (jusqu’à » ils ne viennent pas se mêler aux pauvres« , 1.77) : les temps verbaux sont à nouveau le passé composé et le présent, il y a donc retour au présent.
Si le regard de l’adulte était déjà perceptible dans la description des petites camarades d’école dans les lignes précédentes, ces lignes-ci reflètent les pensées de l’adulte qui a réfléchi à sa situation, qui a appris à mettre des mots sur des sentiments que l’enfant d’alors ne pouvait que ressentir et sur des situations vécues qu’il ne pouvait que subir. On peut également déceler dans ces lignes la trace du discours de la guérilla.


Séquence 7 : (jusqu’à « Disaient-ils« , 1.88) : retour dans T-2 avec cette fois-ci usage d’un passé composé. Disjonction actorielle : la venue de Anna Maria Angelica à l’école.


Séquence 8 : (jusqu’à « bruissent dans les tamaris« , 1.98) : observation de l’homme.


Séquence 9 : (jusqu’à « barrette de nacre« , 1.103) : retour dans T-2. Ici aucune indication typographique (espace ou point à la ligne) ne signale le passage du présent au passé; seul le changement du temps verbal (présent à imparfait) permet de savoir que les tamaris du présent se mélangent aux tamaris de l’enfance. Le passé maintenant est, pour un moment, décrit au présent, provoquant un effet de superposition avec le présent.


Séquence 10 : (jusqu’à « Elle ne bouge pas« , 1. 108) : nouveau retour au présent.


Séquence 11 : (jusqu’à « viennent ici pour s’instruire« , 1.125): une scène d’école de l’enfance. Disjonction actorielle : introduction du personnage du maître d’école.


Séquence 12 : (jusqu’à « à la maison d’école« , 1.128). Cette fois, c’est le présent qui vient se glisser dans le passé : les lieux, école de l’enfance et baraque de la guérilla, se superposent.

Séquence 13 : (jusqu’à « parmi les ronces« , 1.133). scène d’école. La ponctuation laisse le lecteur libre d’interpréter la comparaison de la petite fille (« fleur de serre« ) avec ses camarades (« ronces« ) en tant que discours du maître ou jugement de l’homme qui traduit un sentiment, consciemment ressenti ou non, de l’enfant.


Séquence 14 : (jusqu’à « au Hilton pour l’embauche« , 1.153): retour à l’homme aux aguets qui plaque sur la fille ce qui pour lui est la vie oisive des gens riches.


Séquence 15 : (jusqu’à « dans la police« , 1.157) : retour à T-2 : les alternatives offertes par une bonne scolarité.


Séquence 16 : (jusqu’à « sa mère aura fait la lessive« , 1.175) : dernière incursion dans le passé, et la plus longue, qui sera décisive pour le comportement de celui qui, jusqu’ici, s’est contenté d’observer et de se souvenir.


Séquence 17 : (jusqu’à la fin). Performance.

b) Le niveau de surface.

1. La composante narrative


Une des particularités de « La plage« , outre l’imbrication de sèenes se déroulant dans le passé et dans le présent est la parcimonie des informations et leur transmission retardée au lecteur. Ces particularités compliquent la reconstruction de la structure narrative de la nouvelle, et surtout des programmes narratifs (abrégés ci-dessous en PN) qui la constituent. Contrairement à la segmentation du texte, la mise en évidence de programmes narratifs et de leurs phases ne suit pas toujours le déroulement chronologique du texte. Tel est le cas dans « La plage« . La structure narrative du texte peut être représentée schématiquement sous la forme suivante. Elle correspond au programme narratif principal de la nouvelle :

S     ———————————–   t   ———————————->  S’
Etat (contenu) initial       Transformation(s)      Etat (contenu) final


  –  Programme narratif principal


Un programme narratif ( PN ) est constitué de quatre phases et se base sur les différences entre un état initial et un état final. Elles peuvent être présentées, en simplifiant, comme suit :

 – La manipulation :

Elle présente un Sujet auquel est proposé un mandat par un Destinateur personnifié ou non. Par l’acceptation du mandat, ce Sujet devient Sujet opérateur potentiel d’une deuxième phase d’un PN appelée


 – la performance :

c’est dans cette phase que le Sujet opérateur réalise le mandat qu’il a accepté. Cette deuxième phase présuppose la phase de


 – la compétence :

un Sujet opérateur est dit potentiel, car il arrive souvent qu’il lui manque un certain nombre de qualifications lui permettant de mener son mandat à terme. Ces qualifications sont le vouloir-faire et le devoir-faire, le pouvoir-faire et le savoir-faire.


 – La sanction

enfin, introduit une évaluation que le Destinateur fait de la performance du Sujet opérateur.


Le Programme Narratif principal de « La plage« , même s’il englobe le texte dans sa totalité, n’occupe, en fait, qu’une toute petite portion de texte : c’est seulement dans les quelques lignes du dernier paragraphe qu’il sera réalisé ou sur le point d’être réalisé. Outre cette place congrue attribuée à la phase de la performance, le PN principal reste incomplet car – la nouvelle s’arrêtant sur le geste décisif du protagoniste (Sujet opérateur) – la phase de la sanction manque.


Il est recommandé, en analyse sémiotique, de reconstituer la structure narrative du texte à partir de l’état final. Celui-ci présente un homme sur le point de tirer sur une fille (ou sur une mouette ?). L’état final renvoie à son pendant (contenu corrêlé), l’état initial, dans lequel l’homme guette la fille.

La quatrième séquence qui révèle que l’homme est aux aguets afin d’obéir à un mandat qu’on lui a confié met en évidence un PN « application des consignes » qui régit la transformation de l’état initial à l’état final selon la représentation schématique suivante :

S V 0 => S Λ 0.


En effet, la quatrième séquence en révélant le mandat de l’homme, le pose aussi comme Sujet d’état et comme Sujet opérateur  de la transformation (S1). Elle renvoie donc à la phase de la manipulation du PN. L’homme assume le rôle de Sujet opérateur car il a reçu pour mandat de surveiller la plage et de « tirer sur tout ce qui bouge » (dixième séquence), faire qu’il est en train ou sur le point de réaliser. Ses Destinateurs sont les supérieurs dune armée rebelle dont il est membre.


La révélation du mandat le pose également comme Sujet d’état dans un rapport de disjonction avec son Objet de valeur : les ordres qu’il doit exécuter, car s’il est bien en train  de surveiller la plage, it n’a pas encore mis en oeuvre toutes les consignes. Il n’appliquera l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » que dans le dernier paragraphe de la nouvelle.


Dans cette phase de la manipulation l’homme n’est donc encore que Sujet opérateur potentiel. Il ne sera Sujet opérateur actualisé qu’à la fin de la nouvelle, car pour atteindre son Objet de valeur, il lui manque un élément de la phase de compétence.

Schématiquement, les trois phases présentes du PN seront représentées comme suit. La deuxième colonne montre un anti-PN (1), qui n’est qu’esquissé, parallèle an PN principal dont il est, en partie seulement, l’inverse. Il présente ce dernier du point de vue du premier personnage introduit dans la nouvelle, la fille (S 2) :

 



PN principal : application des ordres
                               

  vs       Anti-PN : mener une vie insouciante
                                                                            



Manipulation : F(S1) => S1 V 0 => S1 Λ 0

 

vs       F(S1) => S2 Λ 0 => S2 V 0



Compétence :     cf. PN d’usage ou subordonné      vs            idem



Performance :  obéissance aux ordres = installer un sentiment      d’insécurité

vs

obéissance aux ordres = empêcher vie insouciante



Sanction :  absente de la nouvelle                       vs                idem


 

Occupons-nous maintenant des programmes subordonnés qui constituent la majeure partie de la nouvelle.


  –  Programme narratif d’usage A : revivre le passé en pensées (acquisition du vouloir-faire)


C’est l’acquisition de la compétence totale qui constitue le premier PN d’usage, plus précisément l’acquisition du vouloir-faire nécessaire à la réalisation de la performance du PN principal. Cette acquisition se fera par le biais d’un PN « revivre le passé« . Le Sujet sait qu’il est engagé depuis un certain temps chez les rebelles (séquence 4. 1.49). II a donc pu entraîner son aptitude au tir. Le pouvoir-faire lui est donné par sa cachette derrière les buissons et les couleurs de la planche et du maillot de la fille qui contrastent avec la surface gris-blanc de la plage. Elle est une cible facile (séquence 1).


Reste le vouloir-faire. Il est l’objet modal que le Sujet opérateur doit encore atteindre. La transformation du non-vouloir-faire en vouloir-faire va se faire progressivement, mais les traces de cette progression sont peu marquées dans le texte. (2) En effet, il n’est jamais dit explicitement que l’homme ne veut pas tuer la fille. En fait, le lecteur ne sait quasiment rien des pensées ni des sentiments de l’homme. Un indice, pourtant, de ce non-vouloir-faire me semble être la révélation de la consigne complète à la dixième séquence seulement, à un moment donc où la fille ne bouge effectivement plus, rendant l’ordre de « tirer sur tout ce qui bouge » momentanément irréalisable (1.106-8, presque à l’identique 1.137-139). Ce qui n’était pas le cas auparavant. Ce non-vouloir-faire est également manifesté par la figure « Allons décampe » (1.141), au moment où la fille se remet à bouger, à marcher. Pourtant l’homme ne tire pas. C’est donc que l’objet modal – le vouloir-faire – n’est pas encore atteint. L’application de l’ordre d’observer la plage semble retarder l’application de la deuxième partie de la consigne qui est de tirer.


  –  Programme narratif d’usage subordonné au PN A


Le geste de l’homme qui manifeste son vouloir-faire implique la réalisation préalable d’un PN « revivre le passé« , subordonné au PN de l’épreuve qualifiante. Les deux PN se répartissent sur les séquences 3 – 5 -7 -9 -11- 13 -15 -16. En effet, le vouloir-faire ne sera atteint qu’après plusieurs « retours » de l’homme sur son passé. Ce sont ces retours, surtout le dernier (séquence 16), qui vont le pousser à vouloir utiliser son arme. II me semble significatif que la révélation de la consigne complète survienne pour la première fois après une des visions de Anna Maria Angelica en « fière » petite écolière (1.99-103. Idem pour la deuxième mention du mot « consignes« , 1.126).


Représentations des deux PN imbriqués : l’acquisition du vouloir-faire présuppose la performance du PN « revivre le passé » :


PN A : « revivre le passé » :


Sujet opérateur :   l’homme qui se souvient


manipulation :   ressemblance fille de la plage / Anna Maria      Angelica. Lieu : présence des mouettes

compétence :        présupposée

performance :         revivre l’humiliation passée

 

PN : acquisition du vouloir-faire :

 

Sujet opérateur

l’homme qui revit son passé

manipulation

passé revécu + superposition Anna-Maria / fille de la plage

compétence

présupposée

performance

acquisition du vouloir-faire PN principal

Ce rôle décisif du passé mène à l’un des deux autres PN d’usage subordonnés aux PN précédents.

 

  –  Programme narratif d’usage : tuer une mouette

Dans ce PN, concentré sur une séquence (3), le petit garçon endosse le rôle du Sujet opérateur. Le Destinateur du faire est l’amusement. L’énoncé est disjonctif, puisque la mouette passe de la vie à la mort. C’est une des seules fois où l’on trouve dans le texte la phase de la sanction d’un PN. Le faire-interprétatif, propre à cette phase, est pris en charge par « on« , sans doute les gens du pays, qui condamnent le geste de l’enfant. Cette séquence a pour fonction d’anticiper le geste final de l’homme.

 

  –  Programme narratif d’usage : rapprochement des riches et des pauvres

Ce programme ne sera pas réalisé; il est de l’ordre du virtuel, puisque va manquer le vouloir-faire d’un des Sujets opérateurs, la petite fille. Il se répartit sur les séquences 7 11-15. Représentation schématique :

Sujets opérateurs

Les écoliers, en particulier Anna Maria et Roberto

manipulation

les riches charitables. Le père de la petite fille

compétence Adjuvant

devoir-faire / pouvoir-faire I savoir-faire (?) Non-vouloir-faire

l’école, lieu de rassemblement.

performance Sujets d’état

 

Objet de valeur

Apprendre à se connaître / devenir « amis ».

Riches et Pauvres qui ne se mélangent pas, en particulier les deux enfants.

« l’amour » entre classes sociales différentes

Ce programme, qui aurait dû prendre la forme S V O => S Λ 0 avorte dans la séquence 16. Il n’y a pas de transformation. Les Sujets d’états restent disjoints de l’Objet de valeur, car si les enfants sont bien réunis dans une même classe, la distance subsiste, visible d’abord dans les attributs sociaux (habillement, attitude), puis verbalisée dans le discours de la petite fille qui manifeste son non-vouloir.

La nouvelle présente donc la structure (cf. N. Everaert-Desmedt. p.19) :

 

S  ——————PN principal « obéir aux ordres« —————–> S’

                                                        T

S1–PN « tuer une mouette« –>S2         

S3–PN « rapprochement         riches/pauvres »–S4

S  ———————– PN « revivre le passé« ————————> S’

S  ——————PN « acquisition du vouloir-faire »  ————–> S’

 

 

  1. La composante discursive

  –  Parcours figuratifs et configurations discursives

Sur le modèle des champs lexicaux que la langue permet de former, l’analyse discursive s’efforce de regrouper les figures qu’un texte présente pour en reconstituer le réseau. Ces réseaux fonctionnent comme une mise en pratique de champs lexicaux. On les appelle « parcours figuratifs« . En voici le tableau avec les figures du texte correspondantes :

 

parcours figuratifs

figures du texte

bien-être (séquence 1 + 8)

plage – immensité – mer/océan -surf – soleil – corps bronzé sable – serviette de bain

mouvement, liberté du corps (séquences 1-2-4-14-17)

marcher à grands pas – souplesse – vivacité – danser – basculer – perdre et retrouver l’équilibre – paisible – geste nonchalant – virevolter

regard – observation (séquences 2- 4-8-10-14-17

surveiller – derrière les tamaris (cachette) – regarder – observer – guetter – voir

uniforme + armement (séquences 2-17)

treillis léopard – rangers – fusil

menace – tuer (séquences 3-10-17)

viser -tirer – consignes – ordre – interdire l’accès – mouettes eau montante

école

(séquences 5-7-11-15-16)

maître – réprimande – encouragement – savoir lire – hangar – bancs – pupitres

habillement (séquences 1-2-9-16)

ceintures de ruban – chauffeur – limousine – chaussures dorées – robe brodée – étoffes précieuses – culotte trouée

habitat (séquences 3-6)

baraque de bois – de tôle – riches propriétés – domaines

protection / enfermement (séquences 6-14)

protéger – bâtir des murs – se tenir à l’abri

s’enfermer – portes massives – police – poste de gardes­-côtes fermé

religion (séquences 5-6)

volonté de Dieu – confiance

don

offrir – se montrer charitable – équiper l’école – apporter cadeau

caractéristiques physiques (séquences 1-2-5-11)

cheveux lisses – blonds – pâles – brun – solide – teint sombre – cheveux noirs

attitude / sensations) (séquences 1-9-11-14-17

crainte-respect – ne pas toucher les cheveux (séquence 11)- vivacité – fierté – allégresse – rêverie – chaleur – sueur – fraîcheur

 

Le tableau suivant présente les parcours figuratifs de « La plage« , tels qu’on les retrouve dans les programmes narratifs mis en évidence ci-dessus :

Programmes narratifs

parcours figuratifs

vivre une vie insouciante

bien-être – liberté du corps – attitude

obéissance aux ordres

ou installation de l’insécurité

observation – regard – uniforme – armement

protection / enfermement  – tuer

caractéristiques physiques

revivre le passé rapprochement riches/pauvres

sentiments

attributs richesse / pauvreté caractéristiques physiques attitude  -école – habitat                –
habillement

 

Pour plus de clarté, j’introduirai un dernier tableau en rapport avec les parcours figuratifs, afin de souligner encore la structure de la nouvelle construite autour de deux personnages et/ou leur dédoublement dans l’enfance. Les parcours figuratifs suivants montrent l’opposition quasi systématique entre l’homme et la fille, le petit garçon et la petite file :

Parcours
figuratifs

L’homme

La fille

Roberto

Anna Maria

Caractéristiques physiques

brun / solide

cheveux blonds / peau bronzée

teint         sombre

cheveux noirs

cheveux pâles

habillement

 

 

 

 

 

attitude/sensations

 

treillis léopard

maillot       de            bain

coloré – sandales jupe soyeuse

 

vivacité

souplesse

nonchalance

culotte trouée

 

 

 

 

guetter à la dérobée

taciturne

robe brodée – barrette de nacre + ceinture de ru­ban (cf1.161-5)

 

 

vive – marcher

allègrement

fière

 

La dernière étape de l’analyse du niveau de surface consiste à faire se rencontrer les composantes narrative et discursive du texte. Pour cela, on fait se recouper les rôles actantiels à la base des programmes narratifs et les rôles thématiques qui sont, eux, des mini-résumés des parcours figuratifs.

  –  Correspondance entre roles thématiques et actantiels :

Rôles actantiels

Rôles thématiques

Sujet d’état PN principal

rebelle en treillis, en sueur, caché

Sujet opérateur PN principal

« Il » après retour dans le passé

Sujet d’état PN subordonné

« Il » se remémorant

Sujet d’état PN subordonné A

« Il » – observateur

Sujet d’état et opérateur PN subordonné B

écolier – bon lecteur (1.109), travailleur (1.154) – taciturne (1.62) – observateur (1.116)

c) Le niveau profond

 

  1. Sèmes nucléaires et sèmes contextuels

L’analyse du niveau profond s’occupe de décomposer les figures des parcours figuratifs en sèmes. Cette mise en évidence des traits sémantiques élémentaires a pour but de montrer ce qui relie ou ce qui sépare les figures des différents parcours entre elles.

bien-être : /éta/ + /somatique et ou psychique/ + /euphorique/

  1. Isotopies sémiologiques et sémantiques

Isotopies en présence : isotopies : /somatique/ et /économique/

  1. Le carré sémiotique

J’ai dit que la réalisation du PN « obéir aux ordres » équivalait en fait au choix entre mettre un terme ou ne pas mettre un terme à la vie, selon toutes apparences, insouciante de la fille de la plage. Ce mouvement entre décision et hésitation renvoie an niveau profond du texte aux valeurs générales de « destruction » / « préservation ».

L’opération entre ces deux valeurs suit le parcours :

S1 préservation                                                     S2 destruction

(révélation incomplète des consignes :

observer la plage  => séquence 10)

 

___                                                                                   _______

S2   non-destruction                                 S1 non-préservation                                                                     (révélation complète                                                                        des consignes : tirer

                                                                     sur tout ce qui bouge                                                                    => séquence 15)

 

Conclusion

La difficulté de soumettre « La plage » à une analyse sémiotique provient, je crois, de la « transparence » du narrateur qui ne prend jamais position sur les actions du personnage principal, laissant le lecteur libre de les interpréter à sa manière. J’ai vu, par exemple, dans la longue exposition répétitive de la fille marchant sur la plage un programme narratif d’acquisition progressive de l’objet modal, le vouloir-faire. Ceci est un choix. Un autre lecteur pourrait très bien lire de la cruauté là où j’ai lu de l’hésitation, penser que le personnage principal est décidé à tuer dès le début mais prend son temps pour le faire. Dans le cas dune telle lecture, il faudrait donc mettre à jour des PN différents.

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IV. Bibliographie

 

EVERAERT-DESMEDT, N.:             Sémiotique du récit. Bruxelles (De Boeck-Wesmael), 1988.

GROUPE D’ENTREVERNES             Analyse sémiotique des textes. Lyon (PU), 1979

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Notes

(1) Le terme n’est en fait pas bien choisi, car le deuxième Sujet en présence est déjà en conjonction avec son Objet de valeur ; nous ne sommes donc pas en présence de Sujets avec des quêtes opposées. Toutefois, la réalisation de la performance par S1 signifiera bien pour S2 la disjonction d’avec son Objet de valeur actuellement en sa possession.

(2) Les démarcateurs de temps sont peu présents dans la nouvelle, ce qui rend impossible toute évaluation quant à la durée de ce va-et-vient entre passé et présent. Les séquences se déroulant dans To montrent une action extrêmement brève : une fille qui sort de la mer pour retourner à sa serviette et quitter la plage. Le temps raconté est donc très bref. Cependant, la manière de raconter, d’intercaler ces retours dans le passé, rallonge la durée de To, permettant ainsi de percevoir rétroactivement une progression.

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ANNEXE

Le texte de la nouvelle d’Annie SAUMONT  :

LA PLAGE

Elle marche sur le sable.

Le sable est gris la mer est blanche et grise. La plage immense.

Elle marche. Une fille en maillot de bain portant sous le bras sa planche de surf. Ciel blanc. Un soleil blanc que voile une buée légère.

La plage est immense. Comme l’océan comme le ciel. Une fille marchant sur la plage. Seule. L’empreinte de ses pas ne brouillera que les traces tenues laissées par les mouettes.

Jaune orange la planche de surf. Bleu le maillot, d’un bleu pervenche. Corps bronze de la fille. Taches insolites dans un monde presque incolore. Cheveux lisses et si blonds si pâles qu’ils se confondent avec le ciel.

La fille marche sur le sable. A grands pas. Vive et souple.

L’homme regarde.

Il est an bord de la plage entre les buissons de tama­ris et le chemin qui va vers la forêt. Il est la depuis longtemps déjà. II a vu la fille danser sur Ia mer. II I’a vue en haut de la vague et soudain basculant au creux d’un rouleau. II I’a vue et puis il ne voyait plus qu’une épave à la dérive. Il l’a vue à nouveau debout sur la planche, jambes un peu fléchies bras en balancier cherchant perdant retrouvant son équilibre. Dans la frange de sable mouillé les mouettes sont alignées immobiles en un rang presque parfait. Leur énorme bec pointant vers le large. L’eau monte. II a vu la fille étreindre la planche, attendant que le flot la ramène au rivage.

Anna Maria Angelica.

Il est derrière les tamaris. Brun et solide. Vêtu d’un treillis léopard, chaussé de rangers. Tenant son fusil. Ici de tout temps on a eu des fusils. Dans chaque demeure chaque maison chaque cabane de bois ou de tôle chaque homme possède un fusil et parfois les enfants s’en emparent. Un jour — il devait avoir huit ou dix ans — il a visé une mouette sur la plage. C’était un jeu. C’était pour faire comme si. Et puis il a tiré. Dans ce pays son pays où il est né et a grandi, d’ordinaire on ne tue pas les mouettes. On dit que ça porterait malheur. L’eau monte. Il regarde la fille qui traverse Ia plage.

A Sept heures — ce matin comme tous les matins depuis des semaines ou des mois qu’il a rejoint les rebelles — on lui a passé les consignes : surveiller Ia plage, en interdire l’accès. Tel est I’ordre. Aujourd’hui. Tel est le lieu. Demain ce sera ailleurs. Et autre chose.
Parfois le soleil dissipe Ia brume, le sable devient jaune, la mer est bleue. Pour un instant. L’air est brûlant. L’homme essuie du bras la sueur sur son front.
La fille marche, fraîche et paisible.


Anna Maria Angelica.


II avait dix ans, il allait à l’école. Pas tous les jours mais souvent. Se rassemblaient à l’école des gamins comme lui, taciturnes, et leurs soeurs et leurs cousines, si jeunes et déjà trop sérieuses qui disaient Il faut, ou bien II ne faut pas. Teint sombre, cheveux noirs. Dans les yeux de la crainte, parfois de la colère. Et puis une douceur obstinée, Jésus nous aime et nous bénit, Dieu le Père a créé le monde. Le monde est comme Dieu l’a voulu.


Avec des riches et des pauvres. Les riches ont employé les pauvres à bâtir des murs autour de leurs domaines. Ils ont employé des pauvres à les protéger des pauvres encore plus pauvres. Les riches se tiennent à I’abri dans leurs riches propriétés. Eux aussi s’en remettent à Dieu, le glorifient, mais ils s’enferment entre des murs épais, derrière des portes massives, ils ne viennent pas se mêler aux pauvres.
Un jour elle est venue.
Anna Maria Angelica.
Parce que c’était son père qui avait donné l’argent pour l’école. Son père était un de ces riches qui voulaient se montrer charitables, qui offraient un hangar sur leurs terres, l’équipaient de bancs et de pupitres, recrutaient un maître à la ville. Et puis envoyaient leurs enfants à l’école. Avec les pauvres. Afin que riches et pauvres apprennent à se connaître. A s’aimer. Disaient-ils.


La fille marche sur Ia plage. Elle a longé le poste des gardes-côtes qui tout l’été est resté fermé. Elle a laissé sa planche dans l’appentis. Elle s’est dirigée vers la dune. L’homme voit au bas de la dune les sandales, la jupe étalée, près de la serviette de bain, rectangle blanc sur le sable gris. La fille se retourne. Elle regarde la mer.


Il a trop chaud, il a soif, l’eau de la gourde est tiède et saumâtre. Les insectes bruissent dans les tamaris. Des tamaris bordaient la cour de l’école. La limousine ralentit et s’arrête devant l’entrée. Le chauffeur ouvre la portière et Anna Maria Angelica franchit allègre-ment le grillage arraché, vive et fière, en robe brodée. Les cheveux retenus par une barrette de nacre.

Et lui près des tamaris, en treillis tache de graisse et de cambouis le fusil à Ia main. Ayant pour consigne de surveiller la plage. De tirer sur tout ce qui bouge.

Elle ne bouge pas.


Très vite il a appris à lire. Le maître disait, lui tapotant l’épaule, Roberto c’est bien c’est très bien, lui passant les doigts dans les cheveux il détestait. Le maître disait aussi, Anna Maria Angelica ça n’est pas mal, sans toucher aux cheveux pales. Le maitre disait encore, Anna Maria Angelica tu fais des progrès, continue, mais lui il était sûr qu’elle n’apprenait rien ou pas grand-chose, la guettant a la dérobée, elle avait toujours l’air de rêver, et une fois le maître a dit, Anna Maria Angelica un peu d’attention je te prie, Roberto lit mieux que toi.

Et elle, Oui mais Roberto c’est un pauvre. Le maître demandait, Que dis-tu? Anna Maria Angelica marmonnait tête baissée. Si elle avait parlé plus clairement le maître aurait osé une réprimande, En classe vous êtes tous semblables, des enfants qui tous viennent ici pour s’instruire.

Il sait lire. Il lit les consignes sur le morceau de carton d’emballage affiche dans le baraquement qui res-semble a la maison d’ecole. Le maitre disait que tous devaient apprendre a lire mais aussi a bien se conduire parce que les bonnes manieres c’etait important dans la vie. Anna Maria Angelica etait comme une fleur de serre qui pousse parmi les ronces.
Elle s’est assise sur la serviette de bain. Elle n’a pas remis la jupe ni les sandales. Elle ne bouge pas. La consigne est de tirer sur ce qui bouge. Rien ne bouge que la mer. Parfois une mouette. Et puis une autre.

L’eau monte.


La fille s’est agitée soudain. Il l’observe, Allons décampe. Elle se lève, d’un geste nonchalant plie la serviette de bain, puis enfile sa jupe et l’agrafe, arrange un peu ses cheveux, prend les sandales. Elle va partir. Elle ira boire un piña colada au bar du Hilton. Le Hil-ton Vista quatre étoiles est le seul hôtel encore ouvert. Partout au Hilton, près des bassins et des fontaines sur les terrasses dans les salons le bar les restaurants et les corridors sans fin avec leurs guirlandes de stuc et leurs miroirs à dorures, partout il y a la police.

II sait lire. II aurait pu à douze ou treize ans se présenter au Hilton pour l’embauche. Le maître disait, Roberto c’est bien, tu travailles, tu auras plus tard un bon métier. Il pouvait aussi aller à l’entraînement afin de s’engager un jour dans la police.

Il aurait aimé s’asseoir près d’Anna Maria Angelica, lui faire répéter sa page. Moi je sais, je vais t’apprendre.

Anna Maria Angelica légère dans les étoffes précieuses, changeant chaque jour de robe. Nouant sur la mousseline des ceintures en ruban. Disant, J’ai jeté mes chaussures dorées et maman d’une voix très fâchée, On ne jette pas on donne aux pauvres.

Regarde, maman m’a dit de t’apporter ça. Elle tend à Roberto le sac de papier brun. Il en sort un pantalon de toile. Elle dit, C’est à mon frère mais mon frère n’en veut plus. Ca vaudra toujours mieux que ta culotte trouée.

II a pris le vêtement d’une main et de l’autre explore, vérifie, oui sa culotte est trouée. Et dessous il n’a pas de slip. Il n’aura pas de slip avant lundi prochain quand sa mère aura fait la lessive.

Anna Maria Angelica.

La plage est immense et grise.

Des deux mains il tient son fusil. La fille un instant virevolte dans un tournoiement de la jupe soyeuse. Elle passe à son poignet les lanières des sandales. Elle marche pieds nus sur le sable.

Anna Maria Angelica. C’est elle. Ou bien une autre. Derrière elle une mouette se pose et sautille.

L’homme lentement soulève le fusil. Appuie la crosse contre son épaule.

L’eau monte.

***

UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Chantal DALLIARD dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire

pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (D.E.S.F.L.E.)

Cours de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

Deux allégories du Mal : « La Peste » d’A. Camus et « Le Nain » de P. Lagerkvist

 

INTRODUCTION

Dans « La peste » (1) (1947), Albert Camus (1913 – 1960) décrit les ravages de la peste dans Ia ville d’Oran, en Algérie, et les réactions de la population. Les trois personnages principaux ont en commun le fait qu’ils ne peuvent pas expliquer pour quelle raison ils risquent leur vie pour vaincre l’épidémie. En cela, ils sont des créatures existentialistes : sans illusions, sceptiques et n’imaginant pas que Ia ville puisse devenir le lieu du bonheur s’ils repoussent Ia peste. Néanmoins, ils se battent sans penser à leur propre sécurité.


« Le nain » (2) (1944) de Pär Lagerkvist (1891 – 1974) est l’histoire narrée par un nain venimeux d’une Cour de Ia Renaissance, en Italie. II est le mal personnifié et n’a pas de pitié pour les personnes sensibles ni pour les pauvres. Le pouvoir constitue pour lui le bien le plus admirable et le plus désiré. Tandis que sa Cour fait la guerre à une autre et que la peste récolte des victimes dans la ville, le nain exprime son opinion sur l’humanité et manifeste sa joie de vivre.


Si l’on compare les deux ouvrages, les similitudes de pensée sont frappantes. Les deux auteurs, bien qu’ils aient vécu presque à la même époque, habitaient deux endroits du globe distants l’un de l’autre. Cet essai vise à examiner s’ils avaient néanmoins une attitude similaire concernant les valeurs essentielles de Ia vie. Aussi avons-nous décidé de traiter les deux thèmes principaux abordés dans les deux ouvrages. Albert Camus et Pär Lagerkvist avaient-ils plus en commun qu’un Prix Nobel et leur engagement contre le nazisme ?

LE MAL


Les deux ouvrages ont en commun leur sujet principal : le Mal. Les opinions des auteurs sur son existence sont exprimées sous Ia forme d’une espèce de résumé de la lutte entre le Bien et le Mal, où différents éléments représentent les deux forces.


Une protestation contre les dictateurs de l’époque


Proverbe Chinois : « Quand un seul chien se met à aboyer à une ombre, dix mille chiens en font une réalité. » A mettre en épigraphe à tout commentaire sur les idéologies.
Emile Michel Cioran, Ecartèlement


Les deux auteurs ont pris position contre le nazisme et ont choisi d’écrire sur la seconde Guerre Mondiale sous une forme allégorique. Quand le nom de Lagerkvist a été proposé pour un prix littéraire, les partisans du nazisme en Suède ont arrangé un retour offensif contre lui. Dans Ia presse provinciale, un article circulait qui exprimait que l’auteur, « sans raison« , s’était présenté « comme prédicateur de sermon dans un sujet actuel » (3.) Le résultat a été que Lagerkvist n’a pas reçu le prix.


Get incident s’est produit après Ia publication du roman « Le bourreau » (1933). Toutefois, ce refus n’a pas empêché l’auteur de continuer sa charge contre les puissances des ténèbres. « Le nain » constitue une allégorie du Mal et peut être regardé comme une chronique des phases de la seconde Guerre Mondiale. L’auteur a seulement changé les noms des nazis et le scénario. Pour rendre son propos encore plus clair, il a choisi un nain pour symboliser Goebbels, qui était de petite taille.


Pour sujet, le récit a un nain qui est I’ombre et I’esprit malin de son maître. II se réjouit de la guerre, de Ia violence et de la puissance et incite son maître aux plus terribles actes de violence. En dépit du fait que les événements ont lieu plusieurs siècles avant Ia Seconde Guerre Mondiale, Le nain devient un miroir de Ia démence de notre temps, car le passé se répète toujours.

Comme Camus le suggère par la citation de Daniel Defoe qui constitue l’épigraphe de « La peste » : « il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui n’existe pas. » (4) , la peste n’est qu’un déguisement. L’oeuvre traite de l’occupation de la France par les Allemands, et la lutte contre la peste symbolise la Résistance contre les nazis et leurs partisans dans le pays.


Le symbolisme est net – les éléments qui rendaient la vie difficile pendant l’Occupation sont également présents dans « La peste » : la coupure du monde, les difficultés de la correspondance, les écoles transformées en hôpitaux, les semaines de prières et la présence constante de la mort, pour ne mentionner que quelques aspects.


D’ailleurs, !’Europe des années trente était aussi mal préparée et aveugle sur le risque d’une Guerre Mondiale qu’Oran devant la peste. La Grande Bretagne et la France, tout comme Oran, ont aggravé la situation en attendant trop longtemps avant de réaliser sa gravité et de commencer d’agir. Camus reproduisait dans « La peste » les réactions absurdes qui se manifestaient en France pendant l’Occupation : les cinémas restaient ouverts et des prêtres affirmaient que c’était la punition de Dieu que les habitants avaient méritée.


Comme c’était le cas pour « Le nain », l’intention de Camus était que « La peste » puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies (5). Le Stalinisme et les idéologies en général sont d’autres malfaisances que Camus avait l’intention de critiquer. Pour lui, le fait que les idéologies imposent une perte de liberté et causent souvent des morts, prouvent qu’elles sont négatives. Comme les Oranais étaient prisonniers de la peste, il voyait les Russes comme prisonniers du Stalinisme. SeIon Camus, … »les solitaires sont ..dans les pays totalitaires. » (6)

 

Le responsable du malheur


« Dieu est-il mort ? Non, disent-ils.
Pour avoir le droit de mourir, il faut avoir vécu. »
Eugene Pelletan, Dieu est-il mort?


Camus a été critiqué pour avoir remplacé un fléau créé par des hommes par un fléau naturel. L’humanité est seule coupable de faire Ia guerre, tandis qu’elle est innocente de Ia mort causée par la peste. Toutefois, le choix de la peste – maladie qui n’a pas son origine dans l’homme – symbolise l’hostilité du monde et la présence du Mal, et en même temps permet à la philosophie de Ia révolte d’être présentée comme une réponse suffisante à Ia situation immédiate.


Pour montrer que la guerre est comme une maladie, Camus a choisi de traiter une épidemie au lieu et place d’une guerre. Comme l’avançait Antoine de Saint-Exupéry : « La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie, comme le typhus. » ; les similitudes sont frappantes. D’ailleurs, que l’assaillant soit humain ou non ne change rien pour Ia victime. Ce qui importe, c’est la gravité de la situation et ce qu’iI faut faire pour la surmonter. Le but de I’ouvrage étant de laisser la peste incarner tout le mal, Camus voulait montrer la nature commune du Mal et proposer contre Iui l’action et Ia lutte.


Lagerkvist, en revanche, a choisi de laisser un être humain symboliser le Mal. Par là, il montre l’omniprésence du négatif dans la nature humaine. Cependant, il n’oublie pas que les êtres humains ne sont pas invariablement responsables. Comme Camus, il laisse un mal représenter les fléaux naturels régnant dans le monde.


Lagerkvist montre la complexité de l’être humain en exposant que le nain fait en somme partie de son maître, qui, en même temps, a besoin d’amour. La guerre est une conséquence de la victoire du Mal et l’enfant incarne Ia force supérieure de son contraire, le Bien. Toutefois, I’auteur met en valeur l’existence du libre-arbitre, Ia possibilité du choix de laisser en soi-même le Mal ou le Bien prévaloir. Le nain ne force pas son maître à mener la guerre. Le prince reste coupable de ses actes, car il se laisse inciter à Ia violence.


Rieux, le docteur réaliste et rationnel, de « La peste », n’a jamais pu admettre son impuissance devant Ia mort d’autrui. Sa lutte est une protestation contre l’absurdité de l’univers et le silence de son créateur. Pour lui, il est injustifiable qu’une personne souffre sans aucun espoir de voir son état s’améliorer. Par conséquent, il avoue qu’il ne peut pas aimer Dieu, s’il existe : … »je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés » (7).


Cependant, le docteur Rieux ne partage pas l’avis d’Ivan Karamazov que tout est autorisé si Dieu n’existe pas. Le premier refuse de céder dans sa lutte contre le Mal, car il sait que nos actions entraînent des conséquences. Il est vrai que ni la science, ni l’amitié, ni l’amour n’ont pu sauver Tarrou. Néanmoins, l’unique espoir se trouve dans la révolte. Selon Rieux – et Camus – l’être humain ne doit jamais accepter la domination du Mal. La seule manière d’améliorer le sort de l’homme est de lutter contre le Fléau.


Lagerkvist exprime Ia même vue quand il laisse le nain être emprisonné. Grâce à la bonté et au sacrifice de Théodora, d’Angélica et de Giovanni, le Mal est éloigné, même si ce n’est que temporairement. Il n’aurait pas pu être supprimé sans l’effort humain.


Dans « La peste« , Ia religion est peinte d’une façon satirique. L’auteur montre nettement qu’il n’est pas croyant en caricaturant le prêtre Paneloux. Par ailleurs, le Père meurt, tandis que ceux qui nient Ia religion survivent. Les personnages forts et positifs – en supposant que Camus montre ce qu’il pense être négatif en laissant mourir le personnage – ne sont pas croyants.


Dans « Le nain« , ce sont pareillement les personnages marqués par Ia faiblesse qui ont besoin de la religion. Toutefois, les faibles sont également les sensibles et les symboles du Bien.


Selon Camus, il faut combattre le Mal, même si Dieu existe : « Puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort sans lever les yeux vers le ciel où il se tait. » (8) Si Dieu existe, il a permis l’existence du Mal. II est donc responsable de tous les chagrins.


Lagerkvist semble manifester une vue qui n’est pas tout à fait divergente de celle de Camus. La religion donne un faux espoir et n’aide personne à échapper au malheur. II démontre que les êtres humains cherchent le réconfort en Dieu dans des temps licencieux et brutaux. Que les faibles ont besoin de Dieu, c’est ce que constate I’auteur, mais il se demande si la foi peut les aider.


A travers son oeuvre littéraire, Lagerkvist est préoccupé par les questions de la religion, cherchant des preuves de l’existence ou de Ia non-existence de Dieu. II ne présente pas une réponse définitive, comme le fait Camus; pourtant, dans « Le nain », il semble manifester une vue plus anti-religieuse que dans ses oeuvres précédentes.

La foi de la princesse rend sa vie encore plus pénible. Elle a peur de Dieu et l’angoisse qu’elle ressent devient encore pire quand le nain affirme que Dieu ne va pas lui pardonner. Sa foi la rend plus malheureuse et la vie devient, par conséquent, insoutenable.

Sans l’amour de Dieu, la princesse perd toute sa joie de vivre. Lagerkvist ne montre pas seulement l’absurdité du fait que l’espoir en une autre vie peut rendre Ia vie présente douloureuse, mais aussi que Ia religion, destinée à être une source de bonheur, impose souvent Ia souffrance. Cette dernière, à son tour, est totalement inutile. Puisque tout individu devrait éviter Ia souffrance, il devrait également prendre ses distances vis-à-vis de Ia religion.

L’auteur montre également I’abus et la fausse interprétation de la religion. L’absurdité et l’ironie sont fortement présentes quand il décrit comment les soldats des deux camps prient pour le succès dans Ia bataille – et le même Dieu! La religion est également employée pour se vanter de son architecture : « Ces cloches seront les plus haut placées de toute l’Italie. » (9)

Dans « La peste », le croyant, qui est incarné dans Paneloux, est incapable de participer totalement à Ia vie et à Ia lutte de ses semblables. Selon Camus, l’espérance en une autre vie est, comme tout espoir, une façon d’échapper au présent et donc de vivre moins. L’auteur est de l’avis de son ami et enseignant de philosophie, Jean Grenier : « Il faut choisir entre le monde et Dieu. On ne peut aller au monde que par le monde et à Dieu par Dieu. » (10) Camus lui-même affirme : « Mon royaume tout entier est de ce monde. » (11)

Camus trouve nécessaire de vivre dans la réalité, sans illusions fausses. Cela est nettement manifeste dans « La peste ». Les habitants imaginent que le malheur disparaîtra si son existence est niée.

La préfecture évite donc de prononcer le mot « peste ». Pareillement, les habitants continuent leur vie comme avant l’arrivée du Fléau. Cependant, pour limiter les dégats, Ia préfecture est forcée de déclarer l’état de la maladie. La réalité est également imposée aux habitants – l’acteur sur scène constitue un exemple où la gravité de la situation ne peut plus être ignorée.

Puisque Ia religion, selon Camus, impose une distance vis-à-vis de  la vie réelle, elle constitue, partant, un mal. Du moment qu’une autre vie est incertaine, la vie présente importe. L’opinion de l’écrivain est que la religion ne peut jamais susciter du bien.

 

Les profiteurs de la misère


« Mal d’autrui n’est que songe. »
Proverbe de langue française


« Le nain » et « La peste » décrivent tous les deux un personnage qui pourrait représenter le Judas de la Bible. Cet individu tire profit du malheur et en fait son propre bonheur. Toutefois, ces « collaborateurs » du Mal ont des raisons différentes à leurs actions malfaisantes.


Quand Ia peste arrive à Oran, Cottard peut enfin se détendre. Auparavant, it était recherché par la police et se sentait poursuivi par tout le monde. La veille, il a essayé de se suicider. L’histoire de la peste devient Ia priorité et personne n’a le temps de s’occuper de Cottard. La souffrance des autres devient pour lui une oasis – il utilise la peste pour gagner de l’argent sur le marché noir. II est le semblable des « Kollaborateurs » (12 ) de l’occupant nazi. Quand la santé revient pour la ville, il perd le sens et commence à tirer sur Ia foule.


Contre Cottard, aucune condamnation morale n’est prononcée. L’absence d’espoir, pour lui, résulte de la pitié des habitants, car  « il avait un coeur ignorant, c’est-à-dire un coeur solitaire. » (13) II est pardonné, mais destiné à rester solitaire pour l’éternité, parce qu’il est incapable d’aimer.


Le scientifique et le peintre, dans « Le nain », Bernardo, est d’une curiosité insatiable. C’est un personnage qui n’est ni bon ni mauvais, mais peut devenir un outil pour les deux côtés. Dans son ardeur scientifique, il construit des armes qui rendent la guerre encore plus atroce. Le parallèle avec les inventeurs d’instruments de mort durant la Seconde Guerre Mondiale est flagrant.


Tout comme Cottard, Bemardo tire profit du malheur et aide le Fléau à torturer l’humanité. II ne l’évoque pas, mais c’est grâce à lui qu’il devient si efficace. Aussi serait-il juste de ranger Bernardo parmi les représentants du Mal. En dépit de cela, personne ne le blâme pour les souffrances subies par la population. II disparaît quand sa tâche est accomplie et s’efface aussitôt de Ia mémoire des victimes.

L’isolement individuel constitue une similitude frappante entre ces deux personnages. Bernardo est un étranger, tandis que la particularité de Cottard consiste en ce qu’il se réjouit de ne plus être le seul condamné : … »la terreur…paraît alors moins lourde à porter que s’il y était tout seul. » (14) En acceptant de collaborer avec le Mal, les deux personnages augmentent délibérement la souffrance collective pour se sentir personnellement plus à I’aise.

La victoire sur la peste implique que la société peut de nouveau s’occuper de Cottard et que Bernardo perd son travail. Quant au dernier, Ia ville n’a plus besoin de ses armes, et pour ce qui est du premier, les habitants ne s’intéressaient pas à défendre les lois pendant l’épidemie. Pour Cottard, la disparition de Ia peste représente la défaite. Paniqué, il emploie la violence contre les autres habitants. La situation pour Bemardo est moins sérieuse, car il a la possibilité de trouver une autre occupation, tandis que Cottard n’a plus d’espoir de recouvrer la liberté.

Aussi, Bernardo peut-il vivre heureux après son action, tandis que Cottard se trouve de nouveau dans la même dépression qui Iui avait inspiré I’idée du suicide avant la peste. A cause de sa déchéance, Cottard ressemble à Judas plus que Bernardo, ce dernier pouvant continuer à vivre comme s’il n’avait jamais été la cause de nombreux morts.

 

L’irréductible malfaisance

Tous les maux peuvent être adoucis, mais tous les maux ne peuvent pas être supprimés. Car le mal est la maladie chronique de l’univers…

Herman MelvilleTaïpi

 

Les deux auteurs expriment l’idée que le Mal est éternel. « La peste » se finit sur !’affirmation … »que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et I’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

« Le nain » s’achève sur cette constatation du nain : « J’attends des temps meilleurs, qui viendront, car je ne suis certainement pas destiné à rester ici pour l’étemité. J’aurai l’occasion de continuer ma chronique à la lumière du jour comme autrefois, mes services seront à nouveau nécessaires. Si je connais bien mon seigneur, il ne pourra pas se passer longtemps de son nain. Voilà ce que je me dis dans mon cachot, et je reste de bonne humeur. Je pense au jour l’on viendra me délivrer de mes chaînes, parce qu’il m’aura envoyé chercher. » (16)

De telles conclusions indiquent que les deux récits peuvent servir à décrire tout mal, et pas seulement le nazisme. Le nain est un symbole du mal éternel dans tout être humain et, à l’instar des autres individus vilains qui abondent dans la production de Lagerkvist, il est solitaire et isolé dans sa haine contre l’humanité.

En outre, le nain représente n’importe quelle personne qui laisse le Mal – toujours présent dans tout être humain – gouverner et conduire ses actions. La peste représente tout malheur qui, inévitablement, va soumettre et tourmenter l’humanité.

Les deux ouvrages ne sont pas situés dans le temps et en décrivant un mal, les auteurs traitent de Ia malfaisance en général. Pour cette fois, le Fléau est battu, mais ils expriment l’idée qu’il reviendra certainement. Puisque le Mal existe en l’être humain et en dehors de l’être humain, Ia victoire n’est jamais définitive.

D’ailleurs, les conséquences du Mal ne disparaissent pas avec le Fléau. Dans « Le nain », Ia guerre finit par le déclenchement de la peste : … »l’épidémie a mis fin à la guerre comme rien n’aurait pu le faire. (17) et la Cour pleure les morts de Ia guerre et de la peste, et ceux qui sont dûs à la cruauté du nain. La joie ne peut jamais être complète – même pas après Ia victoire sur le Mal, car le deuil est porté par les survivants et des traces du malheur resteront pour rappeler la catastrophe. Selon nos deux auteurs, le malheur dans le monde subsistera pour l’éternité. Peut-être ont-ils en vue une troisième Guerre Mondiale – ou seulement que la terre sera toujours la proie de Ia guerre ?

 

LE BIEN

Dans les deux ouvrages, le Bien est présenté comme la force opposée au Mal. II prend des formes variées. Puisque le Bien combat le Mal, la question est de savoir si sa force est égale à celle du Mal.

L’enfant

« L’enfant, c’est l’innocence et l’oubli, un recommencement, un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, le don sacré de dire oui. »

Albert Camus, L’homme révolté

Traditionnellement, l’enfant symbolise l’innocence, la pureté et le Bien. Lagerkvist et Camus ne contestent pas ces caractéristiques. Toutefois, l’enfant semble représenter une énigme et un mystère, ce qui le distingue considérablement de I’adulte. Pour cette raison, l’enfant constitue ce que les anglais nomment « a flat character« .

L’enfant est normalement traité comme le fils ou Ia fille de quelqu’un. Dans « La peste », le lecteur rencontre trois enfants : les deux enfants du juge Othon, et un autre, anonyme, que Rieux remet sur pieds après qu’il fut tombé sous ses yeux dans la rue. Les deux enfants, dans « Le nain », sont la fille de la princesse (et peut-être du prince) et le fils du prince de l’autre Cour.

Le fils du juge est tourmenté par la peste et devient le symbole de la victime innocente. Comme Jésus, il endure la douleur qui lui est infligée sans I’avoir suscitée. Sa souffrance devient celle de l’humanité, car elle est partagée par tous les témoins.

Après avoir assisté à la mort « scandaleuse » de Philippe Othon, Paneloux prêche un sermon moins farouche que le premier, dans lequel il admet que Ia raison est incapable d’expliquer le scandale. II réalise qu’il avait oublié les enfants dans son premier sermon où il affirmait que Ia peste était Ia punition de Dieu : les enfants ne peuvent pas être punis, puisqu’ils ne sont pas encore responsables.

Luttant pour ne pas perdre la foi, le Père Paneloux murmure : « Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne devons pas comprendre. » A quoi Rieux réplique : Non, mon Père… Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où les enfants sont torturés. »

La souffrance de l’enfant sert ainsi a débouter le christianisme. Dieu n’est pas bon, selon Camus, s’il laisse des innocents mourir. Toute souffrance injustifiable, manifeste, selon l’auteur, soit que Dieu n’existe pas, soit qu’il est méchant. La vision que l’auteur manifeste est nettement anti-religieuse.

Dans « Le nain », l’enfant est le symbole de l’innocence, de l’amour et du Bien. Il jouit de Ia vie et … »prend plaisir a tout » (19). ‘Puisqu’iI est le produit de l’amour, il l’est dès le commencement. En « apprenant » et en habitant dans ce monde, avec tous ses fléaux, l’innocence disparaît lentement, ce qui fait que les adultes ont la connaissance en lieu et place de l’innocence.

Pareillement, « La peste » démontre que l’innocence de l’enfant est inabordable pour l’adulte – Ia jeunesse constitue l’innocence elle-même. Elle se perd et ne peut être retrouvée qu’au prix de la mort. Comme Camus l’exprimait dans « Noces » : « Ils [les êtres humains) regagnent leur jeunesse, mais c’est en étreignant leur mort. » (20). L’idée d’innocence n’est que l’absence de toute idée, constate Tarrou (21). L’adulte, contrairement à l’enfant, possède trop de connaissances pour vivre sans idées.

Les enfants, dans « Le nain », sont des individus entièrement positifs. De même que Philippe Othon, ils doivent souffrir. Cependant, le Mal. dans l’être humain, est à l’origine de Ia douleur, alors que Camus dirige son accusation directement contre Dieu.

Le sentiment philanthropique qu’ils ressentent, les enfants le payent de leur vie. Le symbole de Jésus est encore plus clair que dans « La peste » :  – il leur a été attribué la survie du Bien dans le monde et ils meurent pour leur idéal qui est l’amour.

En mourant jeunes, Angelica et Giovanni ne perdent jamais leur innocence et restent des martyrs dans la mémoire des citoyens. Leur bonté, qui serait passée inaperçue sans le sacrifice de leur vie, devient claire. Avec Ia princesse, ils contribuent à I’enfermement du nain.

Puisque l’enfant possède une bonté infinie, le nain est incapable de se reproduire :  « Elle [Ia princesse] se trompait d’ailleurs en croyant que nous lui donnerions un enfant. Nous n’engendrons pas d’enfants, nous autres nains; nous sommes stériles par nature » (22). Une créature si méchante ne peut créer un être bon. Temporairement, ils abolissent ainsi le Mal, tandis que Ia mort du petit Philippe n’aboutit à aucune amélioration de Ia situation. II est clair que l’attitude de Lagerkvist diffère de celle de Camus, ce dernier niant l’efficacité du sacrifice.

Toutefois, les deux auteurs ont choisi d’associer l’innocence à Ia souffrance. Pour Camus, cela montre l’absurdité de l’existence, alors que Lagerkvist I’emploie comme un moyen de montrer comment l’équilibre entre le Bien et le Mal est préservé.

 

La femme et l’amour

L’amour est une mer dont la femme est la rive.

Victor Hugo, La légende des siècles

La femme semble constituer un être d’importance secondaire dans « La peste » et « Le nain ». Elle ne joue pas un rôle actif; son importance se manifeste sur le plan émotionnel. Elle symbolise l’amour, le Bien et Ia sensibilité, même si elle est également décrite comme un être faible.

Dans « La peste », le lecteur entend parler de Ia mère de Rieux, de la mère d’un enfant tourmenté par la peste, de l’ex-femme de Grand, de Ia femme de Castel et de l’être aimé de Rambert. Aucune femme ne prend part à l’action – toutes sont là pour mettre en valeur les caractéristiques des personnages principaux en représentant l’amour et la mère. Elles ne sont considérées que dans la relation avec un homme – elles sont Ia mère de quelqu’un ou I’être aimé de quelqu’un.

Dans « Le nain », Ia femme est davantage présente. La princesse Théodora et sa fille Angélica sont des personnages principaux et leur rôle est essentiel. Etant des personnes qui aiment, et des « objets d’amour », elles représentent le Bien.

Angélica, en particulier, constitue le bien personnifié – le contraire absolu du nain. Elle a l’avantage d’être une enfant en même temps qu’une fille ; partant, sa bonté et son innocence sont illimitées. Pour cette raison, elle porte le nom d’Angélica, ce qui montre qu’elle ressemble plus à un ange qu’à un être humain.

D’une façon similaire à celle du « Nain », l’oeuvre de I’auteur français décrit les membres du sexe féminin comme des êtres incapables de pécher. La femme a presque l’innocence d’un enfant et ne porte aucune culpabilité.

Le besoin de Ia femme qu’éprouve l’homme trouve des expressions différentes dans les deux ouvrages. Grand a besoin de l’amour pour trouver le bonheur. Sans Jeanne, il est perdu et incomplet. Pareillement, Rieux sent qu’il ne pourra jamais être la même personne après la mort de sa femme. Une partie de Iui est perdue et irremplaçable.

En ne laissant survivre que les hommes qui ont éprouvé l’amour pour une femme, Camus donne une importance considérable à ce sentiment.

Lagerkvist montre le besoin d’amour de tous les êtres humains. Même le nain – le mal personnifié – aime. II le nie, en dépit du fait que son sentiment pour la princesse et la jalousie de ses amants constituent le seul sentiment positif qui réside dans son âme. Toutefois, il le manifeste en Ia faisant souffrir. L’amour que ressent cette créature vicieuse montre la dualité de tout être.

Comme Cottard, le nain est incapable d’éprouver un amour sain. Son sentiment pour la princesse est dévoyé et ne peut jamais aboutir à une expression positive. A cause de ce grave défaut, Cottard et le nain resteront solitaires autant que malheureux.

Dans « Le nain », l’amour physique et Ia passion sont des éléments positifs. Pour Lagerkvist, ce sont les expressions de l’amour, et donc du Bien. La princesse, qui semble vivre de cela seul : « l’amour remplit sa vie » (24), est donc positive.

L’oeuvre de Camus, cependant, dépeint l’amour physique comme un besoin plutôt que comme la manifestation d’un désir. Au début de « La peste« , Camus l’inclut dans la description des habitudes : « Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude a deux. » (25). Comme les habitudes, l’acte d’amour perd son sens de source de jouissance.

Dans « Le nain », le désir de la femme qu’éprouve I’homme est au premier chef physique. Toutefois, le sentiment que la princesse ressent pour ses amants est mutuel, ce qui démontre que Lagerkvist est de l’opinion que l’amour n’est pas réservé à un seul être. Le fait que l’amour est partagé entre plusieurs êtres humains n’implique pas qu’il soit moins fort.

Les deux jeunes éprouvent un amour pur. Comme Roméo et Juliette, ils s’aiment malgré le désaccord et les objections de leurs parents. La force du Bien est immense. Les deux refusent jusqu’à la mort de se séparer. Même Ia mort de Giovanni n’est pas suffisante pour mettre fin à leur relation. Angélica ne supporte pas la vie sans l’amour de l’autre ; partant, elle décide de se noyer. II est clair que l’amour emporte une force immense et qui ne peut être empêchée.

En laissant la princesse et sa fille mourir à la fin du conte, Lagerkvist manifeste l’immortalité du dualisme. Si le nain est emprisonné et si le Mal est rendu faible, le Bien l’est également. Grâce à ces deux femmes, les courtisans prennent conscience de l’existence du Mal, et Ia lutte contre lui peut commencer

Camus emploie Ia même technique pour exprimer le dualisme. Au détriment des relations amoureuses et amicales, la lutte est victorieuse et le Fléau est temporairement éliminé. Rieux dolt assumer le poids de la vie sans l’être aimé et sans son ami ; quant à Rambert, il ne sera plus jamais heureux : « Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l’épidémie, voulait courir d’un seul élan hors de la ville et s’élancer à la rencontre de celle qu’il aimait. » (26) Après Ia disparition de la peste, seul  Grand éprouve un bonheur sans restriction, comblé qu’il est par sa joie d’avoir écrit à Jeanne pour lui révéler Ia première phrase de son futur « chef-d’oeuvre ».


La femme, qui incarne l’amour, devient une victime du Mal après avoir montré sa force. II est indispensable d’avoir éprouvé l’amour, même s’il est rendu plus difficile après l’épidémie. Comme la fin du « Nain« , celle de « La peste » marque Ia survivance du dualisme. Toutefois, il est important de noter que Camus constate en conclusion « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses a mépriser » (27), ce qui tend à montrer que le Mal est extrinsèque à l’être humain.

 

LA PHILOSOPHIE IMPLICITE DES DEUX AUTEURS


Selon la vision dualiste, l’équilibre entre le Bien et le Mal ne peut être rompu à long terme. Les deux principes existeront pour l’éternité et ils sont même dépendants l’un de l’autre. Chez Camus et Lagerkvist, le dualisme se manifeste par le fait que l’amour et Ia mort sont présents en même temps.


Le Mal a besoin de victimes pour pouvoir tourmenter l’humanité. Ces victimes se trouvent parmi ceux qui sont vulnérables par nature. Les deux symboles du Bien – l’enfant et la femme – sont les plus sensibles, partant, les victimes les plus probables.


Philippe Othon, l’enfant dans l’oeuvre française, est l’un des condamnés par Ia peste. II constitue l’innocente victime par excellence. Dans « Le nain« , les deux enfants souffrent et meurent. II semble que les enfants ne soient au monde que pour souffrir. L’innocence qui est propre a l’enfant ne fait pas partie des pouvoirs salvateurs. Comme Jésus, l’enfant souffre pour le péché des autres. Toutefois, pour les deux auteurs, Ia raison principale du tourment de l’innocent est à chercher dans leur besoin de rester fidèles au dualisme. D’ailleurs, le Mal ne peut subsister sans ce sacrifice involontaire du Bien.


Pour prix de sa solidarité et de son humanisme, l’être humain doit souffrir. Le fait d’aider ses semblables le rend plus vulnérable à la peste: « c’était la lutte elle-même contre la peste qui les rendait alors plus vulnérables à la peste. » (28) et, dans « Le nain » : « il y a des gens qui se sacrifient  à leurs semblables, qui soignent les malades, bien que cela ne serve qu’à leur faire attraper la peste. » (29).


Le nain, se compare à Jésus et s’estime être le contraire de Celui-ci: « II a toujours été entouré d’amour, il s’est nourri d’amour – alors
que je me nourrissais de haine. La haine a été mon aliment depuis les premiers instants de ma vie, j’ai absorbé sa sève amère, le sein maternel sur lequel je reposais était plein de fiel, tandis que Jésus, lui, tétait la douce Madone, la plus tendre, la plus suave de toutes les femmes, et buvait le lait le plus délicieux qu’ait jamais goûté un être humain. » (30).


Le nain a une relation particulière à la princesse et à Angélica. De la première, il dit qu’il Ia hait, mais, affirme-t-il : « Je risque constamment la vie pour elle et …elle a confiance en moi » (31) Non seulement le nain a besoin de Ia princesse, mais, elle aussi, compte sur lui. Quant à Angélica, elle veut partager ses jeux avec lui. Le petit monstre est son unique camarade de jeu! II est clair que Ia dépendance est mutuelle : elles sont les victimes de sa malfaisance et il est l’instrument de leur bonté.

Le Fléau est aidé par des complices. Cottard et Bernardo, qui jouent ce rôle, échappent tous les deux à Ia mort. Bernardo ne souffre point, tandis que Cottard est poursuivi par le passé. En collaborant avec le Mal, ils deviennent immunisés contre Iui. Le nain est donc hors de danger quand la peste ravage la ville : « je ne crains pas du tout la peste. Je sens que je ne rattraperai pas… [El le n’est] pas pour moi. (32) Le Fléau récolte ses victimes d’abord chez les individus « positifs ».

A cause de leur mode de vie et de ce qu’ils représentent, le nain affirme qu’il déteste les femmes et les enfants. Selon lui, l’amour est signe de faiblesse, la puissance et la cruauté constituant les seules caractéristiques dignes d’envie.

Le rapport entre le Bien et le Mal est fondamental. Puisque I’un ne peut subsister sans l’autre, l’équilibre est nécessaire. Par conséquent, les êtres bons seront toujours les premières victimes du maiheur. La meilleure assurance de rester en vie semble être de rejoindre les instigateurs de la misère. Toutefois, les deux auteurs soulignent que cela n’est pas le mode de vie idéal. Pour trouver la satisfaction intérieure, it faut lutter contre le Mal même si, parfois, on doit le payer de sa vie.

 

CONCLUSION

Sans aucun doute, « Le nain » et « La peste » sont des livres qui ont de nombreuses idées en commun. Dans les deux cas, le thème principal réside dans Ia lutte contre un mal prééminent. Les deux auteurs sont inspirés par la Seconde Guerre Mondiale – ils partagent tous les deux l’opinion que Ia guerre constitue un fléau. II est clair qu’ils n’approuvaient pas les idées de Hitler. Dans « Le nain » et dans « La peste », ce mal est représenté par un autre mal, pour montrer que la guerre n’est qu’une forme que le Mal peut revêtir. Pour rendre cette idée encore plus claire, Lagerkvist a choisi d’inclure dans son livre une guerre et d’exhiber la joie qu’elle éveille dans le nain.

Cela nous amène à relever l’une des rares différences entre les deux oeuvres. Tandis que Camus choisit une maladie pour représenter le Fléau, Lagerkvist laisse un être humain symboliser le Mal, et à son tour, le nain incite son maître à imposer la souffrance à ses semblables. Le petit homme incarne le mal qui gît dans tout adulte. Camus, au contraire, présente l’homme comme une création au premier chef bonne. Plutôt que l’être humain, Dieu, et le monde qu’il a créé, sont coupables d’engendrer le mal.

A Ia fin des deux oeuvres, le Bien remporte la victoire – mais ce n’est pas une victoire complète. Le malheur laisse des traces dans la mémoire des survivants et, un jour, il reviendra pour tourmenter l’humanité.

Heureusement, le Bien est aussi fort et aussi éternel que le Mal. L’amour est l’opposé de Ia guerre, cette dernière étant une forme du mal et le premier étant l’expression essentielle du Bien. Les nouveaux venus en ce monde, les enfants, qui sont également les « produits » de l’amour, sont innocents et bons. Ils n’ont pas encore été influencés par les malheurs qui sévissent sur Ia terre. Ce phénomène témoigne en faveur de l’idée de Lagerkvist que le monde exerce une mauvaise influence sur l’être humain. Après un certain temps, le mal s’installe chez l’enfant. Selon l’auteur, les enfants sont exempts au départ de l’élément mauvais qui affecte les adultes.

Camus, de son côté, est de l’opinion que la vie prive l’être humain de son innocence initiale et que le monde est mauvais, mais il soutient que Ia nature, ne réussit pas à créer un équilibre entre le bien et le mal dans I’homme.

La femme est également présentée comme un symbole du Bien. Elle joue un rôle similaire à celui de l’enfant – elle souffre en dépit (ou même à cause) de sa bonté et de son innocence. En outre, elle représente l’amour; la force primordiale dans la lutte contre le Mal.

Quant à l’amour physique, Camus manifeste une vue plus traditionnelle que l’auteur suédois. II tient pour évident qu’on n’aime qu’un seul être à la fois, tandis que Lagerkvist est de l’avis que l’infidélité est normale et même positive. SeIon lui, celle-ci est une expression de l’amour.


Pour les deux auteurs, la religion est de l’hypocrisie. Camus considère « La peste » comme « son livre le plus antichrétien. » (33) Quant à Lagerkvist, il a tenté tout au long de sa carrière d’écrivain de trouver des réponses aux questions de la religion. II n’exprime pas un point de vue très clair, même s’il démontre, dans « Le nain« , une philosophie plus anti-religieuse que dans ses autres ouvrages. Camus et Lagerkvist partagent l’opinion que Dieu est mauvais, s’il existe, car il laisse le Mal tourmenter la terre.


En dépit de cela, la Bible n’est pas sans importance pour les deux auteurs; c’est d’elle que sont tirés les personnages représentant Judas : Cottard et Bernardo. Même si ces derniers échappent au Fléau, ils sont condamnés à ne jamais pouvoir s’intégrer à la collectivité. Si la haine du peuple est épargnée à Cottard, c’est que sa pitié lui est réservée. Bernardo n’est pas non plus tenu responsable des souffrances, car il fabrique des appareils de défense pour la ville.


Par le fait que Cottard finit par devenir fou, Camus démontre que même si le collaborateur du Mal échappe au Fléau, il est puni : « bien mal acquis ne profite jamais« . Bernardo, par contre, n’est pas
puni de son activité meurtrière – Lagerkvist ne pense pas que le monde soit constitué d’une telle façon que la justice remporte toujours la victoire.


Plutôt que Dieu, c’est le dualisme qui règne. Le Mal ne peut être subjugué, il ne peut non plus conquérir le monde, car l’amour est un adversaire trop puissant pour lui. Tout est donc relatif – sans le Mal, le Bien ne peut subsister. Le Mal fait que le Bien doit être fort; sans lui, le Bien diminuerait et disparaîtrait. Le dualisme est donc primordial dans la perception de l’absence de Dieu.


Bien que Lagerkvist et Camus aient vécu si loin l’un de l’autre et dans des conditions si différentes, les similitudes entre « La peste » et « Le nain » sont frappantes. En effet, les deux auteurs ont une vision commune sur toutes les valeurs essentielles. Après avoir étudié les deux ouvrages, nous sommes émerveillés par le fait que deux écrivains ont pu mener le même raisonnement aux deux extremités de l’Europe.

***

NOTES


(1) Toutes les citations de « La peste » se réfèrent à Albert CAMUS, « La peste », Paris, / Gallimard, 1947.
(2) Toutes les citations du Nain se réfèrent à Pär LAGERKVIST, « Le nain », Paris, Stock, 1946.

(3) Cité dans Inga SÖDERBLOM, et Sven-Gustaf EDQVIST, Litteraturhistoria, Stockholm, Bibliotekslbrlaget, 1987, p. 422. (C’est nous qui traduisons).

(4) Albert CAMUS, La peste, p. 6.


(5) Réponse de Camus à Roland Barthes, dans Club, revue du Club du meilleur livre, février 1955. Cité dans Pol GAILLARD, La peste, Camus, « Profil d’une oeuvre », Paris, Hatier, 1972, p. 30.


(6) Dernière interview d’Albert Camus, Venture, 20 décembre 1959. Reproduite dans la collection de « La Pléiade », Volume « Essais », Paris, Gallimard, 1965, p. 1926.

(7) Albert CAMUS, « La peste« , p. 217.

(8) Ibid., p. 121.

(9) Pär LAGERKVIST, Le nain, p. 21.

(10) Jean GRENIER, Les Iles, p, 135. Cité dans Jean ONIMUS :  Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 53.

(11) Albert CAMUS, Noces, collection « Bibliothèque de La Pléiade », Volume Essais, Paris, Gallimard, 1965.

(12) Dans « La Peste, Camus« , op. cit., Pol GAILLARD note que « Sous l’occupation les journaux clandestins stigmatisaient avec un k germanique les collaborateurs de l’occupant nazi. », p. 50.

(13) Albert CAMUS, La peste, p. 274.

(14) Albert Camus, op. cit. p. 181.

(15) Ibid., p. 279.

(16) Pär LAGERKVIST, Le nain, op.cit., p. 216.

(17) Ibid., p. 198.

(18) Albert CAMUS, La peste, p. 199.

(19) Pär LAGERKV1ST, Le nain, p. 25.

(20) Albert CAMUS, Noces, op.cit., p. 64.

(21) Albert CAMUS, La peste, p. 222 : « …je vivais avec l’idée de mon innocence, c’estàdire avec pas d’idée du tout. » Il est à noter que l’innocence de l’enfant est encore soulignée dans le passage suivant : « …quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait », p. 235.

(22) Pär LAGERKVIST, Le nain, p. 95.

(23) Albert CAMUS, La peste, p. 91.

(24) Pär LAGERKVIST, « Le nain », p. 15.

(25) Albert CAMUS, La peste, p. 12.

(26) Ibid., p. 266.
(27) Ibid., p. 279.

(28) Ibid., p. 177.
(29) Pär LAGERKVIST, Le Nain, p. 184.

(30) Ibid., p. 50.
(31) Ibid., p. 14.

(32) Ibid., p. 192.

(33) Déclaration à Claudine Chonez (Une semaine dans le monde, juin 1947). Cité dans Pol GAILLARD, op.cit., p. 38.

***                

BIBLIOGRAPHIE


 – Ouvrages de base


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
LAGERKVIST, Par, Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).


 – Ouvrages cités


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
L’oeuvre complète, dans la collection « Bibliothèque de La Pléiade », 2 vol., Paris, Gallimard, 1965.
GAILLARD, Pol, La peste, Camus, « Profil d’une oeuvre », Paris, Hatier, 1972.
LAGERKVIST, Pär, Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).

ONIMUS, Jean, Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SODERBLOM, Inga, et EDQVIST, Sven-Gustaf,
Litteraturhistoria, Stockholm, Biblioteksfarlaget, 1987.

 – Ouvrages consultés


CAMUS, Albert, La peste, Paris, Gallimard, 1947.
Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942.

L’oeuvre complète dans la collection de « La Pléiade », 2 vol., Paris, Gallimard, 1965.
DOSTOIEVSKI, Fedor, Les frères Karamazov, Lausanne, Rencontre,1983 (1879).
GAILLARD, Pol, La peste, Camus, Collection « Profil dune oeuvre, » Paris, Hatier, 1972.
LAGERKVIST, Par,  Le nain, Paris, Stock, 1946 (1944).
Gast hos verkligheten, Stockholm, Bonniers, 1949 (1925).

LEBESQUE, Morvan, Camus, Ecrivains de toujours, Paris, Seuil, 1963.
LEVI-VALENSI, Jacqueline, La peste d’Albert Camus, Paris, Gallimard, 1991.
MALHOT, Laurent, Albert Camus ou l’imagination du désert,
Les presses de l’Université de Montréal, 1973.
ONIMUS, Jean, Les écrivains devant Dieu : Camus, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

SODERBLOM, Inga, et EDQVIST, Sven-Gustaf, Litteraturhistoria, Stockholm, Biblioteksforlaget, 1987.
THODY, Phillip Albert Camus, A study of his work, Londres, Hamish Hamilton, 1957.

***

TABLE DES MATIERES

Introduction                                             

Le Mal

Une protestation contre les dictateurs de l’époque                                                         

Le responsable du malheur                               

Les profiteurs de la misère                                

L’irréductible malfaisance                                

Le Bien

L’enfant                                                      

La femme et l’amour                                            

La philosophie implicite des deux auteurs                                      

Conclusion                                      

Bibliographie                                      

Index    

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UNIVERSITE DE GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

« Deux allégories du Mal : « La Peste » d’Albert Camus et « Le Nain » de Pär Lagerkvist

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par Mme Martina SALOMONSSON (Juin 1993)

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

 

Analyse du petit poème en prose : « Assommons les pauvres ! » de Charles BAUDELAIRE

I. Introduction

Le petit poème en prose intitulé : « Assommons les pauvres !« , avec plusieurs autres (Le gâteau, Le mauvais vitrier, Miroir, Le joujou du pauvre et Les yeux des pauvres), fait partie d’une série de poèmes où Baudelaire s’interroge sur « les immortels principes de (17)89 » (Miroir) ainsi que sur la nature humaine.
Dans ces poèmes, on rencontre donc non seulement le Baudelaire poète, mais également un Baudelaire philosophe, (voire politique) qui s’interroge sur son temps, son époque et fait des constats.
Avant de donner brièvement quelques pistes interprétatives à ce sujet, je m’efforcerai de dégager le « squelette » de ce texte, en distinguant les différents plans (contenu ou expression) et en dégageant les différents niveaux d’analyse (figuratif, narratif et thématique). Pour cela, je m’appuierai sur l’analyse sémiotique de J. Greimas.

II. Remarques liminaires


Ce texte relève du discours (1), selon l’opposition de Benveniste, car il est écrit à la première personne du singulier (« je »). Le narrateur s’adresse donc directement à son lecteur. Ce « narrateur-je » semble de la sorte vouloir prendre à partie son interlocuteur-lecteur. Ce poème à la première personne pourrait en effet être interprété soit comme une confidence, soit comme une incitation à la participation.
Ce n’est cependant pas ce que je chercherai à établir, tout au long de cette analyse, car mon travail se limitera à l’examen du contenu, sans traiter des problèmes liés à la production et à la réception (ce qui relève de l’énonciation).


III. Structure générale du texte


N. Everaert-Desmedt (1992: 11) définit le récit comme « la représentation d’un événement ». En effet, un événement en soi, n’est pas un récit. Il le devient lorsqu’il est rapporté par quelqu’un. Dans le petit poème en prose « Assommons les pauvres !« , le narrateur met en scène sa rencontre avec un mendiant. Mais à un niveau supérieur, ce poème raconte l’histoire de la naissance d’une théorie. Ainsi, ce récit deviendrait la représentation de la naissance d’une théorie.

La trame de ce discours pourrait être schématisée de la manière suivante:

réflexions/sentiment de supériorité —> rencontre d’un mendiant —> incitation par le Démon d’action —> action —> réaction —> égalité théorique, mais supériorité dans les faits.

L’événement se présente sous la forme d’un passage d’un état à un autre. La situation initiale (S) va donc se modifier, subir une transformation pour aboutir à une situation finale (S’). Comparons donc cette situation initiale à la situation finale, pour pouvoir poser une hypothèse sur le programme énonciatif de ce texte :

 

Situation    initiale

vs

Situation    finale

– le narrateur est seul     dans sa chambre

 

– le    narrateur se trouve    dans un espace public en   compagnie d’une tierce     personne

 

 

 

– il fait des lectures sur les entrepreneurs de bonheur public

– il déclare l’autre son égal

 

 

 

-reflexion / l’idée d’une    idée

 

– discussion/     conceptualisation

-sentiment de supériorité

 

– supériorite dans les faits

 

Le narrateur, enfermé dans sa chambre depuis quinze jours, déglutit (plus qu’il ne digère) des livres « où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages, riches, en vingt-quatre heures« . Cependant, ces lectures ne font que l’abrutir et le mettent « dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité« . Il sent germer au fond de son intellect « l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague » mais nettement « supérieur à toutes les formules de bonnes femmes » qu’il vient de parcourir. Une fois au grand air, ce germe pourra se développer, croître pour aboutir à une théorie qu’il a eu « la douleur » d’essayer sur le dos d’un mendiant.

Son sentiment de supériorité sur les mauvaises lectures qu’il a faites dans sa chambre semble se maintenir à la fin du récit. En effet, à la fin du texte, le mendiant « jure » au narrateur qu’il a compris sa théorie et qu’il « obéira » à ses conseils.

Ainsi, je poserai l’axe sémantique suivant :

S  ———————————-   t  ———————————–> S’

penseur                                                                           maître

réflexion                                                  transmission du savoir

passif                                                                                  actif

 

La transformation ( t ) se réalise progressivement et est le fruit de plusieurs modifications d’état du narrateur car, à l’intérieur de cette transformation générale, se produisent d’autres transformations. Pour pouvoir saisir ces divers changements, passons donc à la segmentation du texte.

IV. La segmentation

Deux types de segmentation peuvent être opérés : en épisodes et/ou en séquences.


Les épisodes 


Ce récit comporte quatre épisodes. C’est-à-dire qu’il peut se diviser en quatre fragments. Car chacun d’eux constitue un récit en soi (donc contient une transformation) et s’intègre, à la fois, comme un élément au récit global.


Le premier épisode débute dans la chambre du narrateur. La lecture « des livres à la mode dans ce temps-là » lui donne le vertige. Il en ressent un malaise et en « sort avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissements« . Cependant, ces mauvaises lectures ont provoqué en lui une transformation : « il sent confiné au fond de son intellect le germe obscur d’une idée supérieure. »


Suit l’épisode où, se dirigeant vers un cabaret, it aperçoit un mendiant « aux regards inoubliables qui culbuteraient les trônes« . Simultanément, il entend une voix : celle de son bon Ange ou bon Démon. Ainsi, il semble que la vue de ce mendiant modifie une fois encore l’état du narrateur, qui nous fait d’ailleurs part, cette fois, de ses réflexions à travers la voix de son ange. Ce dernier énonce le principe de sa théorie : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir« . Sa théorie est donc passée de l’état de germe à celui d’une première ébauche. Il reste cependant encore à l’expérimenter.

Et c’est ce qui se passe lors du troisième épisode. Le narrateur bondit sans tarder sur le mendiant. Commence alors un combat où le rival encaisse tous les coups sans aucunes réaction, apparemment. Le théoricien, qui s’est mué en praticien, s’attaque d’abord à la vue de son adversaire, comme pour interrompre ce regard même qui a fonctionné comme un détonateur pour l’organisation de ses pensées. Il s’en prend ensuite à la bouche, en lui cassant deux dents, puis au cou, comme pour lui ôter sa faculté de parler. Empoigné à la gorge, le vieillard se voit secouer la tête dans son ensemble, comme si son agresseur cherchait à la vider de son contenu. Et ce n’est pas tout. Une fois le traitement de la partie supérieure du corps terminé (ce qui peut, peut-être, être associé à un lavage de cerveau), le mendiant est propulsé à terre par un coup de pied dans le dos et battu avec une grosse branche d’arbre, tel un steak que l’on cherche à attendrir donc à rendre plus savoureux, meilleur !.

Cependant, loin de se laisser achever, subitement et au grand émerveillement de l’initiateur du combat, le mendiant se révolte et répond aux coups en les dédoublant : « le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme du plâtre« . Cette fois-ci, il ne s’agit plus de « rendre meilleur« , mais plutôt d’une envie d’éliminer cet imposteur. De même, le fait que la description des traitements infligés en retour soit condensée en une seule phrase donne l’impression d’une rapidité incroyable à tous ces gestes.


Aplati au sol, mais radieux, le philosophe-praticien se mue alors une dernière fois et se pose ainsi, dans ce dernier épisode, en maître qui se doit de transmettre son savoir, afin que sa théorie puisse être divulguée. De même, le mendiant du statut d’objet d’expérimentation (l’être est alors réduit à une machine, à une carcasse) passe à celui d’élève (et redevient un être humain : « Monsieur« ), voire de disciple, puisqu’il a pour mission de diffuser cette « énergique médication« , en l’appliquant à tous ses confrères qui demandent l’aumône.


Ces transformations semblent s’ordonner avant tout de manière successive. En effet, la situation initiale modifiée par une première transformation constitue une nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformation suivante (penseur-praticien-maître). Cependant, la transformation générale du narrateur est conduite peu à peu par ces diverses modifications et c’est l’action-réaction du troisième épisode, donc la mise à l’épreuve de la théorie, qui a permis sa conceptualisation. Ainsi, se dégage également une certaine hiérarchie dans ces transformations. Ce qui donne le schéma suivant :

 

S ——————————————————————————> S’

                                                                      t               t

                                                                   ——>     ——–>

                                                                  action     réaction

          t                          t                                    t

     ———>        —————- >           ————————>

     lectures       Démon d’action                       combat

  S   ———————————————————————-> S’

 

 

Les séquences :

Si les épisodes sont des unités au niveau de la structure narrative, le découpage en séquences se réalise à l’aide de critères de surface tels que le découpage en paragraphes (qui ne correspond cependant pas forcément au découpage séquentiel), les disjonctions spatio-temporelles, actorielles, logiques, etc.

Dans ce texte, peuvent se dégager trois séquences, à leur tour subdivisées en plusieurs sous-séquences.

Première séquence :

« Pendant quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre… » —> « Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague« .

Cette séquence se déroule dans une unité spatiale close et en opposition à l’espace public ouvert de la séquence suivante. Cela fait quinze jours que le narrateur s’est enfermé dans sa chambre. Il commence à étouffer et ressent un urgent besoin de changer d’air.

Dans cette séquence, il s’agit avant tout d’une description d’un état. Il n’est donc pas surprenant que les temps du discours dominants soient l’imparfait (je sentais, ce n’était), le plus-que-parfait (m’étais confiné, avait semblé, avais parcouru) ainsi qu’un subjonctif imparfait (que je fusse).

L’organisation typographique en paragraphes permet de diviser ce tout en deux sous-séquences. La première relatant la relation générale et abstraite du narrateur avec ses lectures : il avale plus qu’il ne digère. Ce qu’il lit semble glisser sur lui plus qu’enrichir ses connaissances. Cependant, si ces lectures ne lui apportent rien de bon à ingérer (2), elles sont loin de le laisser indifférent. Bien au contraire, elle l’irritent et le conduisent à un état proche du vertige et de la stupidité. Le terme fortement péjoratif d' »élucubrations » (« toutes les élucubrations de ces entrepreneurs de bonheur public« ) déconsidère les oeuvres lues et nous les présente comme des théories peu sensées. La parenthèse qui suit se comprend alors comme une critique négative de la part du narrateur qui juge stupides « ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et (…) ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés ».

Après avoir donné le cadre de son état global, le narrateur dans la
deuxième sous-séquence nous entraîne au fond de son intellect, où il lui semble que loge « le germe obscur d’une idée supérieure« , « l’idée d’une idée« .

S’oppose donc ici, une idée de génie à « toutes ces formules de bonne femme qu’il a pu lire dans les livres à la mode ;  un travail intellectuel, une réflexion à des expressions consacrées ou peut-être même des formes (paroles) rituelles, incantatoires, bonnes à endormir les mauvaises consciences.

Un sentiment de supériorité se profile donc dans le for intérieur du narrateur ; sentiment qui lui permettra de se poser en maître.

Deuxième séquence :

« Et je sortis avec une grande soif » —> « et celui-là seul est digne de liberté, qui sait la conquérir« .

Disjonction spatiale : le narrateur quitte sa sphère privée et se retrouve dans un espace public : sa « grande soif de grand air et de rafraîchissants » dirige ses pas vers un cabaret.

Changement dans l’emploi des temps également : introduction du passé simple qui marque des temps d’action, des mouvements : je sortis, un mendiant me tendit, j’entendis, je reconnus. Cependant, la majorité du texte continue à être énoncé à l’imparfait. Ainsi, les réflexions et les hypothèses (au conditionnel) l’emportent encore sur l’action. Cette situation se verra totalement inversée dans la dernière séquence, comme je le démontrerai plus bas. C’est cette opposition qui donne en fait l’unité à cette deuxième séquence qui peut à son tour se subdiviser en trois.

Cette séquence comporte en effet trois sous-séquences : une de transition, (le narrateur sort de chez lui), celle où il rencontre le mendiant et, finalement, celle où intervient le Démon d’action. L’entrée de nouveaux personnages marque donc des disjonctions actorielles qui jouent un rôle important dans ce nouveau partage

Dans la première (premier paragraphe, p.176), le narrateur est seul. Cela ne change donc rien à la situation initiale ou il est également solitaire. Néanmoins, cette fois, d’un état passif (cloîtré dans sa chambre à réfléchir), il passe à un état actif : il sort. Il y a donc ici, une disjonction spatiale : un passage d’un espace clos (la chambre) à un espace public ouvert (Ia banlieue). De plus, on peut également discerner une disjonction temporelle : la séquence antérieure décrivait l’état du personnage principal au cours de ces quinze jours d’enfermement, alors que le « je sortis » nous introduit dans une nouvelle temporalité, celle de la rencontre avec de nouveaux actants. C’est d’ailleurs cette nouvelle temporalité, très brève, – car tout s’enchaîne dès lors très rapidement (en quelques minutes, semble-t-il) -, qui sera conservée jusqu’à Ia fin du poème.

Dans la deuxième (deuxième paragraphe, p.176), le narrateur croise le regard du mendiant et dans la troisième (les trois derniers paragraphes de la page 176), la voix de son Démon d’action fait irruption. Cependant, les yeux du mendiant restent toujours présents, mais en filigrane, en arrière-plan, car le texte dit que c’est « en même temps » donc simultanément qu’interviennent ces deux nouveaux actants.

Lors de l’apparition du bon Ange la relation à la connaissance qui était très générale et abstraite au cours de la première séquence, dans la chambre, s’individualise. Une instance supérieure, à la manière des philosophes grecs, semble voler à son secours pour organiser ses pensées, les concrétiser.

Troisième séquence :

« Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. » —> « qu’il obéirait à mes conseils. »

Cette séquence trouve son unité dans le face-à-face entre le mendiant et le « je ». Le bon Ange ou le bon Démon s’est éclipsé et ne reviendra plus jusqu’à la fin du récit. De plus, cette fois-ci, le personnage principal passe clairement aux actes, d’une part en mettant à l’épreuve son idée, puis en transmettant sa théorie à son disciple.

Les deux premiers paragraphes décrivent l’expérimentation de l’idée sur le mendiant. La description du traitement infligé est faite par une succession de phrase dépourvues de marqueurs d’intégration linéaires (MIL). Les gestes se suivent logiquement. Seul un « ensuite » (deuxième paragraphe, p.177) sert a réintroduire le fil du combat qui a été interrompu par une digression. Cela met encore davantage en évidence la rupture entre le récit de l’attaque à la tête, et celui des coups donnés sur l’ensemble du corps de la victime.

L’expérimentation, bien que réalisée dans un lieu public, se passe hors de portée de tout regard des forces de l’ordre. L’auteur de cette expérience semble donc craindre des représailles et est tout à fait conscient que sa pratique n’est pas très orthodoxe. II a donc vérifié, avant de passer à l’acte, d’un coup d’oeil que dans cette banlieue déserte, il se trouvait bien « pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police« .


La deuxième sous-séquence qui va de « Tout à coup, – ô miracle ! » à « Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie » contient la réaction de l’agressé. Le « tout à coup » marque un renversement brusque de la situation, une rupture soudaine. Le mendiant se rebelle et, avec un regard de haine, inflige à son tortionnaire un traitement similaire à celui qu’il a reçu, mais d’une intensité deux fois plus forte. Le vieillard (« cette antique carcasse« ), avec une force insoupçonnée, se relève et s’abat à son tour sur le narrateur. Les positions spatiales sont donc inversées. Le mendiant se retrouve debout et le « je » au sol. Cependant, le statut des actants ne semble pas s’être totalement inversé. On ne peut, en effet, pas considérer le mendiant comme dominant, car le narrateur jouit de sa position : « ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie !« . De plus, le regard de haine de ce « malandrin décrépit » lui « parut de bon augure« . Le narrateur, loin d’avoir une position inférieure, occupe donc bien plutôt une sorte de position intermédiaire, celle d’un devin, en quelque sorte, qui pressent un dénouement global positif.


Remarquons aussi que les étapes dans la description des coups portés par le mendiant suivent la même progression et correspondent presque en tout point à celles qu’a administrées le « je » au vieillard. Seule l’étape de la tête est passée sous silence. Il semble donc que la tête pensante est épargnée dans cette réplique.


« Alors je lui fis force signes » —> « qu’il obéirait à mes conseils« . Ce « alors » marque une disjonction logique. Si la réaction du mendiant a été déclenchée spontanément, le narrateur qui se retrouve aplati au sol est obligé de donner un signal pour interrompre la fougue de son interlocuteur. Par son geste, il veut signifier que le « débat » est terminé : « Alors je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie« . Il ne s’agissait donc plus, dans la deuxième sous-séquence, d’une mise à l’épreuve, mais d’une discussion. Ce corps à corps représentait la vérification de la thèse philosophique énoncée par le Démon d’action sous la forme d’un débat/combat.


Le narrateur ressent alors la nécessité d’expliciter le résultat de cette « conversation animée » : « «Monsieur, vous êtes mon égal !» » et par là même de procéder à un geste qui permet le rééquilibrage de la situation initiale dans laquelle se trouvait le mendiant, en tendant son chapeau : « «veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse« . Puis, le « je » narratif se place en maître-didacticien qui permet de faire le lien entre l’abstrait (la
théorie) et le concret que vient de subir l’élève (la pratique) : « et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, (…), la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos« . Le maître transmet donc ses connaissances a l’élève pour que ce dernier les fasse connaître à son tour.

Cette troisième séquence montre donc comment pratique et théorie sont étroitement imbriquées. La connaissance passe par le corps, tant pour le maître qui réussit par ce biais à formuler sa théorie que pour le disciple qui en prend d’abord physiquement connaissance, puis verbalement.

Ainsi, la segmentation en séquences « fait apparaître une organisation du texte différente et complémentaire de la segmentation éventuelle en épisodes » (Everaert, 1992: 25). Les séquences organisent « la façon de raconter, la représentation des événements« , alors que les épisodes concernent « le contenu narratif, la structure des événements representés » (ibidem).

  1. Le niveau narratif

Nous avons vu lors de la segmentation en épisodes que le narrateur (sujet) sort de chez lui, mu par une « grande soif ». Comme tout sujet, dans un récit, il part à la recherche d’un objet (ici: une théorie). « Le sujet part à la quête d’un objet parce qu’il éprouve un manque » (Everaert, 1992: 29). Le manque, ici, est celui que n’ont pas réussi à combler les lectures, à savoir la manière de pouvoir faire de tous les êtres humains des hommes libres et égaux.

Le parcours narratif se réalise donc sous la forme de la quête d’un Sujet à la recherche d’un Objet. Le « je », dans la situation initiale, est disjoint de son Objet, alors que, dans la situation finale, il est conjoint. D’où ce schéma :

(« je » V théorie) ————————— > (« je » /  théorie).

Le récit commence par des énoncés d’états (dans la chambre, devant la taverne), puis se poursuit par des énoncés de faire (l’agression du vieillard-mendiant et sa riposte), pour se terminer avec un énoncé de faire persuasif (discours au mendiant).

Dans ce dernier moment du récit, le Destinateur (« je »), en effet, tente de communiquer son Objet (la théorie) au Destinataire (le mendiant), qui pourrait être englobé dans un autre Destinataire, plus large : « les philanthropes » à qui s’adresse la théorie du Destinateur.

Les aides (ou Adjuvants) qui permettent au Sujet d’atteindre son Objet sont le Démon d’action, le regard du mendiant (et non, dans un premier temps, le mendiant lui-même), puisque immédiatement après ces deux rencontres, le narrateur bondit sur son objet d’expérimentation. La réaction du mendiant peut également être conçue comme un Adjuvant, puisqu’elle permet de formuler explicitement une intuition – sur la manière de faire rendre l’orgueil et la vie aux pauvres -, donc la conceptualisation de la théorie.

Les Opposants à cette quête sont principalement les livres à la mode, mais peut-être, et dans une faible mesure, l’apathie première du mendiant. Le fait que ce vieillard ne réagit pas immédiatement introduit un effet de suspens. Une brève tension s’installe. Quelques instants, le praticien semble craindre de n’obtenir aucune réaction. L’intermède où le narrateur explique qu’il avait préalablement bien pris soin de vérifier que personne n’était susceptible de le voir à l’acte prolonge encore le temps d’inaction du vieillard. II laisse faire craindre qu’une autre transformation que celle retenue par le narrateur, ne se produise. L’émerveillement final de l’agresseur accentue encore, mais de manière rétroactive, cette menace d’un déroulement imprévu :

« Tout a coup, – ô miracle! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ! –« ,

Un récit « canonique » comporte généralement trois épreuves : une épreuve qualifiante, une épreuve principale et une épreuve glorifiante.

Pour ce texte, l’acquisition de la compétence (ou épreuve qualifiante) se déroule en plusieurs étapes : d’abord dans la chambre, au moyen des lectures, puis devant la taverne, face au mendiant et au son de la voix du Démon d’action.

Ensuite, lors du lynchage du mendiant, la performance s’accomplit. En effet, en acquérant l’Objet de valeur (la théorie), le Sujet se réalise.

La dernière épreuve (ou épreuve glorifiante) consiste en la reconnaissance du Sujet ; or, dans ce récit, il s’agirait davantage d’une auto-glorification, car en félicitant le mendiant, le narrateur semble se glorifier lui-même.

  1. Le niveau figuratif

Nous allons voir maintenant comment « la structure narrative donne du sens aux éléments figuratifs qu’elle intègre et est elle-même interprétée comme véhicule de valeurs thématiques » (Everaert, 1992: 63).

Faisons donc attention, maintenant, aux traits figuratifs qui s’opposent, puisque le sens, selon les structuralistes, provient des différences.

 

Les parcours figuratifs, les plus importants d' »Assommons les pauvres! » tournent autour :

– de l’action

Tout au long de la description de la leçon infligée au mendiant et lors de la réponse de ce dernier, le texte regorge de verbes d’action, d’adverbes et d’adjectifs traduisant la fougue et la vitesse avec laquelle les coups sont administrés, (je sautais sur, rapidement, se jeta sur ; vigoureusement, assez énergique, énergie obstinée, énergique médication). Le vieillard se fait boucher un oeil, briser deux dents et les omoplates, assommer, secouer, terrasser, battre. Malgré tous ces efforts, il ne semble qu’affaibli, décrépit. Il ressort de ce traitement comme une machine singulièrement détraquée mais qui contient encore une énergie incroyable qui lui permet sans difficulté apparente (contrairement au narrateur qui ne se sentait pas assez fort, étant né délicat) de se jeter sur son agresseur, de lui pocher les yeux, de lui casser quatre dents et de le battre dru comme plâtre.

Dans ce poème, un mouvement de chute est également omniprésent.

Dans la première séquence, il est question de vertige, de rois détrônés, ensuite du regard du mendiant qui semble capable de culbuter les trônes. Puis, lors de la lutte, chacun à leur tour, les actants sont projetés au sol. Ces chutes provoquent d’ailleurs en retour une ascension : vers la connaissance pour le narrateur et vers le recouvrement de sa dignité pour le malandrin. Comme s’il leur fallait avoir touché le point le plus bas pour ensuite s’élever au plus haut. Cette opposition haut-bas (Ciel­/Enfer) est d’ailleurs constante dans l’oeuvre de Charles Baudelaire.

– du regard et de la voix

J’ai déjà souligné l’importance du regard comme déclencheur de l’action. Ce motif renvoie à d’autres petits poèmes en prose dans lesquels la vue a également une importance capitale. (Voir Les yeux des pauvres, Le joujou du pauvre).

Dans Assommons les pauvres !, un autre sens est mis à contribution : l’ouïe. Le chuchotement du Bon Ange, ainsi que les bruits sourds des coups de poings, de pieds et des autres traitements que s’infligent mutuellement les interlocuteurs, donnent à ce récit une ambiance sonore étouffée. Aucun cri, aucun brouhaha ne semblent perceptibles dans cette banlieue déserte. Les paroles du maître brisent donc ce silence, ce qui leur donne encore d’avantage de poids.

– des oppositions inégalité/égalité, enchaînement/liberté et infériorité/supériorité

A chaque fois, l’un des termes (ou un dérivé de la même famille) de ces oppositions est inscrit dans le poème (égale, liberté, supérieur), alors que les autres ne sont jamais présents explicitement, mais suggérés par des expressions ou mots qui la contiennent implicitement (esclave, mendiant, pas assez fort étant né délicat).

– de la gestation de la théorie

Les différentes étapes de cette gestation sont les suivantes : germe ; théorie suggérée par le chuchotement du Bon Ange ; accouchement dans la douleur ; « jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence de sa théorie ». Elles font presque systématiquement écho au monde grec.

Ainsi, l’accouchement en douleur des idées rejoint l’idée de Socrate qui considère la relation maître-disciple comme douloureuse autant pour le maitre que pour l’élève.

Plus explicitement, le narrateur compare son démon à celui de Socrate. Le sien n’est pas un démon prohibiteur, mais d’action, de combat. Le sien conseille, suggère, persuade, alors que celui de Socrate ne faisait que « défendre, avertir, empêcher« . En précisant ceci, une critique implicite est faite à ceux qui refont le monde avec des mots sans passer à l’action. De même, lorsqu’il explicite sa théorie au mendiant, il semble vouloir dire que pour se faire comprendre, il ne s’agit pas d’élaborer et d’exposer de beaux principes dans des livres, mais il faut agir et utiliser un langage approprié en fonction de son interlocuteur.

La discussion sans parole, mais efficace, est en totale opposition avec les sophistes dont l’art est d’embobiner les gens avec leur rhétorique. Leur beaux discours peuvent cacher des éléments falsifiés. Or, paradoxalement, le texte dit : « me relevant avec la satisfaction d’un sophiste« , mais ensuite il ajoute « du Portique« . Cette mention renvoie donc finalement aux stoïciens pour qui l’expérience est à l’origine de tout savoir, et pour qui, mis à part l’effort pour arriver à la vertu (ce qui, pour les stoïciens, représente le souverain bien), tout est indifférent, donc autant le plaisir que la douleur, etc. De même, pour le narrateur, tous les moyens semblent permis pour atteindre l’égalité entre les hommes, pour redonner de la dignité à ce mendiant, pourvu qu’ils donnent des résultats et permettent une certaine élévation pour échapper à la médiocrité terrestre, c’est-à-dire à l’ennui de l’ici et aux misères humaines.

Lorsqu’il dit:  « pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie« , il suggère que certains risquent d’interpréter son attitude comme celle d’un fou, – comme Lélut et Baillarger, deux célèbres aliénistes de l’époque, ont soutenu la thèse de la folie de Socrate. Est-ce là une manière d’exécuter sa « morale-action » sous couvert de la folie ou de dénoncer cette interprétation comme fausse?

Et si l’on opte pour la folie, est-ce la même folie que celle que l’on retrouve dans « Le mauvais vitrier  » ?

« Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : «La vie en beau! La vie en beau!». Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? »  » (« Le mauvais vitrier »).

Cette folie qui conduit à la jouissance et permet donc de s’élever, l’espace d’un instant, vers des sphères supérieures, en ne se préoccupant pas de la chute à venir (damnation) est-elle aussi présente dans « Assommons les pauvres! « ?

Même si tel n’est pas le cas, le motif baudelairien par excellence, où l’abîme infernal s’oppose au Ciel dans un mouvement de chute et d’ascension, semble une fois encore, ici, illustré par l’évocation de cette jouissance suprême à la manière des philosophes.

 

VII. Le niveau thématique

La structure élémentaire de la signification générale de ce petit poème en prose est contenue dans le carré sémiotique suivant :

 

passif                                                                     actif                            

non actif                                                        non passif

 

 _ _ _ _ _ _  : relations entre contraires

_________  : relations entre contradictoires

………………  : relations d’implication

dans lequel, le parcours suivant se dessine :

 

séquence I                                     séquence III

 

séquence II

Un autre carré sémiotique qui décrirait le troisième épisode (récit dans le récit) pourrait être formulé de la manière suivante :

 

inégalité                                                égalité

 

non-égalité                                  non-inégalité

 

et, avec une trajectoire similaire : (séquence III)

 

sous-séquence a )                                   sous-séquence c)

                                                        (sans le dernier paragraphe)

 

sous-séquence b)

 

VIII. Conclusion : pistes pour l’interprétation

Voici, tout d’abord, quelques précisions quant au contexte de production de ce texte :

« Assommons les pauvres!  » aurait été écrit en Belgique en 1865. Néanmoins, il n’a été publié qu’en 1869 dans une édition posthume. En effet, jusque-là, il avait été écarté car considéré comme impubliable.

Le germe de ce poème, selon les notes des « Oeuvres complètes » (collection « La Pléiade »), se trouve dans une lettre à Nadar, datée du 30 août 1864 :

« Croirais-tu que moi, j’aie pu battre un Belge? C’est incroyable n’est-ce pas? Que je puisse battre quelqu’un, c’est absurde. Et ce qu’il y a de plus monstrueux encore, c’est que j’étais complètement dans mon tort. Aussi, l’esprit de justice reprenant le dessus, j’ai couru après l’homme pour lui faire des excuses. Mais je n’ai pu le retrouver ».

II serait intéressant de comparer cette confidence avec le poème étudié. Pour cela, il s’agira également de s’appuyer sur les riches analyses de l’univers baudelairien, réalisées par G. Poulet et P. Guiraud.

Une autre piste interprétative se dessine avec le probable premier titre de ce poème : « Le Paradoxe de l’aumone »  (3) Ce poème se rapprocherait alors de celui intitulé « Le gâteau » dans lequel l’aumône baudelairienne ne peut être salvatrice, réparatrice d’une inégalité quelconque, contrairement à l’aumône rousseauiste (4). Ainsi, dans « Assommons les pauvres ! », le mendiant retrouve une certaine dignité en la conquérant, en se mobilisant.

Je proposerai une troisième et dernière piste interprétative, en expliquant l’idée suggérée en introduction, à savoir qu’ « Assommons les pauvres ! » fait partie des quelques poèmes du Spleen de Paris que l’on pourrait qualifier de politiques.

Si l’on considère « Assommons les pauvres ! » comme un poème politique et non seulement philosophique, alors il faudrait y décrypter la position de Charles Baudelaire, lors des événements politiques de son époque.

En effet, les contemporains des années 1848-1852 n’ont pu rester indifférents aux événements de cette période(5). Les écrits de Baudelaire, comme ceux des autres écrivains de l’époque, contiennent des traces de ce moment mouvementé de l’histoire. Baudelaire, à sa manière, a émis son opinion sur ce à quoi il assistait.

Certains critiques ont vu en lui un « jeune bourgeois dilettante et ennuyé » qui prend part aux soulèvements de février et de juin pour se distraire.

Sartre, dans son livre intitulé « Baudelaire », nous donne l’image d’un Baudelaire paresseux qui ne peut prendre au sérieux ces entreprises parce qu’il « voit trop qu’on y trouve jamais ce qu’on y a mis« . Un Baudelaire qui méprise l’utile et l’action. « Les événements sociaux glissent sur lui sans le toucher. Il s’est un peu agité en 1848, mais il n’a jamais manifesté aucun intérêt sincère pour la Révolution. II voulait seulement qu’on mît le feu au général Aupick. Au reste, it s’est vite replongé dans ses rêves moroses de stagnation sociale » (Sartre). Sartre nous le présente donc comme une personne totalement indifférente, coupée de la réalité et qui sort de sa rêverie, juste le temps de tirer un coup de fusil sur les barricades.

A l’opposé de ce jugement sévère, d’autres interprètent l’attitude de Baudelaire comme celle d’un républicain convaincu. Amiot(6) démontre qu’il se bat en février puis en juin malgré ses réticences envers les « républicains extrémistes ». De plus, de son propre aveu, Baudelaire luttera encore pour la République, le 2 décembre 1851: « Ma fureur au coup d’Etat. Combien j’ai essuyé de coups de fusil. » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

L’explication de la présence de Baudelaire sur les barricades par ennui ou perversité filiale ne semble donc pas tenir devant l’examen des faits. Sa participation aux journaux tels que La Tribune Nationale, Le Salut public prouve, au contraire, son intérêt aux débats politiques.

De même, les notes du feuillet 8 de « Mon Coeur mis a nu » (collection « La Pléiade ») précisent que malgré sa déclaration à Ancelle le 5 mars 1852 (soit trois mois après le coup d’Etat) : « Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué », cet écrivain ne peut s’empêcher de s’intéresser à la politique.

Faut-il faire, dès lors, de Baudelaire un révolutionnaire (de gauche et anti-bourgeois) à tout prix, comme cherche à le démontrer D. Oehler(7) ?

Vers 1852, Baudelaire semble vouloir prendre de la distance vis-à-vis de son engagement d’avant le coup d’Etat et vis-à-vis des idéologies révolutionnaires. Sans les renier, il fait le constat amer de leur échec.

Ainsi, la dernière piste interprétative pourrait chercher non pas à prouver si oui ou non Baudelaire fut un républicain convaincu ou non, ou encore un « théocrate républicain » (Amiot), mais de montrer comment il se place par rapport a l’idéologie « socialisante » de son temps.

Dans « Assommons les pauvres! » Baudelaire accomplit la même rétrospective envers son euphorie révolutionnaire d' »il y a 16 ou 17 ans » que lorsqu’il écrit dans ses journaux intimes : « Mon ivresse de 1848./ De quelle nature était cette ivresse ?/ Goût de la vengeance. Plaisir nature! de la démolition./ (…)/ Ivresse littéraire ; souvenir des lectures » (« Mon coeur mis a nu », feuillet 8).

Il s’oppose au socialisme pleurnichard à bon marché. Il prend pour cela des clichés et les bouscule. Il cherche une nouvelle vision de ce qui est connu de tous pour surmonter ces clichés.

Ainsi, (et je reprendrai là une des thèses de D. Oehler), Baudelaire n’est pas cynique (attitude qui affecte le mépris des convenances sociales et de la morale communément admise) mais satanique. Son satanisme, explique D. Oehler, est une réponse au discours contemporain des bonnes consciences. « Il crée des actions à effets fantastiques, afin de casser des structures de pensée encroûtées, afin de surmonter la stérilité des débats politiques« . Les textes de Baudelaire deviennent, dans la perspective de ce critique, des attentats à la morale, voire d’avantage : des suggestions, des indications d’actions pour les victimes et les dupes du progrès.

« Baudelaire frappe et provoque des étincelles, non pour brûler la réalité elle-même, mais pour rencontrer le comportement des choses, pour frapper la force de la représentation publique » (traduction libre de l’allemand).

Sans être aussi radicale, et estimant qu’il est parfois préférable de conserver l’ambiguïté qu’a voulue le poète, on ne peut nier la critique que fait Baudelaire à la société. Il se pose en rival des quarante-huitards qui avait de belles idées, mais ne voyaient pas la misère en face.

Suivant plutôt la voie de R. Denux(8,) qui voit en Baudelaire, un poète avec des convictions plus morales que politiques, un poète qui méprise de manière provocante le progrès, la science, le moralisme ainsi que l’humanisme, et dont l’oeuvre est une sorte de révolte humaine, je considérerai donc « Assommons les pauvres! » comme une remise en question des principes humanistes et des théories quarante-huitardes.

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Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, Emile BENVENISTE distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert à différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais, qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, à travers le tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois qu’on les a ingérées et digérées, à la manière des aliments.

(3) Information tirée des notes des « Oeuvres complètes » (Gallimard, collection de  « La Pléiade »).

(4) Pour plus de détails, se référer au texte de Jean Starobinski sur la notion de don dans la Neuvième rêverie de Rousseau.

(5) Les remarques qui suivent, concernant l’attitude de Baudelaire lors de ces événements sont le résumé d’un exposé oral que j’ai fait lors d’un séminaire de français intitulé « 1848 dans la littérature », et qui a eu lieu au cours de l’année universitaire 1992-1993 à la Faculté des Lettres de l’Universite de Neuchâtel.

(6) In : Baudelaire et l’illuminisme, Paris : librairie Nizet, 1982.

(7) Dolf OEHLER, « Le caractère double de I’héroïsme et du beau moderne » – in : Etudes  baudelairiennes.-.-

« Ein Höllensturz der Alten Welt« .- tome 2, pp. 290-312.

Pour ce critique, la poésie baudelairienne post 1848 est une réponse poétique à l’idée de Révolution. Ainsi, Baudelaire creuserait l’idée de Révolution, mais en tournant le dos à la politique et aux écrits révolutionnaires. Le poète utiliserait un langage très subtile et les allusions aux faits politiques seraient très souvent camouflées par l’ironie.. Pour D. Oehler, Baudelaire arrive à la littérature politique lorsqu’il a congédié la politique militante. Par son satanisme (voir plus bas dans le texte), il veut provoquer une réaction violente du côté des opprimés. Cependant, à cause de la censure qui est très forte, le poète est contraint de parler comme un bourgeois et non comme un plébéien pour avoir des chances d’atteindre les victimes. Baudelaire utiliserait donc une rhétorique satanique pour en faire une oeuvre d’art et ne point blesser les oreilles des bourgeois.

(8) Roger DENUX, .- « Le spleen de Paris ».- in: Revue Europe.- avril-mai 1968.

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BIBLIOGRAPHIE

Oeuvres de Ch. Baudelaire :

Mon coeur mis a nu. La Belgique déshabillée.- Paris: ed. Gallimard, coll. « folio ».- 1986.

Oeuvres complètes. Paris: ed. Gallimard, bibliothèque de « La Pléiade ».

Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose.- Paris: Livre de poche.- 197 2 .

Oeuvres critiques et théorie littéraire :

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, 1992.- Sémiotique du récit.- Bruxelles: De Boeck.- 235 p.

GREIMAS, Algirdas, Julien, 1976.- Maupassant. la sémiotique du texte : exercices pratiques.- Paris: Seuil.- 267 p.

POULET, Georges, 1979.- Les métamorphoses du cercle.- Paris: Champs Flammarion.- ch .14 .

POULET, Georges, 1989.- Etudes sur le temps humain.- Paris: coll. Agora.- tome n°1, ch.16.

GUIRAUD, Pierre, 1969.- Essais de stylistique.- Paris: Klincksieck.- 2eme partie, ch. 1 et 2.

GUIRAUD P. et KUENTZ, 1970.- La stylistique. Lectures.- Paris: Klincksieck.- ch. 5.

STAROBINSKI, Jean, 1978.- « Sur Rousseau et Baudelaire, le dédommagement et l’irréparable« .- in: Le lieu et la formule. Hommage a M. Eigeldinger.- La Baconniere.

STAROBINSKI, Jean,1982.- « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d’épices, le gâteau et l’immonde tartine)« .- in: Malcolm BOWIE et alii: Baudelaire, Mallarme, Valery new essays in honor of Lloyd Austin.- pp.128-

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ANNEXE

Le texte de Baudelaire :


PENDANT quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là. (il y a seize ou dix-sept ans); je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire escla­ves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surpre­nant que je fusse alors dans un état d’esprit avoi­sinant le vertige ou la stupidité.

Il m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une idée, quelque chose d’infiniment vague.

Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafrai­chissants.

Comme j’allais entrer dans un cabaret, un men­diant me tendit son chapeau, avec un de ces re­gards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la matière, et si l’oeil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.

En même temps, j’entendis une voix qui chu­chotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais ­je pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate, d’obtenir mon brevet de folie, signe du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ?

Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se mani­festait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, per­suader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un Démon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d’action, ou Démon de combat.

Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »

Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’em­poignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’oeil, et que j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte, je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.

Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, ter­rassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.

Tout à coup, — ô miracle! ô jouissance du phi­losophe qui vérifie l’excellence de sa théorie! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n’aurais jamais soup­çonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et, avec la même branche d’arbre, me battit dru comme plâtre. — Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.

Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal !  veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous deman­deront l’aumône, la théorie que j’ai eu la douleur d’essayer sur votre dos. »

Il m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.

Notes

(1) Dans la théorie de l’énonciation, E. Benveniste distingue entre le discours et l’histoire. Cette opposition sert a différencier les énoncés qui ont besoin du contexte de production pour pouvoir être pleinement compris de ceux qui contiennent en leur sein suffisamment d’éléments pour être directement interprétés.

(2) Je renvoie, ici, au texte de Rabelais qui fait dire à l’un des précepteurs de Gargantua que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Pour illustrer et expliciter ce propos, suit alors une description qui met en parallèle la digestion d’aliments, au travers du tube digestif, et la prise de connaissance de nouveautés qu’on ne s’approprie (qu’on ne peut faire siennes) qu’une fois ingérées et digérées à la manière des aliments.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Nadja MONNET dans le cadre du cours de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE).

Professeur :  M. J.L. Beylard)Ozeroff.