« Le Silence de la Mer ». Un itinéraire pour la nièce …


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« But people ask, isn’t a myth a lie ?« 
CAMPBELL:

« No, mythology is not a lie, mythology is poetry, it is metaphorical. It has been well said that mythology is the penultimate truth, penultimate because the ultimate cannot be put in words. It is important to live with the experience, and therefore the knowledge, of its mystery and of your own mystery.This gives life a new radiance, a new harmony, a new splendor. Thinking in mythological terms helps to put you in accord with the inevitables of this vale of tears. You learn to recognize the positive values in what appear to be negative moments and aspects of life. The big question is whether you are going to be able to say a hearty yes to your adventure.« 

INTRODUCTION

Dans la profondeur du silence, dans la densité de la nuit, dans l’abîme des eaux, sur le territoire de la guerre, de la domination et de la peur, émerge,  » sous les silences d’antan,- comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer .  »

La nièce : raison et but de ce travail. Richesse de ce personnage qui se plonge dans son mutisme et qui engendre le récit et le discours de son oncle (le narrateur) ainsi que ceux de Werner von Ebrennac (l’officier allemand) !

Son silence recèle plusieurs niveaux de lecture qui nous emmènent dans le monde mythique et par conséquent dans la sphère des codes symbolique, social, culturel, psychologique, etc.

Parallèlement à W.von Ebrennac, la nièce sillonne, elle aussi, le chemin de la transformation. Son parcours sera l’objet de notre étude.

Pour suivre l’itinéraire de la nièce, on partira d’abord du mythe de  » La Création « , nécessaire pour identifier son point de départ, le commencement de son voyage vers sa transformation.

LA CREATION


«  La création symbolise la fin du chaos par l’entrée dans l’univers d’une certaine forme, d’un ordre, d’une hiérarchie. L’invention est la perception d’un ordre nouveau, de nouvelles relations entre termes différents; la création, la mise en place de cet ordre par une énergie … La création au sens strict, dite a nihilo, est l’acte qui fait exister ce chaos .  »

Le premier chapitre nous installe dans la création de ce monde où vont naître les trois personnages de cette nouvelle :

  • La nièce
  • L’officier : Werner von Ebrennac
  • L’oncle (le narrateur)

La création de ce monde est présentée sous les indices suivants :

 » Il fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire. »

«  Le lendemain matin, un Ètorpédo militaire, gris et énorme, pénétra dans le jardin. « 

 » L’un d’eux mit pied à terre… Il revint, et tous, hommes et chevaux… « 

 » Pendant deux jours il ne se passa plus rien. « 

«  Puis, le matin du troisième jour, le grand torpédo revint. « 

«  Il descendit et s’adressant à ma nièce dans un français correct demanda des draps. « 

Bien que l’auteur précise que nous sommes au «  matin du troisième jour « (ce qui donc, en termes de temps, correspond à trois jours), on pourra les compter différemment :
Entre  » Il fut précédé  » et  » le lendemain matin  » il y a deux jours.
Ensuite il y en a deux où «  il ne se passa rien « . Ensuite vient «  le matin du troisième jour « . Si on les compte, on obtiendra un total de sept jours.

«  Le monde ayant été créé en six jours, Dieu chôma le septième et en fit un jour saint : le sabbat n’est donc pas vraiment un repos extérieur à la création, mais son couronnement, son achèvement dans la perfection . « 

On entre dans la mise en scène car avant il n’y avait rien d’autre que ce que suggère le titre  : «  Le Silence de la mer « , c’est-à-dire le monde obscur et sous-marin des eaux avant l’arrivée de la lumière, des animaux, des plantes, des hommes, de la vie, du ciel et de la terre : la Création.

Cet acte de création sera suggéré dans ce premier chapitre par les éléments suivants :

· L’opposition jour vs nuit
· Le jardin : symbole du Paradis terrestre, de l’Eden où se trouvent Adam et Eve
· Les Hommes et les Chevaux vs les draps(les draps évoquent le linceul, signifiant qui renvoie à la mort). On a donc l’opposition vie vs mort)

LE TRIANGLE-TROIS-LA TRIADE


Les jours, les personnages, les lieux sont au nombre de trois.

 » Trois est universellement un nombre fondamental. Il exprime un ordre intellectuel et spirituel, en Dieu, dans le cosmos ou dans l’homme. Il synthétise la tri-unité de l’être vivant ou il résulte de la conjonction de 1 et de 2, produit en ce cas de l’Union du Ciel et de la Terre. C’est l’achèvement de la manifestation : l’homme, fils du Ciel et de la Terre, complète la Grande Triade. C’est d’ailleurs, pour les Chrétiens, la perfection de l’Unité divine : Dieu est UN en trois Personnes . « 

A partir de ce premier chapitre, considéré comme point de départ de la Création et sous-tendu par le nombre trois (triangle-triade), on rencontrera assez souvent ce nombre trois, tout au long de la nouvelle, dans son aspect symbolique.

· Le matériel vs le spirituel (ex. le besoin et la recherche de Werner von Ebrennac vs la Cathédrale de Chartres).
· L’Union du Ciel et de la Terre (ex. l’attente du mariage entre la France et l’Allemagne, entre la nièce et Werner von Ebrennac).
· Trois personnages pour former l’Unité divine, la perfection : l’union idéale recherchée par chacun d’eux.


L’auteur, en créant cette triade, donne naissance à cette union.
La nièce, initiatrice, ouvre la porte à cette union, la laissant entrer, la désirant.
W. von Ebrennac fait de cette union une prison pour pouvoir se libérer.


« Trois frères également sont les maîtres de l’univers : Zeus, le Ciel et la Terre ; Poséidon, les Océans ; Hadès, les Enfers . »

1. Ciel et Terre ( l’Union recherchée) ;
2. Les Océans (la mer, le monde sous-marin, les bêtes, la création, les eaux amniotiques) ;
3. Les Enfers (Chapitre 8) :  » Vous voyez bien ! Vous voyez combien vous l’aimez! Voilà le grand Péril  » [le mot  » Péril  » est écrit avec une majuscule afin de personnaliser le Mal, Satan].
· La peste, allégorie de la mort :

 » Mais nous guérirons l’Europe de cette peste « .

La peste symbolise le Mal, c’est la Bête de l’Apocalypse, c’est-à-dire Satan.
La « peste brune » est le signifiant qui renvoie aux Nazis, au Nazisme (en raison de la couleur de leur uniforme).

 » Demain, je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa : Pour l’enfer. »

· Le rire nous renvoie aussi à un signifiant satanique :

 » Ils ont ri de moi  » (chap. 8)

 » La formation par trois est, avec le carré, et d’ailleurs en conjonction avec lui, la base de l’organisation urbaine et militaire  » :

Dans le premier chapitre, l’auteur nous place sur le terrain belliqueux :  » déploiement d’appareil militaire, troufions, torpédo, etc.  » qui, ensuite devient une organisation urbaine : il y a mise en scène de l’espace usurpé, » occupé « , et aussi sa transformation (transformation de l’atelier en centre d’opérations par les soldats allemands).

 » Pour Allenby également, le ternaire est le nombre de l’organisation, de l’activité, de la création « 

· Le cri :


 » De même, le héros qui part à la rencontre d’un démon déclare à ses amis qu’il poussera trois cris: le premier, en voyant le démon ; le deuxième, lors de sa lutte avec lui ; le troisième, au moment de la victoire .  »

Il faudra noter, dans le chapitre 8, le cri de W.Von Ebrennac :

 » Et sa voix…fit vibrer .. le cri dont l’ultime syllabe traînait comme une frémissante plainte : – Nevermore ! « 

«  Le triangle… a le plus souvent une signification féminine  » (cf. la mer, la France, la mère, etc.).  » D’une manière générale, des termes du ternaire, le premier correspond à l’esprit, le second à l’âme et le troisième au corps  » (cf. Chap. 4 :  » Toute cette maison a une âme « .  » Tant de choses remuent ensemble dans l’âme d’un Allemand, même le meilleur.  » Et, au chapitre 8 :  » – C’est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel ! « )

 » Les psychanalystes voient avec Freud un symbole sexuel dans le nombre trois …. comme une triade, dans laquelle apparaissent les rôles de Père, de Mère et d’Enfant.  » (cf. chap. V :  » il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels « )

 » Le dogme de la Trinité »..

 » Trois désigne encore les niveaux de la vie humaine : matériel, rationnel, spirituel ou divin, ainsi que les trois phases de l’évolution mystique: purgative, illuminative, unitive »

On ne connaîtra jamais son nom parce qu’elle est une et plusieurs …..


UN ITINERAIRE POUR LA NIECE

 

La nièce vit avec son oncle dans un village de France. On le sait parce que, au chapitre VII, W.von Ebrennac dit :

 » Je serai absent pour deux semaines. Je me réjouis d’aller à Paris. « 

La description de la maison, du jardin et du vieux bâtiment nous font penser à la campagne française. On peut établir certaines caractéristiques de ce milieu :


– Vie rurale vs vie citadine (rythme, mentalité, besoins, etc.)
– Archétype de la fille campagnarde vs archétype de la fille citadine.


On a très peu d’information au sujet de la nièce : quelles sont ses origines ? Qui sont ses parents ? Pourquoi vit-elle avec son oncle ? Autant de questions sans réponses. Par contre, on la sait jeune, française, célibataire, musicienne et femme au foyer. Elle fait probablement le ménage dans la maison, sert son oncle ; c’est une espèce de gouvernante. De sa personnalité la marque la plus remarquable est son silence.

A propos du féminin, Fernando Risquez, psychiatre vénézuélien, affirme :

 » soit il est la demoiselle et elle peut être kidnappée, violée ou marquée : on l’appelle Kore ; ou bien le féminin est la mère, engrossée, remplie à maturité, et on l’appelle Déméter . « 

 » Toute femme est un trèfle à trois feuilles : l’une s’appelle Déméter, la mère ; l’autre Kore, la fille, le rejeton ; le troisième s’appelle Hécate, la charmante, la sorcière .  »

  • DEMETER : LA MERE
  • KORE-LA FILLE
  • HECATE-LA SORCIERE-LA CHARMANTE


DEMETER+KORE : MERE+ FILLE = VIE

KORE+INTRUS+VIRILITE = MORT

Le destin de la nièce est celui d’une demoiselle qui habite à la campagne, ce qui nous renvoie à l’archétype d’Artémis (DIANE ; pour Risquez : Kore).

 » Vierge ombrageuse et vindicative … elle châtie cruellement quiconque manque d’égards envers elle, le transformant, par exemple, en cerf qu’elle fait dévorer par ses chiens  »

La nièce est le désir contenu. Elle ne l’exprime jamais, mais on le connaît à travers ce que nous en dit son oncle :

 » Il regardait ma nièce, le pur profil têtu et fermé, en silence et avec une insistance grave … Ma nièce le sentait. Je la voyais légèrement rougir…  »
(Chapitre 4)

En réalité, le regard de W.Von Ebrennac la dévoile, lui fait sentir ce qu’elle essaie de (se) cacher. Mais au fond, comme Artémis, une fois que quelqu’un l’a regardée, elle le fait dévorer par ses chiens (à noter que ce n’est pas elle qui tue, ce sont ses chiens).

La nièce est la déesse-demoiselle (Diane, qui symbolise les aspects virginaux). Ceci nous renvoie, dans le contexte du judéo christianisme, à la Vierge. Dans toutes les cultures, en effet, on observe la mutation de la déesse-demoiselle en la déesse-mère (qui distingue la demoiselle seule, telle la vierge, celle-ci étant prête à se marier car elle a la faculté de prendre un homme pour mari, et d’avoir ensuite un enfant de lui).

Ces images sont des archétypes de l’initiation.

LA NIECE-INITIATRICE


 » Ce fut ma nièce qui alla ouvrir quand on frappa « (chapitre 2)

 » Ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse » (ibidem)

 » Je pourrais maintenant monter à ma chambre, dit-il. Mais je ne connais pas le chemin. Ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit escalier et commença de gravir les marches, sans un regard pour l’officier … L’officier la suivit.  » (ibidem).

C’est la nièce qui prend au départ la responsabilité d’accueillir W. von Ebrennac et aussi de l’emmener dans son labyrinthe. En assumant cette tâche, elle l’introduit (elle l’initie) dans son procès de transformation, de métamorphose.


«  Sens de  » téleutaî «  : faire mourir. Initier, c’est d’une certaine façon mourir, provoquer la mort… L’initié franchit le rideau de feu qui sépare le profane du sacré; il passe d’un monde à un autre et subit de ce fait une transformation – la mort initiatique préfigure la mort, qui doit être considérée comme 1’initiation essentielle pour accéder à une vie nouvelle  »

Tout au long de la nouvelle, on peut suivre cette transformation de W. von Ebrennac, l’initié, pour atteindre la purification.

 » Mais elle a du coeur, oui, elle a une âme qui aspire à s’élever. Si la Belle voulait !  » (chapitre 4)

 

LA NIECE : PENELOPE


Dans le même chapitre II, une fois que la nièce a conduit l’officier von Ebrennac jusqu’à sa chambre et qu’elle revient dans la pièce, elle abandonne son rôle d’initiatrice, maintenant accompli, pour se couler dans le rôle de Pénélope et de Cassandre.

 » Il frappa, mais n’attendit pas que ma nièce lui ouvrît. Il ouvrit lui-même « (chap. 3)

 » Elle attira sur ses genoux ma veste de velours et termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre  » (chapitre 2)

Pénélope est la femme d’Ulysse. Pendant qu’elle attendait son retour de la guerre, elle s’est mise à tisser. Le travail qu’elle avait fait le jour, elle le défaisait la nuit.

 » Elle est presque la seule parmi les femmes des héros ayant participé à la prise de Troie, qui n’ait pas succombé aux démons de l’absence « 

Il faut également souligner que Pénélope tissait le linceul de Laerte. La mort est ici présente.

L’attente de la nièce pourrait être comprise comme celle de la jeune fille qui espère le jour où le vrai amour frappera à sa porte pour, comme nous l’indiquions plus haut, passer de son état de Kore, la demoiselle, à celui de Démêter, la mère, – ou bien comme celle de la femme qui attend fidèlement la libération de la France dans son amour fidèle pour son pays. Elle est habitée par une exigence éthique qui la dépasse – ce qui se manifeste tant dans son attitude vis-à-vis de son oncle que vis-à-vis d’elle-même, comme dans sa lutte contre ses propres désirs.

La nièce tricote du chapitre II jusqu’au chapitre VIII, filant toujours le fil conducteur, celui de la nouvelle et celui de Werner von Ebrennac : le fil du retour en arrière, dans un processus de régression jusqu’à une nouvelle naissance, comme pour un retour a l’état foetal dans le ventre d’une mère.

Le fil nous renvoie aussi à Ariane :

«  Lorsque Thésée vint en Crète pour lutter contre le Minotaure, Ariane le vit et conçut pour lui un violent amour. Pour lui permettre de retrouver son chemin dans le Labyrinthe, prison du Minotaure, elle lui donna un peloton de fil, qu’il déroula, ce qui lui indiqua la voie du retour .  »


La nièce évoque Pénélope et son attente, mais elle fait aussi songer à Ariane, une Ariane qui donnerait à W. von Ebrennac le peloton de fil ; en outre, telle Cassandre qui devinait l’avenir, elle semble entrevoir celui de W. von Ebrennac. Au chapitre II, en effet, nous lisons :

 » elle termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre.  »

C’est bien du monde invisible (vs le monde visible) qu’il est question, de la projection dans le futur: il va mourir.

On pourrait donc également évoquer les Parques.

Les exemples suivants montrent l’évolution du personnage :

·  » Elle attira sur ses genoux ma veste de velours et termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre  » (chap. 2) = PENELOPE-CASSANDRE.

·  » Ma nièce tricotait lentement, d’un air très appliqué  »
·  » … Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique  » (chap. 3) = PENELOPE.

·  » Ses doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil.  » (chap. 4) = PENELOPE-ARIANE.

· «  Il attendit, pour continuer, que ma nièce eût enfilé de nouveau le fil, qu’elle venait de casser. » ( chap. 6) = PENELOPE-ARIANE.

· «  Je dois vous adresser des paroles graves. Ma nièce lui faisait face, mais elle baissait la tête. Elle enroulait autour de ses doigts la laine d’une pelote, tandis que la pelote se défaisait en roulant sur le tapis; ce travail absurde était le seul sans doute qui pût encore s’accorder à son attention abolie – et lui épargner la honte.  » (Chap.8) = PENELOPE-ARIANE.

On pourrait également songer à Antigone guidant Œdipe, son père aveugle. On sait à travers les indices qui nous sont donnés par l’auteur que W.von Ebrennac est une métaphore d’OEdipe à cause de sa  » jambe raide  » (Chap. 2) et parce qu’on le voit aussi, au chapitre VIII,  » écrasant ses paupières sous les petits doigts allongés « .

Cette image mythique nous renvoie, d’autre part, au  » complexe d’Œdipe « , ce qui nous ramène à la triade : mère-fils-père afin d’expliquer l’élément dynamique de l’activité psychique inconsciente, les pulsions inconscientes.


LA NIECE : VESTA (HESTIA)


Jusqu’à maintenant, la nièce a accompli ses différentes missions à travers la figure intertextuelle de déesses qui, pour une raison ou une autre, sont liées à l’idée de féminité, étant donné que leur objet est en rapport avec la masculinité (Pénélope qui attend Ulysse, Ariane et son violent amour pour Thésée, etc.).
Hestia, quant à elle,  » personnification romaine du feu sacré, celui du foyer domestique, comme celui de la cité  » symbolise la féminité, mais sans aucun rapport avec la masculinité. Pour personnifier le feu, elle n’a pas de forme, elle couvre sa féminité . Elle est ronde comme la terre et dans son centre vit le feu qui réchauffe. Par opposition au feu de l’Enfer, le feu de Hestia est doux, donne du confort, est permanent comme la vie. Enfin, ce feu cuit les aliments : elle est donc aussi la nourriture.


Cette dernière caractéristique nous fait songer au  » Triangle Culinaire  » de Claude Lévi-Strauss, qui nous dit :  » Le cuit est une transformation culturelle du cru « , ce qui est l’une des caractéristiques de Hestia. Elle aussi  » entretient la vie nourricière sans être fécondante ; elle est servie par un collège de dix vierges, soumises à des interdits très stricts (dont la violation entraîne la mort ) « .

 » J’étais très mouillé et ma chambre est très froide. Je me chaufferai quelques minutes à votre feu  » (chap. 3).

«  Où est la différence entre un feu de chez moi et celui-ci ? Bien sûr le bois, la flamme, la cheminée se ressemblent. Mais non la lumière…  » (chap. 4)

 » Il…offrit son visage à la flamme  » (chap. 5)

A travers ces exemples, nous pouvons reconnaître les caractéristiques de Hestia : le réchauffement de l’âme, le feu qui ne s’éteint jamais, la permanence de la mère-patrie toujours prête à accueillir ses enfants.

Malgré la situation, la France maintient le feu sacré allumé. La nièce est consacrée au culte de la patrie. Elle est la gardienne de la flamme. Son moral ne faiblira pas.

L’ange de l’Eternel

La flamme nous renvoie également à l’ange de l’Eternel qui a fait son apparition devant Moïse sous la forme d’une flamme au milieu d’un buisson (le buisson ardent). La mission confiée à Moïse est de faire sortir d’Egypte les enfants d’Israël (la Libération). C’est après que Moïse recevra les Dix Commandements. Or ces dix commandements, on les retrouvera imprimés sur les épaules de la nièce :

 » Ma nièce avait couvert ses épaules d’un carré de soie imprimé où dix mains …  » (chapitre 8)

Le dixième commandement est celui qui dit:  » Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain.  »
C’est la révélation de la vérité qui accuse les Nazis d’arracher à la France ses biens :

 » Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi…Aucun livre français ne peut plus passer…  » (chap. 8)

On trouve encore, dans le même chapitre :

«  Il regardait, avec une fixité lamentable l‘ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste « .

C’est l’ange de l’Eternel sous la forme d’une flamme qui est apparu au milieu d’un buisson (le bois). C’est la même lumière qui, peu après, prend de la force quand la nièce regarde W.von Ebennac pour la première fois :

 » … comme si ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière « .

Et, finalement, l’auteur se demande :

 » Quels étaient ce soir, – ce soir – les commandements de la dignité ? « 

Pour ne pas avoir observé la Loi morale – les dix commandements et notamment le dixième- , von Ebrennac est puni et condamné à la mort.


LA NIECE-MERE SPIRITUELLE et LA CATHEDRALE DE CHARTRES

 

 » Je crois que les Français doivent éprouver la même chose, devant la cathédrale de Chartres. Ils doivent aussi sentir tout contre eux la présence des ancêtres, – la grâce de leur âme, la grandeur de leur foi, et leur gentillesse. Le destin m’a conduit sur Chartres. Oh! vraiment quand elle apparaît, par-dessus les blés murs, toute bleue de lointain et transparente, immatérielle, c’est une grande émotion !  » (chap. 6)

Cette séquence non seulement comporte un côté religieux implicite, mais aussi la description de la cathédrale correspond à celle de la nièce à la fin de ce chapitre.

Le côté religieux implicite :
On pourrait opposer de la façon suivante : NAZISME vs JUDAISME ; CATHEDRALE vs SYNAGOGUE ; ANCIEN TESTAMENT vs NOUVEAU TESTAMENT ; AME vs CŒUR ; IMMATERIELLE vs MATERIELLE ; RELIGIEUX vs CHARNEL.

En ce qui concerne la nièce, il est évident qu’elle représente la Mère de Dieu qui, dans la tradition chrétienne, est la Vierge Marie.
La nièce, en effet, amorce son parcours de vierge sainte dès le départ de la nouvelle. En cela elle se distingue d’une femme au sens terrestre.
Dans ce chapitre, on parvient au coeur de ce que représente la nièce en tant que Mère spirituelle. Elle est d’ailleurs, à plusieurs reprises, présentée comme telle :

 » Ma nièce avait fermé la porte et restait adossée au mur. . .  » (chap. 2)

Cette image correspond à l’une des visions de l’ Eglise qui est représentée sous les traits d’un buste de femme :

 » Elle est adossée à une tour formée par une seule grande pierre blanche .  »

 » En parlant il regardait ma nièce. Il ne la regardait pas comme un homme regarde une femme, mais comme il regarde une statue.  » (chap. 3)

Le thème de la nièce-statue non seulement renforce l’idée première de froideur face aux événements, mais suggère aussi l’image statique d’une statue sainte que l’on regarde avec les yeux de la foi religieuse et non pas avec ceux de la séduction :

 » … il regardait la nuque de ma nièce penchée sur l’ouvrage, la nuque frêle et pâle d’où les cheveux s’élevaient en torsades de sombre acajou « 

La nièce = la France. Les blés mûrs = les cheveux s’élevaient (blonds) vers le ciel.
La nièce = la cathédrale
La cathédrale =  » transparente  » +  » immatérielle  » ; de même la nièce =  » pâle  » +  » frêle  »
Les cheveux de la nièce = sombre acajou = terre

La relation nièce = «  blés mûrs  » nous renvoie, par le biais de l’intertexte, à sa qualité de Déméter, déesse des moissons.

 » A travers ce grain de blé, les époptes honoraient Déméter, la déesse de la fécondité et l’initiatrice aux mystères de la vie. (…) Le sein maternel et le sein de la terre ont été souvent comparés « .

Ce symbolisme rappelle celui du chapitre V, lorsque W.von Ebrennac dit :

 » Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels. « 

La relation nièce =  » blés mûrs  » renforce aussi l’idée de la mort et de la renaissance manifeste tout au long de la nouvelle.

L’espace de la Cathédrale, ce monde qui relie le terrestre au spirituel, n’est possible que grâce à la manifestation des anges, les intermédiaires entre Dieu et le monde.
La nièce appartient au monde supérieur, elle est, une fois de plus, dépassée et transcendée par son rôle ; elle est, elle aussi, intermédiaire, messagère de la spiritualité dans un monde inférieur ravagé par la guerre.

L’ange conduit et montre le chemin comme le fait aussi la nièce.

De même que les anges, les oiseaux servent de symboles aux relations entre le ciel et la terre :

 » En grec, le mot même a pu être synonyme de présage et de message du ciel « 

La nièce, en se transformant en  » grand-duc « , apporte le message :  » il va partir  » et le présage : il va mourir –  » Adieu « . En effet, les deux moments où l’auteur fait référence au « grand-duc » sont placés avant qu’elle ne dise :  » Il va partir… « 

LA BELLE ET LA BETE

 

La nièce, comme dans les contes de fées, incarne le rôle de la Belle, prisonnière de la Bête. Cette présentation permet à l’auteur de symboliser les deux figures de la Belle, c’est-à-dire de la nièce : la France prisonnière de l’ennemi, les Allemands ; la nièce prisonnière de ses désirs, de ses sentiments.

«  Pauvre Belle! La Bête la tient à merci – impuissante et prisonnière…  » (chap.4)

Elle est prisonnière dans un «  château « , mot qui présente trois niveaux de signification :

  • ·Château : d’habitude situé sur les hauteurs d’une colline = relation dominant vs dominé. Le pouvoir :

«  Ici c’est un beaucoup plus beau château  » (chap. 2) Idée de protection

  • Château des contes de fées où les belles jeunes filles attendent leur Prince Charmant :

 » C’est maintenant un chevalier très beau et très pur…  » (chap 4)

  • Château :  » Ce que protège le château, c’est la transcendance du spirituel . « 

La jeune fille allemande à laquelle W. von Ebrennac fait référence dans le chapitre 6 vit aussi dans un château, mais il la rejette parce qu’elle n’est pas la femme qui pourra défaire le sortilège. Mais la Belle, elle, le pourra car elle a le pouvoir de transformer la Bête.

La nièce fait également songer à Hécate, déesse  » présidant aux apparitions des fantômes et aux sortilèges.. ses pouvoirs son redoutables la nuit, à la trouble lumière de la lune avec laquelle elle s’identifie ; elle est liée aux cultes de la fertilité  »

Finalement, leur union a lieu :

 » Leurs enfant, qui additionnent et mêlent les dons de leur parents, sont le plus beaux que la terre ait portés  » (chap. 4)

A travers la figure (profane) de la Belle, la nièce accomplit pour la première fois son rôle de mère qui fait surgir de son ventre la naissance ; en cela elle s’oppose à la mère-vierge spirituelle.

CONCLUSION


Partis du mythe de la Création, nous entrons dans la perception d’un ordre nouveau qui a pour objet la création d’un monde à partir du  » Silence de la mer « . Ce silence, où habite la tranquillité, attend d’être pénétré par le chaos. C’est la création du Féminin qui provoque celle du Masculin. Mer, mère, terre :  » elles sont les réceptacles et matrices de la vie « .


La création est nécessaire pour pouvoir ensuite évoquer les déesses qui vont essayer d’amener, de guider (le héros) vers le Bien par un chemin juste. En sachant que, quand on arrive au terme de l’évolution, à la fin du parcours, de ce qu’on doit apprendre, nous attend la mort pour renaître de nouveau. C’est le mythe du retour à l’Origine où les choses se sont manifestée pour la première fois.


Vercors met en scène cette création et confie à la nièce la responsabilité d’accomplir la mission. L’itinéraire de la nièce consiste à guider la destinée de W. von Ebrennac jusqu’à sa transformation, en même temps qu’elle subit la sienne propre. En effet, elle passe de la Demoiselle (Kore, la fille, Diane, Artémis) à l’Initiatrice ( Pénélope, Cassandre, Ariane, Antigone, la Belle, le grand-duc , la Vierge, Hestia) pour finalement devenir la Mère dans tous les sens du terme. Sa maternité – comme toutes les autres formes qu’elle revêt – la dépasse. Et c’est pour cette raison qu’il n’est pas nécessaire de la concrétiser (en lui donnant une existence réelle) parce qu’elle existe par soi-même : la Vierge Marie a eu son Enfant sans être fécondée. De même, la nièce, sur le terrain du matériel, est mère potentielle ; sur le terrain de l’immatériel, elle est la mère de tous. A jamais sa flamme, sa chaleur demeurent. La femme est la seule qui puisse transformer le sang en lait maternel :

«  Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale. Ma nièce avait préparé le déjeuner …  » (chap. 8)

Sur son chemin elle a été fécondée par l’amour, c’est pourquoi, à la fin, elle ne sera plus la même. Le seul mot qu’elle prononce annonce la mort et la Libération :  » – Adieu  » ( = à Dieu ?).

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BIBLIOGRAPHIE


CAMPBELL, Joseph with MOYERS, Bill, The Power of Myth, New York, Doubleday,1988.

RISQUEZ, FERNANDO, Aproximaciôn a la Feminidad, Caracas, Editorial Arte, 1985.

DICTIONNAIRE DE LA MYTHOLOGIE Grecque et Romaine, 8e édition, Paris,
1986.

CHEVALIER, Jean et GHERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Nombres, Paris, Laffont/Jupiter, 1969 et 1982, collection  » Bouquins « .


TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION

LA CREATION

UN ITINERAIRE POUR LA NIECE

· La Nièce Initiatrice
· La Nièce Pénélope
· La Nièce Vesta (Hestia)
· La Nièce Mère Spirituelle-Chartres


· LA BELLE ET LA BÊTE


CONCLUSION

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Marlyn CZAJKOWSKI MOYERS dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Profe 

La France : la Belle ou une chienne rampante ? Le code idéologique de « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

 » Le silence de la mer  » a été écrit et publié clandestinement pendant la seconde guerre mondiale, sous l’occupation allemande. C’est l’histoire d’une famille française qui s’oppose par le silence à l’officier allemand qu’elle est obligée de loger. Curieusement, étant donné les circonstances, ce texte n’a pas été perçu comme un puissant appel à la résistance. Les lecteurs se sentaient mal à l’aise : le personnage principal, Werner von Ebrennac, était trop bon pour un officier allemand. Au cours des années, Werner von Ebrennac finira par devenir l’image même de la victime de la barbarie hitlérienne dans le coeur des lecteurs bienveillants.

Comment est-il possible qu’un envahisseur botté et casqué, qui frappe à la porte mais entre sans y être invité, suscite tellement de compassion ? La réponse est simple : la plupart des lecteurs ont le même système de valeurs que Werner von Ebrennac. Les lecteurs et leur héros partagent la même idéologie : l’idéologie patriarcale.

La question des silences

L’opposition fondamentale n’est ni silence vs bruit ni se taire vs parler, mais silence de la femme vs silence de l’homme. Werner von Ebrennac est accueilli par le silence de ses deux hôtes, la nièce et l’oncle. Il est tout à fait imaginable qu’il dise :

« Je suis heureux d’avoir trouvé ici une jeune femme digne. Et un monsieur silencieux. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît.« 

Imaginable mais pas possible. Il n’est pas nécessaire d’avoir une imagination débordante pour envisager la juste fureur des lecteurs devant un tel outrage envers la France et les Français si notre héros avait prononcé ces mots. Or, von Ebrennac est le vrai fils de son (et de notre) temps. Il sait que le silence d’une femme a une autre valeur que celui d’un homme. Voilà ce qu’il dit:

« Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît .« (p.33)

Dans nos sociétés, fondées sur les principes judéo-chrétiens et imprégnées de certaines croyances humanistes, dont les droits de l’homme, il n’est pas interdit aux femmes de parler bien qu’il soit préférable qu’elles se taisent. Le silence est nécessaire pour maintenir l’état d’invisibilité – l’état naturel – de la Femme. (Il va de soi que, pour un lecteur appartenant à une société où la Femme n’est pas autorisée à parler, l’acte de résistance de la nièce serait complètement incompréhensible.) Au moment où von Ebrennac rencontre la famille, il s’adresse à l’oncle (l’homme) et non pas à la nièce (la femme) :

« La cape glissa sur son avant-bras, il salua militairement et se découvrit. Il se tourna vers ma nièce, sourit discrètement en inclinant très légèrement le buste. Puis il me fit face et m’adressa une révérence plus grave. Il dit: « Je me nomme Werner von Ebrennac » (p.21-22)

Le silence de la nièce lui paraît normal. Il n’a pas tort. La communication verbale entre l’oncle et la nièce est très limitée, voire non-existante quand le train-train de la vie quotidienne est bouleversé :

« D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût- ce le moindre détail... » (p.25, l’arrivée de von Ebrennac )

« Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes.  » (p.47, l’absence inquiétante de von Ebrennac)

« De cela je ne dis rien à ma nièce.. » (p. 48, la rencontre entre l’oncle et von Ebrennac dans la Kommandantur.)

« Elle me servit en silence. Nous bûmes en silence. » (p. 60, après le départ de von Ebrennac.)

Mais, si une femme se tait afin d’exprimer son désaccord, le silence devient visible et la femme aussi. Tout homme sait que la visibilité d’une femme est une provocation. Une provocation provenant d’une femme ne peut être qu’un défi au pouvoir sexuel. Et un homme ne peut que répondre à ce défi en employant les moyens de la politique sexuelle. Le lien idéologique entre les lecteurs et le héros est établi. La France est une demoiselle silencieuse : il n’y a rien d’outrageant dans le désir de l’officier allemand de briser ce silence. Et si elle finit par parler,

« J’entendis: Adieu. Il fallait avoir guetté ce mot pour l’entendre, mais enfin je l’entendis. Von Ebrennac aussi l’entendit, et il se redressa, et son visage et tout son corps semblèrent s’assoupir comme après un bain reposant. » (p. 59)

ce n’est que pour assurer que tout va bien dans les affaires de l’ordre patriarcal : puisque l’oncle reste fidèle à sa résolution de ne pas parler, la suprématie mâle ( nièce vs von Ebrennac ) et la dignité de l’homme ( oncle vs von Ebrennac ) sont confirmées.


La question de l’honneur ( amour vs devoir )

Werner von Ebrennac aime la France:

« – J’aimais toujours la France, dit l’officier sans bouger. Toujours. J’étais un enfant à l’autre guerre et ce que je pensais alors ne compte pas. Mais depuis je l’aimais toujours. Seulement, c’était de loin. Comme la Princesse Lointaine. » (p. 27)

Werner von Ebrennac respecte son père. Le père, trahi par la France (une fois de plus elle a refusé de se marier avec das Vaterland), demande à son fils d’exécuter la punition :

« Il me dit: « Tu ne devras jamais aller en France avant d’y pouvoir entrer botté et casqué. » Je dus le promettre, car il était près de la mort. Au moment de la guerre, je connaissais toute l’Europe, sauf la France. » (p 28)

L’officier allemand est un fils loyal tout court. Le père demande, le fils obéit. Il parcourt l’Europe d’un bout à l’autre, sans jamais mettre le pied en France. (Etant donné son amour pour la France, sans parler de son goût du voyage, cela a dû être très frustrant…)

Il y a peu de choses aussi respectables et admirables que la loyauté du fils envers le père. Ainsi, quand von Ebrennac entre en France, botté, casqué et précédé par des chars et des bombes, c’est fortement désagréable mais justifiable : il ne le fait que par amour pour la France et par devoir filial. Il n’aurait pas pu agir autrement sans trahir le code de l’honneur.

Quant au devoir de la France, elle doit également respecter le code de l’honneur. Il serait inadmissible qu’elle se jetât par amour dans les bras du premier venu. Dans le monde de von Ebrennac, une demoiselle respectueuse ne fera jamais une chose pareille. Elle attend, en silence, d’être présentée, donnée ou vendue. Von Ebrennac admet que l’acte de transaction pourrait quelquefois avoir un goût amer, mais il l’accepte dans la meilleure tradition de « la fin-justifie-les-moyens ». Le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy ont leur raison d’être :

 » …Oui, il fallait quelqu’un qui acceptât de vendre sa patrie parce que, aujourd’hui, – aujourd’hui et pour longtemps, la France ne peut tomber volontairement dans nos bras ouverts sans perdre à ses yeux sa propre dignité. Souvent la plus sordide entremetteuse est ainsi à la base de la plus heureuse alliance. L’entremetteuse n’en est pas moins méprisable, ni l’alliance moins heureuse.  » (p. 43)

La question de l’image ( vierge vs putain )


Dans toutes les cultures patriarcales la femme existe dans et par le regard des hommes. Sa propre réalité est réduite à l’image que ceux-ci ont d’elle et elle n’est reconnue qu’à travers cette image. En fait, il n’y a que deux images de la femme : soit elle est vierge ( avec des variantes innombrables ), soit putain ( idem ). La femme est soit idéalisée, soit diabolisée, mais jamais définie par elle-même. S’il est vrai que l’image de quelqu’un révèle l’état d’esprit de son concepteur plutôt que le modèle, Werner von Ebrennac ne peut être qu’une âme noble. Sa France est vertueuse et belle. Mais comme l’image est toujours fonction de son créateur, la pureté de la France sert à signaler la pureté de von Ebrenac, encore plus pure. Son conte de fée préféré est La Belle et la Bête :

« Pauvre Belle ! La Bête la tient à merci, – impuissante et prisonnière, – elle lui impose à toute heure du jour son implacable et pesante présence … La Belle est fière, digne,- elle s’est faite dure … Mais la Bête vaut mieux qu’elle ne semble. Oh! elle n’est pas très dégrossie! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine! Mais elle a du coeur, oui, elle a une âme qui aspire à s’élever. Si la Belle voulait! …. La Belle met longtemps à vouloir. Pourtant, peu à peu, elle découvre au fond des yeux du geôlier haï une lueur, – un reflet où peuvent se lire la prière et l’amour. Elle sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison. Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main … Aussitôt la Bête se transforme, le sortilège qui la maintenait dans ce pelage barbare est dissipé: c’est maintenant un chevalier très beau et très pur, délicat et cultivé, que chaque baiser de la Belle pare de qualités toujours plus rayonnantes…  » (chap. 4)

En revanche, les camarades de von Ebrennac, son frère poète compris, sont adeptes de l’autre image. La France est une sale putain, toujours prête à planter son couteau dans le dos de ses clients honnêtes et innocents. Certes, elle se croit spirituelle, pure et meilleure que les autres, elle est même très convaincante, mais les fils germaniques vont démontrer sa vraie nature :

 » C’est un venin! Il faut vider la Bête de son venin!  » (p. 56)

«  Ils ont la grande peur maintenant, ah! ah! ils craignent pour leur poches et leur ventre, – pour leur industrie et leur commerce ! Ils ne pensent qu’à ça ! Les rares autres, nous les flattons et les endormons, ah! ah! Ce sera facile ! Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles !  » (p. 56)

 » Nous en ferons une chienne rampante.  » (p. 53)

Le destin ultime de toute femme, quelle que soit son image, qu’elle soit la Belle ou une chienne rampante, est d’être soumise à l’homme et enfermée soit dans la prison du mariage soit dans celui du bordel C’est l’ordre qui vient directement de Dieu le Père, et von Ebrennac, le musicien, le respecte aussi bien que son frère, le poète. La France est agressée, vaincue, occupée et emprisonnée. C’est là sa seule réalité ? Peu importe si elle est la Belle ou une chienne rampante, la différence n’existe que dans la tête des créateurs des images.

La question de la responsabilité ( innocence vs culpabilité )

Une des constantes du système éthique du patriarcat est la culpabilité de la femme. Par conséquent, dichotomie de pensée patriarcale oblige, l’homme est innocent. Même quand il pèche, il pèche par innocence. La responsabilité pour le malheur du monde pèse entièrement sur les épaules de la femme. ( Si seulement elle avait mangé cette pomme toute seule ! )

Werner von Ebrennac est un homme innocent et souffrant. Il était privé d’amour dans son propre pays : une jeune fille allemande a détruit son Eden à la Disneyland en arrachant des pattes à un moustique :

 » …nous étions dans la forêt. Les lapins, les écureuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs – des jonquilles, des jacinthes sauvages, des amaryllis … La jeune fille s’exclamait de joie. Elle dit:  » Je suis heureuse, Werner. J’aime, oh! j’aime ces présents de Dieu! J’étais heureux, moi aussi. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas, Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : – Oh! Il m’a piqué sur le menton! Sale petite bête, vilain petit moucheron ! – Puis je lui vis faire un geste vif de la main. – J’en ai attrapé un, Werner! Oh! regardez, je vais le punir : je lui – arrache – les pattes – l’une – après – l’autre… » et elle le faisait… (…)… aussi j’étais effrayé pour toujours à l’égard des jeunes filles allemandes.  » ( p.40 )

La Belle est emprisonnée par la Bête, mais ce serait sa faute si les choses, entreprises avec les meilleures intentions…

 » … je ne regrette pas cette guerre. Non. Je crois que de ceci il sortira de grandes choses… »
(p. 29)

…tournent mal :  » Si la Belle voulait !  » ( p. 33)

De même que pour la France qui, occupée par les Allemands, doit comprendre leur souffrance et accepter, comme toute vraie femme, (c’est-à-dire mère, soeur, fille, ) de répondre à la haine par l’amour :

«  Et, vraiment, je sais bien que mes amis et notre Führer ont les plus grandes et les plus nobles idées. Mais je sais aussi qu’ils arracheraient aux moustiques les pattes l’une après l’autre. C’est cela qui arrive aux Allemands toujours quand ils sont très seuls: cela remonte toujours…« 

« Heureusement maintenant ils ne sont plus seuls: ils sont en France. La France les guérira. Et je vais vous le dire: ils le savent. Ils savent que la France leur apprendra à être des hommes vraiment grands et purs … (…)

– Mais pour cela il faut l’amour. (…)

– Un amour partagé.  » ( p. 41 )


 » .… il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels … Je sais bien que cela dépend de nous…Mais cela dépend d’elle aussi. Il faut qu’elle accepte de comprendre notre soif, et qu’elle accepte de l’étancher … qu’elle accepte de s’unir à nous.  »
( p. 36 )

Werner von Ebrennac est tellement innocent qu’il doit aller à Paris pour se rendre compte de la monstruosité du nazisme, alors que le régime est bel et bien installé depuis bon nombre d’années dans son propre pays. Cet homme cultivé, amateur des arts en général et de la littérature en particulier, musicien de surcroît, ignore tout des bûchers de livres qui incendient le ciel allemand, du sort des artistes dits dégénérés, des persécutions et des exécutions de ses confrères/consoeurs, ses contemporains. N’aimait-il pas leurs livres, leurs tableaux ? Ne faisaient-ils pas partie de son rêve ?

Bénis soient les innocents… !

En guise de conclusion:

Pendant la guerre du Golfe, les bombes envoyées sur Bagdad portaient des messages d’amour. Idem pour Sarajevo. Et c’est loin d’être un hasard….

***

Texte présenté par Mme Sladjana MARKOVIC dans le cadre du séminaire d’introduction à l’analyse sémiotique de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

« Le Silence de la Mer » de VERCORS ( analyse sémiotique I )

INTRODUCTION

« Le Silence de la mer » a été écrit en octobre 1941 par Jean Bruller dit Vercors. C’est le même qui crée, avec Pierre de Lescure, les Editions de Minuit, en automne 1941. Une maison d’édition clandestine, évidemment, et « Le Silence de la mer » est le premier titre à y être édité.

Le livre nous raconte l’histoire d’une famille française qui est forcée de loger un officier de l’armée hitlérienne sous l’Occupation. Vu la date de publication du livre et les événements qu’il nous rapporte, on peut dire que Vercors présente un témoignage « en direct » des événements de l’époque que les historiens appellent la « débâcle ».

Ce qui a dû frapper le lecteur contemporain de Vercors, et ce qui frappe encore le lecteur d’aujourd’hui, c’est certainement le personnage de l’officier allemand. En effet, l’auteur nous présente un officier allemand loin des clichés traditionnels. Ebrennac n’est pas un être sadique, barbare, dépourvu de toute humanité mais, bien au contraire, il est raffiné, cultivé, musicien, connaît bien la littérature et la culture françaises.

En face de lui, on trouve le personnage de la nièce qui incarne symboliquement la France, battue mais fière et résistant.

Entre ces deux personnages, on trouve celui de l’oncle qui est « neutre » et qui remplit le rôle du narrateur.

I. L’analyse sémiotique

1. La structure générale du récit

Pour dégager la structure générale du récit, il faut tout d’abord observer la situation finale et rechercher la situation initiale correspondante. Dans notre cas, la situation finale est caractérisée, d’une part, par le désillusionnement d’Ebrennac et sa volonté d’autopunition (c’est-à­-dire sa décision de partir pour le front russe non pour combattre mais pour y trouver la mort) …

· le désillusionnement :

« … et l’officier dit, – sa voix était plus sourde que jamais : – Je dois vous adresser des paroles graves. »

... – Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu… » – il respira, avec un effort d’asthmatique, garda un instant la poitrine gonflée… « il faut …» Il respira : « il faut l’oublier ». (P.45)

 » – Au carrefour, on vous dit : « Prenez cette route-là ». Il secoua la tête. « Or, cette route, on ne la voit pas s’élever vers les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer dans les ténèbres fétides d’une lugubre forêt !…0 Dieu! Montrez-moi où est MON devoir! ». (p.49-50)

· le désir d’autopunition :

« ... – J’ai fait valoir mes droits, dit-il, avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain, je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa :- Pour l’enfer. Son bras se leva vers l’Orient, vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres. (p.50)

…et, d’autre part, la communication établie entre les Français et l’Allemand :

« … je n’attendis pas davantage et dis d’une voix claire : « Entrez, monsieur ». (p.44)

« … pour la première fois, – pour la première fois, elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles. » (p.45)

« … la jeune fille remu[a] les lèvres. Les yeux de Werner brillèrent. J’entendis :- Adieu. » (P. 51)

A la situation initiale correspond, d’une part, l’arrivée de l’officier chez les Français et ses idées sur le mariage franco-allemand …

« Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France. Je pense, après mon père, que le soleil va luire sur l’Europe. » (p.26)

…d’autre part, le refus de toute communication avec l’occupant allemand :

« … ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse … » (P. 19)

« ... ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit escalier et commença de gravir le marches, sans un regard pour l’officier, comme si elle eût été seule ... » (p.20)

Il faut ensuite observer à quel moment a lieu la transformation. Dans notre cas, elle a lieu à un moment précis, c’est-à-dire après le voyage à Paris, où Ebrennac rencontre ses amis nazis. Il y apprend et comprend les vraies intentions de l’Allemagne hitlérienne : la destruction et la domination du monde. Il se rend alors compte que tout ce temps-là il s’est fait bercer de fausses illusions et de faux espoirs

Avant :

« A Paris, je suppose que je verrai mes amis, dont beaucoup sont présents aux négociations que nous menons avec vos hommes politiques, pour préparer la merveilleuse union de nos deux peuples. Ainsi, je serai un peu le témoin de ce mariage » (p.38)

transformation et « éveil » d’Ebrennac :

« … nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi. Son âme surtout. Son âme est le plus grand danger. C’est notre travail en ce moment : ne vous y trompez pas, mon cher »
(p.46)

 » – J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites ? L’avez-vous MESURE ? » (p.48)

Pour simplifier, on peut inscrire la structure générale du récit sur l’axe sémantique suivant :

avant transformation       vs      après transformation

S ————————-> t ———————> S 1


situation initiale           vs               situation finale

l’arrivée de l’officier         vs       le départ de l’officier
son idéalisme                  vs                       son éveil
ténèbres                         vs                          lumière
désespoir                        vs                            espoir


Mais il est également possible de formuler la structure générale du récit à différents niveaux, plus concrets ou plus abstraits :

 – Abstrait : thématique et narratif

 – Concret : figuratif

2. Le niveau figuratif

Après avoir dégagé la structure générale du récit, on peut analyser le récit au niveau le plus concret, c’est-à-dire au niveau figuratif . A ce niveau, on observe les personnages et le déroulement concret de leurs actions dans des lieux et des temps déterminés.
Le récit tout entier repose sur le personnage de Werner von Ebrennac. Il est pourtant intéressant d’observer qu’il est exclu « physiquement » du début et de la fin du récit. Pourtant, il y est quand même présent, même si sa présence n’est que virtuelle, mentale ( il est dans l’esprit de l’oncle et de la nièce ) et grammaticale ( le pronom « il » ) :

« Il fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire. » (p. 17)

« Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale. » (p. 5 1)

Le personnage de l’officier n’apparaît donc « physiquement » qu’à partir du deuxième chapitre (p. 19) et c’est le personnage de l’oncle qui assume le rôle du narrateur et qui nous donne sa description :

« … je vis l’immense silhouette… »

« il était immense et très mince… »

 » ses hanches et ses épaules étroites étaient impressionnantes. Le visage était beau. Viril et marqué de deux grandes dépressions le long des joues … » (p. 19-20)

Au niveau du code sensoriel, la description est très dysphorique. Le choix des adjectifs et la démesure omniprésente orientent l’interprétation. Le lecteur peut ainsi ressentir le malaise de l’irruption de l’ennemi dans la maison. On pourrait, d’ailleurs, transposer cette image pour y voir celle de l’Allemagne qui envahit la France. La supériorité allemande est soulignée par la position des actants dans l’espace :

l’oncle : « … j’étais assis au fond de la pièce, relativement dans l’ombre… »

la nièce : « ... elle se tenait elle-même contre le mur… »

l’officier : « …il était debout au milieu de la pièce… »

Il y a donc une évidente inégalité entre les actants, et les rapports entre eux sont des rapports de force : l’oncle et sa nièce subissent l’action de l’officier.

Au personnage d’Ebrennac s’oppose le personnage de la nièce ; toutefois, le lecteur n’a droit qu’à une description minimale de celle-ci. La description de ce personnage est restreinte à son buste ou bien à son visage :

« … le profil de ma nièce, immanquablement sévère et insensible … » (p.23)

« … Et en fait, c’était bien une statue. Une statue animée, mais une statue … » (p.25)

« … le pur profil têtu et fermé... » (p.29)

« ... elle offiit à l’officier le regard de ses yeux pâles … » (p.45)

« ... Le visage de ma nièce me fit peine, Elle était d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles aux bords d’un vase d’opaline, étaient disjointes, elle esquissait la moue tragique des masques grecs … » (p.50)

« ... elle regardait avec cette fixité inhumaine de grand-duc » (p.43)

La description de la nièce est également, nous semble-t-il, dysphorique : elle fait penser plutôt à une statue. D’ailleurs, elle n’a ni prénom ni nom de famille. Son rôle dans le récit est très symbolique et son buste est le buste de Marianne. Les deux personnages, Ebrennac et la nièce, s’opposent et se complètent en même temps :

Ebrennac                           vs                          la nièce
homme                             vs                           femme
militaire                            vs                             civile
la Bête                              vs                          la Belle
l’envahisseur, le conquérant vs    la Princesse Lointaine

En ce qui concerne le personnage de l’oncle, son rôle est avant-tout celui du narrateur qui nous rapporte les événements.

Pour ce qui est de l’espace textuel, il faut noter qu’on observe deux mouvements importants dans le récit : le mouvement à l’intérieur de la maison et le mouvement à l’extérieur de la maison.

Pour l’extérieur, c’est le déplacement à Paris qui a de l’importance, car c’est le moment de la transformation ; il faut mentionner aussi la cathédrale de Chartres, haut lieu de la spiritualité, lieu où le Mal est vaincu par l’espoir (p.34) :

«  Le destin m’a conduit sur Chartres. Oh !, vraiment quand elle apparaît, par-dessus les blés mûrs, toute bleue de lointain et transparente, immatérielle, c’est une grande émotion! » (p.49)

Ici le « blé » symbolise le sein de la terre. La couleur « or » reflète la lumière céleste et s’accorde à la couleur « bleue ». Nous avons ainsi :

/le ciel/ + /le blé uni avec le ciel/.

Le motif du champ de blé reviendra à la fin du texte (p. 50) :

« ... où le blé futur sera nourri de cadavres… »

Il y a là un parcours qu’on peut reconstituer : l’officier mourra en Russie ; son corps nourrira le blé, dont la couleur le fera monter au ciel ; sa mort est annoncée mais elle est euphorique.

Pour l’intérieur de la maison, on peut observer que l’oncle et sa nièce séjournent en bas, tandis que la chambre d’Ebrennac se trouve à l’étage, en haut. Cette hiérarchie exprime bien le rapport de forces qui existe entre les personnages.

Il a y aussi des lieux intermédiaires à l’intérieur de la maison qui ont une signification précise :

la porte – un mot qui revient très souvent dans le texte – symbolise le lieu de passage entre deux mondes, entre la lumière et les ténèbres. Et c’est l’officier qui l’ouvre, qui la franchit et la ferme.

l’escalier – qui symbolise l’élévation vers le savoir et vers la connaissance, mais qui peut aussi représenter la chute. Et c’est encore Ebrennac qui gravit et descend les marches.

3. Le niveau narratif

Au niveau narratif, on analyse les fonctions des actants et les relations qu’ils entretiennent entre eux. On analysera donc les relations entre l’officier et la nièce. Le parcours narratif, de la situation initiale à la situation finale, se réalise sous la forme de la quête d’un Sujet ( Ebrennac ) à la recherche d’un Objet du désir ( l’union franco-allemande ). En arrivant en France et dans la maison, Ebrennac fait une tentative de conjonction avec son Objet de désir. Pendant ses longs monologues auprès de la cheminée, il va essayer de justifier ses agissements aux yeux des habitants légitimes de la maison et prôner la nécessité de l’union :

Ebrennac (Allemagne) SUJET——->   (axe du désir)  ——–>      La nièce ( France ) OBJET

taureau, trapu, puissant    vs   la pensée subtile, poétique
lourdeur, brutalité, force   vs esprit, légèreté, finesse (pp. 24-25)

Von Ebrennac s’exprime sans paroles, avec la musique inhumaine, démesurée    vs    la France s’exprime par une                                     parole fine, précise, mesurée
langage de l’âme           vs       langage de l’esprit (p. 29)

Bête – rustre, brutale     vs        Belle – fière, digne (p.29)

 – l’union :

« Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne et pour la France … » (p.26)

« … leur union détermine un bonheur sublime… » (p. 3 1)

« .. il faut qu’elle accepte de s’unir à nous … » (p.32)

Pour Ebrennac, tous les moyens sont bons pour arriver à cette « merveilleuse union » :

« … Pourtant, je ne regrette pas cette guerre ... » (p.26)
« ... souvent, la plus sordide entremetteuse est ainsi à l’origine de la plus heureuse alliance. L’entremetteuse n’est pas moins méprisable, ni l’alliance moins heureuse ... » (p. 38)

Après son séjour à Paris, où il doit revoir ses amis nazis qui mènent les négociations (« l’entremetteuse »), il se rend compte que cette union, telle qu’il l’imagine, est impossible car la Bête ne cherche pas à conquérir la Belle pour pouvoir s’unir à elle mais pour pouvoir la détruire.

Ainsi, sa quête du bonheur (qui passe par l’union) devient la quête de la vérité. Pour ne plus offenser la Belle, la Bête choisit la mort. Sa quête n’échoue pas pour autant puisque le refus de communication se transforme en communication après qu’il a avoué ses torts et qu’il « libère » la Belle. Le Sujet est alors en conjonction avec son Objet du désir.

4. Le niveau thématique

Le parcours thématique du récit peut se présenter comme ceci :

la valeur S1 est niée en 1/S1 pour affirmer ensuite S2

Un texte, après avoir posé une valeur, la nie ou la met en doute, la questionne, pour passer à la valeur contraire.

Ainsi :

En S1 la Bête veut conquérir la Belle

En 1/S1 la Bête ne veut plus la conquérir

En S2 la Bête libère la Belle
ou bien :

En S1 Ebrennac est aveuglé par son idéalisme

En 1/S1 Ebrennac n’est plus aveuglé

En S2 Ebrennac trouve la vérité
Ou bien encore :

En S1 : non-communication entre les résidents de la maison

En 1/S1 non non-communication

En S2 communication entre les personnages


II. L’intertextualité


Il est intéressant de constater qu’en lisant le récit de Vercors on y découvre des allusions à d’autres textes, mythologiques et bibliques surtout. Le repérage des textes anciens, qui dépend évidemment des compétences du lecteur, de sa culture, permet de faire une lecture multiple.

 – Ainsi, en nous décrivant l’aspect physique de l’officier ( « la jambe raide », p. 20 ), Vercors nous permet de faire immédiatement le rapprochement avec le mythe d’OEdipe. En juxtaposant les deux personnages, on peut établir un parallèle entre eux. Pour surcompenser son infériorité physique, le boiteux recherche une certaine supériorité dominatrice qui sera ensuite la cause de sa perte. Malgré son effort pour déjouer la prédiction, OEdipe n’échappe pas à son destin et il assassine son père et épouse sa mère. Il s’auto-mutile après avoir pris conscience de ses crimes. Ebrennac, de même, choisit la mort après avoir découvert les siens.

 – Un autre texte qu’on pourrait reconstituer à partir du texte de « base » est celui qui traite de l’ange-­messager :

« ...il leva brusquement la tête et fixa l’ange sculpté... » (p.20)

Dans la Bible, l’ange est l’intermédiaire entre les mortels, la terre et le paradis, le ciel. C’est lui qui montre la voie aux égarés ( « … l’ officier, lui-même désorienté, restait immobile « ( p.20).

On pourrait en déduire que le voyage d’Ebrennac, malgré l’obscurité qui l’entoure ( » … on ne voyait pas les yeux que cachait l’ombre« (p.20 ) deviendra un voyage vers la lumière, donc un voyage initiatique :

« … il regardait avec une fixité lamentable l’ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité … » (p.50)

 – On peut rapprocher le personnage de la nièce du personnage mythique de Pénélope qui tricotait sans cesse pour repousser les prétendants qui s’étaient installés dans son palais par la force :

« ...ma nièce tricotait, lentement, d’un air appliqué... » (p.23)

« …. ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique... » (p. 24)

Ainsi la nièce (la Belle, la France ) résiste à l’officier (la Bête, l’Allemagne ) qui s’est installé dans sa maison sans y être invité.

 – Mais le personnage de la nièce nous fait penser aussi à un autre personnage mythique.

« … ses doigts tiraient un peut trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil ... » (p.29)

« il attendit, pour continuer, que ma nièce eût enfilé de nouveau le fil qu’elle venait de casser… » (p.34)

En lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le personnage mythique d’Ariane muni du fil grâce auquel le héros perdu trouvera le chemin du retour. L’on peut dès lors prétendre que la nièce est celle qui aidera Ebrennac à trouver son « chemin du retour ».

Conclusion

Pour J.J. Rousseau, toute lecture qui n’était pas faite un crayon à la main n’était qu’une rêverie. Il voulait ainsi souligner la nécessité de ne pas s’arrêter à une lecture superficielle.

L’approche sémiotique n’est qu’une des multiples voies par lesquelles on peut aborder et analyser une oeuvre littéraire. Elle permet d’expliquer le texte uniquement à partir de ses relations internes. Toutefois, aucun texte ne peut être reçu isolément car tout lecteur dépend de son milieu socio-culturel qui influence sa lecture et son interprétation de l’oeuvre.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Petra HORNACKOVA dans le cadre du séminaire d’introduction à l’analyse sémiotique.

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Le miroir sémantique dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS (la musique, contrepoint du silence)

INTRODUCTION

L’analyse des configurations musicales dans « Le Silence de la Mer » révèle la fonction de la musique comme élément  » humanisant  » du héros (acteur) . Tout au long du récit, celui-ci subit une transformation qui peut être représentée par le parcours sémiotique du soldat qui finit par devenir homme.

(parcours sémiotique) :


début du récit ———————————-> fin du récit
( transformation )
SOLDAT ——————————————–> HOMME

 

Ici, la figure du soldat possède une charge sémantique dysphorique qui est produite par deux éléments fondamentaux :

– d’abord, sur le plan du récit, le lecteur est émotionnellement amené à juger du point de vue français;

– ensuite, la description spatio-temporelle des événements permet de situer les faits à une époque précise de l’histoire : la Deuxième Guerre mondiale, l’invasion allemande de la France.

Ces conditions confèrent à la figure du soldat des valeurs négatives telles que :

invasion / destruction / mort

Par contre, la figure de l’homme illustre les valeurs suivantes:

âme / création / vie

En conséquence, le texte décrit cette transformation, – appelée au niveau narratif  » fait manipulateur  » – à travers la fonction principale du héros qui consiste à convaincre ses amphitryons qu’il est un homme sensible et plein d’idéaux.

Ainsi, la musique exerce un rôle actantiel d’Adjuvant et le héros l’utilise pour montrer son côté humain et pour se procurer une valeur euphorique aux yeux des Français avec lesquels il cohabite.

Sur le plan pragmatique, cette activité persuasive a pour but de changer la conduite de l’oncle et de sa nièce. Von Ebrennac cherche à « rompre le silence » des Français pour qu’ils l’acceptent. Mais une fois la réponse obtenue, il renonce a son humanité pour redevenir un soldat.

Werner VON EBRENNAC :

soldat —————->   homme    ———–>   soldat

 

L’INVASION DU SON

La dynamique du texte accorde beaucoup d’importance à la matière sonore dont la musique fait partie. Le texte est riche de ce genre d’éléments qu’on remarque, dès le début, à travers l’opposition : son / silence.

Cette opposition soutient aussi une transformation de la valeur sémantique. Le texte fait apparaître le son (ou le bruit) comme trait caractéristique de Von Ebrennac.
C’est l’élément qui trouble la paix de ceux qui habitent la maison. Le son est un indice de l’invasion allemande, la matière sonore est donc dysphorique. En effet, la  » voix bourdonnante  » de Von Ebrennac ponctue une présence indésirable qui est rejetée par le refus de la communication : le silence.

L’axe sémantique se présente donc, sous la forme suivante :

SON ———————-> vs <—————–  SILENCE
Invasion —————–> vs <—- refus de l’envahisseur

L’évolution se produit dans le contexte de la répétition de la fonction communicative de l’officier allemand :

«  …et, ma fois, je l’admirais. Oui: qu’il ne
se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… Au contraire, quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise. (…) et quand enfin Werner von Ebrennac dissipait ce silence, doucement et sans heurt, par le filtre de sa bourdonnante voix, il semblait qu’il me permit de respirer plus librement
. « 

Cet exemple, tiré du chapitre six, souligne un changement de la valeur sémantique du silence et du son. Le récit de l’oncle présente le silence comme un facteur qui le rend « mal à l’aise » car il est semblable à « un gaz pesant et irrespirable« . Par contre, l’acte discursif de l’allemand lui apporte de la tranquillité. Il est donc évident qu’au niveau profond on est passé d’une situation de refus à une situation de non refus.

D’autres marques figuratives vont confirmer cette étape intermédiaire vers l’acceptation, par exemple l’inquiétude que l’absence de Von Ebrennac provoque chez l’oncle et la nièce :

« Cette absence ne nous laissait pas l’esprit en repos » (chapitre 8)

Finalement, le silence des Français a été brisé : on a accepté de lui adresser la parole :

 » Entrez monsieur. » Pourquoi ajoutai-je: monsieur? Pour marquer que j’invitais l’homme et non l’officier ennemi ? « 

«  J’entendis : – Adieu. Il fallait avoir guetté ce nom pour l’entendre, mais enfin je l’entendis. Von Ebrennac aussi l’entendit, et il se redressa, et son visage et tout son corps semblèrent s’assoupir comme après un bain reposant.  » (Chapitre 8)

La présence de Von Ebrennac est reconnue a la fin du récit. On repère des figures comme : « Entrez« , invitation faite à l’homme et non à l’officier ennemi, et la réponse de la nièce, à l’  » Adieu  » de l’Allemand. Bien que la communication orale ne s’établisse que pendant un temps très court, les figures ont la valeur d’une acceptation. C’est ainsi qu’on peut établir le schéma du  » carré sémiotique  » :

AXE DU CONTACT

SILENCE ————-> VS <—————– PAROLE


refus ——-> vs <— acceptation (réponse des Français)

Relation d’implication :

(non parole = SILENCE)       (non silence = PAROLE)
non acceptation                              non refus


Ce diagramme représente l’évolution des valeurs opposées en passant par une situation intermédiaire : le NON REFUS illustré par la sympathie éprouvée pour von Ebrennac, jusqu’à la situation opposée, c’est-à-dire l’ACCEPTATION de l’Allemand.

 

LA MUSIQUE, LA CLE DES AMES

Nous avons parlé au début du rôle modèle de la musique dans la tâche persuasive de von Ebrennac. Il est important de traiter en détail le fonctionnement de la musique comme instrument de performance du héros dans le cadre d’une analyse du système narratif du texte.

L’instance d’énonciation projette la figure du discours dans le récit. En effet, on a un actant qui joue le rôle de DESTINATEUR : Von Ebrennac, et qui s’adresse à un DESTINATAIRE, l’Oncle et la Nièce, qui admettront sous la figure de l’Acceptation le côté humain de von Ebrennac : OBJET de la communication. Cette action est, en réalité, l’acceptation d’un contact qui doit conduire à un autre Programme Narratif.

Mais, ce qu’il est intéressant de remarquer, ce sont les « habits » figuratifs de l’objet de la communication. Là, von Ebrennac oppose le discours du  » soldat  » au discours de l’  » homme « :

 » Il me dit : tu ne devras jamais aller en France avant d’y pouvoir entrer botté et casqué.  » (chapitre 3)

Et ensuite :

«  Je suis musicien. Je ne suis pas exécutant :
je compose de la musique. Cela est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre
.  » (chapitre 3)

Cela donne un effet d’équilibre des valeurs fondamentales :

soldat                  vs                   musicien / compositeur
DESTRUCTION      vs                        CREATION

L’actant von Ebrennac est les deux choses à la fois. C’est la dimension humaine dans ses aspect positif et négatif.

C’est la qualité de la musique, comme expression de l’esprit de l’individu et des peuples, qui permet d’atteindre l’âme des Français dans une union qui donnera à l’Europe l’équilibre dont elle a besoin.

Von Ebrennac reflète ainsi l’âme allemande :  » pays de musiciens  » et l’esprit de la France :  » pays d’écrivains « . Il s’agit donc d’un mariage au sein de la « création » intellectuelle.

 » Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant? Molière? Racine? Hugo? Voltaire? Rabelais? Ou quel autre? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord. Il se retourna et dit gravement: ? Mais, pour la musique, alors c’est chez nous: Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart…quel nom vient le premier? « 

 

LE RETOUR DU SOLDAT

Malgré la présence de facteurs opposants (illustrés par l’oncle et la nièce, qui sont en situation de dominés parce qu’envahis), l’anti-programme qu’ils représentent n’offre pas la force nécessaire pour obtenir un changement décisif dans la narration. C’est plutôt le programme déployé par les autres soldats allemands qui aura cet effet important. Il s’agit d’un programme contraire où la figure de la musique revêt des valeurs dysphoriques. Les exemples suivants nous semblent démontrer cette hypothèse :

Werner von Ebrennac ——-> vs <—— Discours Nazi :

 

Werner von Ebrennac :


 » Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. « 

Discours nazi :

« Nous ne sommes pas des musiciens » (…) « La politique n’est pas un rêve de poète » (…) « Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas
seulement sa puissance : son âme aussi, son âme surtout
. »

En observant le discours de von Ebrennac, on perçoit toujours les valeurs créatrices de l’âme. Tandis que le discours nazi soutient des valeurs destructrices.

Pour von Ebrennac la musique est une réalité qui va lui permettre d’atteindre la vérité ; pour les nazis, la musique et la poésie n’ont pas une valeur concrète, elles appartiennent au monde du rêve, de tout ce qui n’est pas réel.

Cette opposition entre les discours mène à une autre opposition des buts fondamentaux dans le cadre de l’axe du contact : la guerre.

CREATION ———–>  vs   <———- DESTRUCTION

Cette tâche persuasive présente à von Ebrennac une réalité que le héros refuse d’accepter, mais qu’il admet à la fin. Von Ebrennac rétablit un contact avec le système nazi et il affirme son rôle de soldat et renonce à son état d’humain. Il accepte ce rôle comme une punition de son action discursive, qui a échoué parce que construite sur une fausse base.

Au terme du récit, il finit par admettre devant l’oncle et la nièce qu’il a eu tort et qu’il doit partir faire la guerre sur le front oriental.


CONCLUSION

Pour conclure, on présentera ci-dessous le  » schéma actantiel  » complet avec ses différents rapports : l’axe de la communication (savoir), 1’axe du pouvoir et l’axe du désir (vouloir), grâce auxquels on démontrera le rôle de la musique comme ADJUVANT du SUJET :


AXE DE LA COMMUNICATION :

DESTINATEUR ———>  OBJET  ——–> DESTINATAIRE
Werner Von Ebrennac — acceptation — l’oncle et la nièce

AXE DU DESIR :    ( SUJET ——>   OBJET)

AXE DU POUVOIR :

ADJUVANT ————>  SUJET  <———– OPPOSANT
musique —— Werner Von Ebrennac ——- silence


En comparant ce schéma avec le  » carré sémiotique  » de la transformation, déjà présenté, on constate que le silence et la musique deviennent les deux côtés d’un miroir. Car la première est l’image du second et vice-versa. La complémentarité va jusqu’au point où les deux termes se reflètent mutuellement dans un double (et même un triple) jeu des contraires.


DEBUT DU RECIT :

Point de vue de VON EBRENNAC    —> vs <— Point de vue de l’ONCLE et de la NIECE

musique ————>      vs      < ———-  silence

euphorique  ——–>      vs      <———   dysphorique

CREATION  ———>      vs      < ——–DESTRUCTION

MIROIR SEMANTIOUE :

FIN DU RECIT :

Point de vue NAZI  —–> vs <— Point de vue FRANCAIS

musique  —————-> vs <—————    silence

dysphorique ————>  vs  <————–   euphorique


CREATION ————>    vs    <———- DESTRUCTION

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Lenka KYSELOVA, Mlle Susana SALVADOR et M. Eduardo HARO pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

L’aspect oedipien de Werner von Ebrennac dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS


Werner von Ebrennac, le héros de Vercors dans « Le silence de la mer« , fait penser au personnage d’Œdipe qui, d’après André Green[1] est la métonymie de l’être humain se battant entre le destin et sa volonté.La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise l’âme[2]. La répétition du mot « âme« est remarquable tout au long du récit et la description de son boîtement le précède chaque fois qu’il vient rejoindre l’ oncle et la nièce :

« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles. » Chap. 2, page 23

Les ressemblances entre Oedipe et von Ebrennac sont nombreuses. Tous les deux sont étrangers. Von Ebrennac est aussi de parenté incertaine :

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant? » Chap. 2, page 22.

Il parle de son père, mais il ne dit rien de sa mère. Son nom indique une origine huguenote, mais sa mère devait être allemande. Von Ebrennac a de l’amour et du respect pour son père[3] :

« A cause de mon père. Il était un grand patriote. » Chap. 3 page 28.

Or Oedipe a dû aussi s’exiler de Corinthe par amour et respect pour le Roi Polybe :


« Il avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe. Et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laios, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle. Il décida de ne jamais revoir Polybe . »

La faute du père est la faute du fils. Oedipe a payé pour la faute de Laios et von Ehrennac paie pour la faute de son père qui lui a fait promettre de

 » …ne jamais aller en France avant d’ y pouvoir entrer botté et casqué « . Chap. 3, page 28.

La maison de l’enfance de von Ebrennac, dans la forêt, fait penser à Citheron, la montagne où Oedipe avait été abandonné.

Même le vieux maire, qui avait dit à von Ebrennac qu’ il logerait au château, et ses soldats, qui s’étaient trompés, font penser à l’oracle et à Oedipe qui a cru pouvoir le démentir.

De même que son aveuglement a privé Oedipe de la communication sur le plan optique, par l’intermédiaire des images, le silence prive von Ebrennac de la communication sur le plan acoustique, par les mots.

Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté civil très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté militaire négatif : c’est un officier allemand, c’est-à-dire un ennemi ; il est au service du nazisme. Oedipe aussi est héros et anti-héros à la fois. Tous les deux donnent une fausse impression, mais, malgré tout, ils inspirent des sentiments positifs. L’oncle dit de von Ebrennac :

« Et ma foi je l’admirais. Oui ! qu’il ne se décourageât pas ».
Chap. 6, page 38.

Les Thébains traitaient Oedipe avec amitié, même après la révélation de son identité véritable[4] .

Ce qu’était le Sphinx pour Oedipe, c’est la guerre qui l’est pour von Ebrennac. Oedipe, après avoir vaincu le Sphinx, a épousé la veuve du Roi défunt, Jocaste. Von Ebrennac croit que, quand la guerre sera terminée, la double union de l’ Allemagne avec la France et de von Ebrennac avec la nièce pourra être réalisée[5] .

Tout au long du récit von Ebrennac ne s’est jamais assis :

« Un fauteuil était là offert, tout près. Il ne s’y assit pas. Jusqu’au dernier jour, il ne s’assit jamais ».
Chap.3, page 28.

Comment ne pas penser à Oedipe aveugle et errant ? Tous les deux voulaient avoir la conscience tranquille :

« Le succès est peu de chose auprès d’une conscience en repos ».
Chap. 6, page 41.

Tous les deux se montrent impuissants à contrôler ce qui va arriver et restent passifs devant l’avenir. Ce n’est pas eux-mêmes mais le destin qui décide :

« Mes yeux (c’est le narrateur qui parle) furent saisis par cette main, à cause du spectacle pathétique qu’ elle me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… «  Chap. 8, page 51.

Et plus loin dans le même chapitre :

 » Au carrefour, on vous dit : « Prenez cette route-là. » Il secoua la tête. « Or, cette route on ne la voit pas s’ élever vers les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer dans les ténèbres fétides d’ une lugubre forêt !… 0 Dieu! Montrez-moi ou est MON devoir! »
Chapitre 8, page 58.

Un autre carrefour, celui où Oedipe s’est arrêté chemin faisant vers Delphes, où il a fini par tuer son père, nous est rappelé par ce passage.

Von Ebrennac, comme Oedipe, à la fin de l’histoire se rend compte de son erreur, c’est-à-dire comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’ aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Oedipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire pour sauver Thèbes de la peste. Pour von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice. Point commun : le voyage (chap. 7 & 8).

Tous les deux avaient le désir de dompter le mal. Mais ils ne voyaient pas où il se trouvait vraiment. Il leur a fallu parcourir un long chemin pour parvenir à se rendre compte finalement de la vérité[6] .

Aucun des deux n’a pu accepter la vérité. Oedipe l’a rejetée et s’est arraché les yeux, ses yeux qui l’ avaient trompé :

 » Puis il se prit les tempes et le front, écrasant ses paupières sous les petits doigts allongés.  »
Chap.8, page 57.

Von Ebrennac, aussi désespéré qu’Œdipe, crie :

« – Il n’y a pas d’ espoir. » Et d’ une voix plus sourde encore … : « Pas d’espoir. Pas d’espoir. » (…) – comme un cri : « Pas d’ espoir! ».
Chap.8, page 54.

Il agit comme quelqu’un

« …dont la volonté subit une exténuante épreuve ».
Chap. 8, page 49.

Son regard intérieur s’aveugle, aussi demande-t-il à aller se battre sur le front Est pour s’y faire tuer :

 » Mon devoir! « (…) – C’ est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel !  »
Chap. 8, page 58.

Le narrateur poursuit en pensant de von Ebrennac :

« Ainsi il se soumet.. Voilà donc tout ce qu’ ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là ».
Chap. 8, page 58.

C o n c l u s i o n

Tout comme Oedipe, von Ebrennac, dans la nouvelle de Vercors, est plein d’illusions et de bonnes intentions mais son incapacité de voir la réalité telle qu’elle est le conduit au désespoir profond et au refus de la vie. En un mot, sa volonté s’est soumise à son destin.

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Bibliographie sommaire

[1] André GREEN, Un oeil en trop, Paris, Les Editions de Minuit, 1969.

[2] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont/Jupiter, 1969 et 1982 : « Le pied, dans de nombreuses traditions, sert à figurer l’âme, son état et son sort. »

[3] Edith HAMILTON, La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout, 1978, p. 319 : « Il (Oedipe) avait quitté Corinthe, sa patrie, où il passait pour le fils du Roi Polybe, et la cause de cet exil volontaire était un autre oracle delphien. En effet, Apollon avait déclaré que cet homme était destiné à tuer son père. Tout comme Laïos, Oedipe crut pouvoir faire mentir l’oracle; il décida de ne jamais revoir Polybe. »

[4] Edith HAMILTON, op. cit. : « Pendant bien des années ils traitèrent Oedipe avec amitié. »

[5] Id., ibid., p. 320 : « …il résolut donc de rencontrer le Sphinx et de tenter de résoudre l’énigme. (…) De façon assez inexplicable mais fort heureuse, le Sphinx, outré de se voir deviné, se tua. (…) les citoyens reconnaissants le prirent pour Roi et il épousa la veuve du Roi défunt, Jocaste. »

[6]Loc. cit. : « Thèbes fut éprouvée par la peste.(…) Personne n’en souffrait plus qu’Oedipe; il se considérait comme le père de son Etat…Il chargea Créon de se rendre à Delphes pour y implorer l’aide du dieu. »

***

Texte présenté par Mme Chryseis BOUCAOURIS dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-OzeroffChryseC dans ouc

La signification symbolique de la purification de Werner von Ebrennac dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

Analyse du chapitre VIII de la nouvelle

Le personnage de von Ebrennac est extrêmement ambigu. Il a toutes les caractéristiques du héros courtois typique : il est gentil, sensible, intelligent, beau, mais, à l’ opposé, toute une série de valeurs négatives lui sont attribuées ; par exemple le fait qu’il soit un officier allemand, donc un ennemi, et, surtout, ses idées fausses sur le nazisme et sur la  » merveilleuse union  » de la France et de l’Allemagne.

Dans le dernier chapitre, on assiste à la transformation de von Ebrennac qui, pour devenir un personnage authentiquement positif, pour « se sauver », devra, d’abord, se rendre compte de son erreur, c’est-à-dire comprendre qu’il a vécu dans l’illusion, voire dans le mensonge.

Sa prise de conscience aura lieu pendant son voyage à Paris, qui est le début d’un véritable « ‘voyage initiatique ». Grâce à cette première épreuve douloureuse, au passage par cet enfer peuplé par les « diables nazis« , il commencera le « Voyage » pour arriver à la Connaissance et à la Vérité.

Description du voyage à Paris

Il y a toute une série d’éléments qui, en une espèce de crescendo, nous plongent dans cette atmosphère infernale. Immédiatement apparaît une opposition entre von Ebrennac et les Nazis. En effet, bien que la première impression puisse nous faire croire qu’on est en présence d’un homme froid et insensible,

 » ( … ) il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter.  » (P.51)

en réalité le narrateur suggère, par un détail infime, son réel état intérieur :

 » (… ) à cause du spectacle pathétique qu’elle ( la main ) me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme...  » (p. 51)

C’est, à ce moment, un homme qui a subi une défaite, admettant d’emblée qu’il s’est trompé :

 » Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu,(…) il faut l’oublier.  » (p.52)

Par contre, la première chose qu’il dit sur les Nazis est:

 » J’ai vu ces hommes victorieux  » (P. 53)


La dichotomie entre von Ebrennac et les Nazis est soulignée par la phrase :  » Nous ne sommes pas des musiciens. » (p. 53). Le fait que von Ebrennac soit un musicien est une caractéristique positive qui le désigne comme un esprit sensible et noble. Il a potentiellement la possibilité d’atteindre la vérité et la grâce, malgré sa nationalité et le fait qu’il représente l’ennemi. Par conséquent, se placer exactement aux antipodes, comme les font les Nazis, détermine déjà la négativité de ces personnages.

Von Ebrennac répète souvent que les Nazis ont ri :

 » Ils ont ri de moi. »
 » – Ils rirent très fort.  »
«  Ils ont encore ri  » (P. 53)

Et encore, lorsqu’il parle de son ami devenu Nazi :

– « Il mélangeait la colère et le rire. »
– « Il riait et sa figure devenait toute rose  » (P. 56)

Ce rire n’est ni gai ni joyeux. Il a quelque chose d’inhumain, d’animal, presque de répugnant. Il rappelle le rire d’une hyène, qui n’est, en fait, pas un rire mais un cri. On peut se figurer cette assemblée de Nazis comme un troupeau de hyènes.

La hyène, dans le bestiaire médiéval, est définie comme:

 » Une bête méchante et répugnante, car elle se nourrit de cadavres et elle demeure dans leurs tombeaux. »(1)

Dans le Livre du Trésor de Brunetto Latini :

 » ( … ) et imite la voix humaine; et de cette manière il lui arrive de tromper les hommes et les chiens, et elle les dévore. »(2)

Une caractéristique fondamentale de la hyène, dans les différents bestiaires, est qu’elle « possède deux natures: elle est mâle et femelle en même temps. » En soi , cette caractéristique peut avoir sans doute une valeur positive. Mais si l’on considère que, par exemple, dans la représentation qu’on fait du diable dans le Tarot, l’hermaphrodisme est abondamment souligné (3), on peut aussi donner à cette typologie une valeur négative et presque diabolique.

En outre, le fait que la hyène soit un animal « traître et déloyal, indigne de confiance » (4) concorde avec la phrase que les Nazis adressent à von Ebrennac :


 » Vous n’avez pas encore compris que nous les
bernons.
 » (p.53)

L’action de « berner« , déjà négative, est intensifiée par les phrases figurant dans le même passage :

 » Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : Son âme aussi. Son âme surtout. « 

Et encore :

 » Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements.« 

Comme le diable ( le calomniateur, le trompeur ) par le mensonge et la flatterie cherche à déposséder l’homme de la grâce de Dieu pour posséder son âme, ainsi les Nazis bernent la France pour détruire son âme et la réduire en esclavage. Cette connotation négative et diabolique qui nous donne l’impression d’entrer en enfer, on peut la retrouver aussi dans le cri, plusieurs fois répété, de von Ebrennac :

 » Il n’y a pas d’espoir  » (p. 54)

Il se rapproche d’un passage de la  » Divine Comédie  » :

 » Lasciate ogni speranza, voi che entrate  » chant 3, vers 9 (5)

qui se trouve à l’entrée de l’Enfer.

De plus, un peu plus avant, on trouve :  » Ils m’ont blâmé  » qui a la même valeur diabolique, si l’on considère que le verbe blâmer dérive du grec  » blasphémein  » et que , du même mot, dérive aussi le verbe « blasphémer » – proférer des paroles qui outragent la divinité et la religion – et que « blasphémer » est typique du diable ou des personnes possédées par lui.

Les Nazis ont opéré un changement, un renversement de valeurs. L’amour que la France fait naître dans les âmes – valeur tout à fait positive – est définie comme « le grand Péril » , expression qui est souvent utilisée pour désigner Satan.

La France, dans tout le livre, symbolise, la Mère, la Femme par excellence, mais, ici, les Nazis en parlent comme d’un poison, d’une peste.

Le retournement est ici total. Ils essayent de détruire la mère et toutes les valeurs positives qu’elle représente. Celles-ci sont, en effet, contraires à l’idéologie national-socialiste.
Cette situation est semblable à celle qui est décrite dans l’Apocalypse 12. 15-16 :

 » Le Serpent (le diable) vomit alors de sa gueule comme un fleuve d’eau derrière la Femme (la Mère) pour l’entraîner dans ses flots « 

Mais aussi von Ebrennac se rend compte de la fausseté de cette inversion où la destruction devient positive et l’amour négatif :

 » L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (P. 55)

La France, pour von Ebrennac, garde toute sa valeur positive, elle est une « lumière« , symbole de connaissance, d’ordre et de la volonté Divine, aussi bien que de l’Amour.
von Ebrennac devient « doux et malheureux » quand il parle de sa rencontre avec son ami qui est un exemple de ce que, peut faire le Nazisme (le diable) sur une âme. Il était « sensible et romantique » , un poète, un être tout à fait positif. Le Nazisme l’a changé complètement, l’a transformé :

 » J’ai vu ce qu’ils ont fait de lui.  » (P. 56)

Il est devenu une âme perdue, complètement asservie. Il a bu le « vin de la colère » ( Apocalypse 14. 8 :  » Elle (la Bête) qui a abreuvé toutes les nations du vin de la colère  » ) et il est devenu comme les autres, pire que les autres :

 » Il était le plus enragé. Il mélangeait la colère
et le rire.
 » (p. 56)

Von Ebrennac devient toujours plus conscient de la nature diabolique des Nazis. Ils veulent l’Esprit, l’âme de la France pour l’éternité dans leur enfer.

 » Nous devrons bâtir pour dans mille ans : d’abord il faut détruire.  » (p. 56)

Von Ebrennac a enfin découvert et compris qui sont ceux qu’il croyait ses amis :

 » Ses yeux s’ouvrirent très grands, – comme sur
le spectacle de quelque abominable meurtre :
– Ils feront ce qu’ils disent (…). Je connais
ces diables acharnés!
 » (p. 57)

Il a compris que c’est l’enfer. Cette prise de conscience est la première étape d’une série d’épreuves vers la purification. Sans doute, maintenant, est-il conscient que la voie du Nazisme est la voie de l’enfer, de la perdition :

 » Or, cette route, on ne la voit pas s’élever vers
les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit
descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer
dans les ténèbres fétides d’une lugubre forêt ! …
 » (P. 58)

Cette description est assez évidemment celle des deux voies qui sont ouvertes à l’homme : d’une part le bien, le Paradis,  » les hauteurs lumineuses des cimes « , voie qui lui permet d’arriver aux sphères célestes. D’autre part, il y a le mal, l’enfer. Les mots utilisés par von Ebrennac pour décrire ce dernier sont extrêmement proches de ceux de Dante quand il décrit la voie qui mène à l’enfer :

 » mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via era smarrita
 » chant 1, vers 1-2 (6)

La forêt obscure est l’allégorie d’une vie troublée par les tentations et par la confusion. Et, comme Dante, au début de son voyage purificateur, est désorienté et a besoin d’une aide, d’un guide pour surmonter son épreuve, ainsi von Ebrennac est encore troublé :

 » 0 Dieu! Montrez-moi où est MON devoir!  » (P. 58)


La nièce: la femme-ange


Dante trouve sa  » salvatrice « , celle qui lui montrera la voie et qui l’accompagnera dans le Paradis : Beatrice. A l’image de la Beatrice de Dante, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac. Dans son esprit, la nièce est, sans doute, une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique. Pour cette raison, on peut comparer le personnage de la nièce à celui de la  » femme-ange  » du  » Dolce Stil Novo « .

En effet, il y a dans leur rapport une série de caractéristiques qui rendent plausible cette comparaison.
Le silence de la nièce est profond, beaucoup plus que celui de son oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions. Elle est enveloppée dans un silence total, non seulement par rapport à von Ebrennac, mais également par rapport à son oncle et au lecteur.

La femme-ange aussi est extrêmement silencieuse. L’amour est une contemplation et le poète vit pour contempler la Femme.

Et c’est effectivement un rapport de contemplation que von Ebrennac entretient avec la nièce :

«  Ensuite ils (les yeux) se posèrent sur ma nièce – et ils ne la quittèrent plus.  » (p. 52)

Comme il a déjà été dit, von Ebrennac, par sa personnalité, se rapproche du poète du  » Dolce Stil Novo « . De ce fait, il est prédisposé à l’amour idéal, parce que, pour un tel amour, il faut être sensible et il faut avoir surtout un coeur  » gentile « . A ce propos, on trouve dans une poésie de Guido Guinizzelli (7) la contestation de la noblesse du sang à laquelle est opposée la noblesse du coeur. La noblesse de von Ebrennac est née de sa culture, de sa sensibilité ; c’est pour cette raison que sa nationalité – en ce cas valeur négative – a un poids relatif. Et la contemplation de la nièce a pour von Ebrennac une véritable fonction cathartique.

Les yeux et le regard ont, sans aucun doute, une grande importance. Le regard de la nièce a ici quelque chose de surnaturel :

 » … elle attacha sur moi ( … ) un regard
transparent et inhumain de grand-duc.
 » (p. 48)

Et encore:

 » Elle le (le bouton de la porte) regardait
avec cette fixité inhumaine
( … )  » (P. 50)

Et cette vertu surnaturelle, on la remarque aussi quand elle regarde pour la première fois von Ebrennac :


 » ...et, lentement elle leva la tête, et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles.
Il dit (à peine si je l’entendis ) : Oh welch’ein Licht ! (… ) et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet.
 » (p. 52)

Les yeux de la nièce sont ici source de lumière, qui est connaissance, illumination intérieure. Ici, pour la première fois, elle le considère digne de son regard parce qu’il a finalement commencé à comprendre. En revanche, il n’arrive pas encore à soutenir cette lumière, il ne se considère pas encore prêt.

Pour Plotin, l’oeil de l’intelligence humaine ne pouvait contempler la lumière du soleil sans participer à la nature même de ce soleil ( l’esprit )(8).

Mais, en fin de compte, c’est dans ses yeux qu’il cherche cet espoir qu’il a l’impression de ne trouver nulle part :

 » Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et
dilatés de ma nièce et il dit (…)
– Il n’y a pas d’espoir.
 » (p. 54)

Les yeux ont aussi une grande importance dans la poésie du  » Dolce Stil Novo  » eu égard à la  » femme-ange « . C’est dans les yeux de Béatrice que Dante affirme avoir vu  » tutti li termini de la beatitudine  » . (9)

Et dans le dernier regard de von Ebrennac passent tous ses sentiments, tout son besoin de trouver finalement la voie de la vérité. Il y a aussi l’espérance de trouver dans ce regard « tendu » la réponse qu’il cherche.

La nièce sait que cet amour ne pourra pas s’accomplir, qu’il n’y aura pas de fin heureuse mais que son amour aura pour terme non pas la vie mais la mort.
La salutation est ici d’énorme importance, elle devient un espèce de viatique, d’aide, de source de béatitude.
Dans la poésie d’amour de Dante et des  » stilnovisti « , la salutation est souvent le seul rapport qui lie l’amant et la femme aimée. La salutation devient symbole d’une valeur plus haute, elle laisse paraître ses caractéristiques presque surhumaines. Chez Dante on trouve :

«  Tanto gentile e tanto onesta pare la donna mia quand’ella altrui saluta chlogni lingua devèn tremando muta e li occhi no l’ardiscon di guardare.
(…) Mostrasi si piacente a chi la mira, che da per li occhi una dolcezza al core
che ‘ntender no la puà chi no la prova
(…) » (10)

Et von Ebrennac aussi trouve dans le salut de la nièce une source de force et de béatitude :

 » (…) et son visage et tout son corps semblèrent s »assoupir comme après un bain reposant.  » (P. 59)

Ce salut est une espèce d’aide pour affronter sa dernière épreuve : la lutte et la mort.


La mort purificatrice


Von Ebrennac a fait son choix : son devoir est de livrer une lutte qui ne sera pas seulement un combat mais le Combat.


 » C’est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel ! Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange en bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste. « (P. 58)

Il y a une sorte d’identification entre l’image de l’ange souriant et celle de von Ebrennac. Dans le sourire de ce dernier, on peut remarquer une évolution qui reflète celle ayant lieu dans son âme, grâce à la présence salvifique de la nièce.

En effet, avant de recevoir son « salut » il est fait mention d’ « un fantôme de sourire » (P. 58). Mais après, son sourire s’épanouira :

 » Et il sourit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante.
 » (P. 59)

L’ange est von Ebrennac ou, tout au moins, ce qu’il pourrait devenir après avoir affronté le Combat, la mort purificatrice, qui est une transfiguration et non pas un hasard brutal.
Il y a à propos de  » le Grand Bataille  » un passage de l’Apocalypse (12.7) :

 » Alors une bataille s’engagea dans le ciel,
Michel et ses Anges combattirent le Dragon

(le diable). « 


La douleur devient moyen de connaissance, et la mort, succédant à toutes ces épreuves, sera la réintégration dans la lumière et le bien. Le fait qu’il indique l’Orient comme but de son voyage le confirme :

 » Pour l’enfer. Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres.  »
(P. 58)

L’Orient est opposé à l’Occident comme la spiritualité au matérialisme.

Par ailleurs, d’autres raisons appuient cette dualité: la principale est que le soleil se lève à l’est. Les voyages en Orient sont des quêtes de la lumière (11).

Pourtant, il est également vrai que l’Orient dont parle von Ebrennac, la Russie, peut revêtir une valeur négative, soit à un niveau historique – à cause du carnage qui y a eu lieu pendant la Seconde Guerre Mondiale – soit à un niveau symbolique – comme représentation d’un enfer de glace ; von Ebrennac l’affirme lui-même : « Pour l’enfer« . La Grande Epreuve de von Ebrennac aura lieu là-bas.

Bien que sa signification puisse paraître univoque, cet enfer de glace est ambivalent. Ce n’est pas du tout un désert de glace où il n’y aurait ni vie ni espoir. Au contraire, on parle des « plaines immenses » où poussera le blé. Le blé évoque l’alternance de la mort du grain et de sa résurrection en de multiples grains. Il est lié, dans plusieurs mythologies, à des divinités comme Dionysos ou Osiris, qui meurent et resurgissent.
Et encore, le blé est utilisé dans la tradition chrétienne pour représenter le Christ :

 » Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.  » Jean 12, 24

La mort devient alors non pas la fin de la vie , mais la dernière étape nécessaire pour arriver à la régénération.
Cette idée de la mort, du « passage », on peut la retrouver en ces dernières pages dans d’autres représentations symboliques.
Dans les descriptions de la nièce, on trouve tout au long du chapitre l’adjectif « pâle« , et une idée générale de blancheur :

·  » (…) elle était très pâle et je vis, glissant sur les dents dont apparut une fine ligne blanche ( … )
(p. 50)
·  » (…) le regard de ses yeux pâles  » (p. 52)

·  » (…) aux yeux pâles et dilatés de ma
nièce,
(…)  » (p. 54)

·  » ( … ) attachés aux yeux – trop ouverts,
trop pâles – de ma nièce.
 » (P. 59)

·  » Le visage de ma nièce me fit peine. Il était
d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles
aux bords d’un vase d’opaline, étaient dis-
jointes, elles esquissaient la moue tragique
des masques grecs.
 » (P. 58-59)

La nièce, ici, prend des caractéristiques presque lunaires.
Le drame lunaire est, dans la symbolique du ciel, avec ses naissances, croissances et mutilations, la représentation du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. Pourtant, sa capacité de se renouveler et de renaître après sa disparition n’est pas une simple symbolique de la mort, mais peut être liée à la fécondité.
La référence aux masques grecs est assez frappante si l’on considère que la représentation, dans le théâtre grec, se déroulait sous le patronage de Dionysos, dont l’autel figurait au centre de l’orchestre.

En outre, il y avait des drames spécifiques qui traitaient de l’histoire céleste et terrestre du dieu, de sa mort et de sa résurrection. (12)
Les signes de la mort, on peut aussi les retrouver dans la symbolisation de la barque :

 » La jeune fille lentement laissa tomber ses mains ( … ) comme des barques échouées sur le sable.  » (p. 52)

Et encore:

 » Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées comme dans le courant, la barque à l’anneau de la rive, (…)  » (P. 59)

La barque rappelle celle de Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie grecque, qui avait pour tâche de faire traverser les marais de l’Achéron dans sa barque aux âmes des défunts.
Arrivés à ce point, il faut , cependant, remarquer que la barque peut aussi être référée à une autre symbolique : celle de l’Arche de Noé qui a sauvé l’humanité du déluge et qui exprime le désir de vivre et non pas de mourir.

En effet, on peut affirmer qu’il y a une certaine ambivalence dans la symbolique, qui ne doit pas forcément être définie comme une opposition du négatif et du positif, mais plutôt comme une opposition Thanatos-Eros, sans que soit introduit un quelconque jugement de valeur.

La lune, par exemple, comme nous l’avons laissé entendre précédemment, est synonyme tant de mort que de fécondité. Elle est aussi l’image du principe féminin, de la Grande-Mère, de la mère-univers affectif. Cette dernière peut être reliée au fait que von Ebrennac trouve dans la nièce l’incarnation de l’idéal féminin : la femme, la mère, la France.

En même temps, la lune symbolise le rêve, l’inconscient, les zones des pulsions instinctives, l’humidité, l’Eros. Elle est , en plus, opposée au soleil – le blé est symbole de soleil – qui est le principe masculin, la raison (13).

Cette opposition ne doit pas être considérée comme une contradiction, mais, plus précisément, comme une ouverture de l’oeuvre. Le signifié, ici, devient multiforme et non pas univoque. Ce pluralisme des signifiés ne privilégie pas une interprétation par rapport à l’autre.
L’extrême idéalisme de von Ebrennac, qui déterminera la victoire de Thanatos sur Eros, peut être opposé à la subtile sensualité de la nièce, présente dans les dernières pages du roman.
En effet, on peut se demander si cette mort est bien la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier et se renouveler. On pourrait la considérer comme une sorte de fuite, comme une incapacité profonde, de la part de von Ebrennac, d’accepter la destruction de son monde, de ses idéaux, et l’impossibilité d’en reconstruire d’autres.

 

Notes


1 – CLER DE NORMANDIE ( Guillaume de ),  » Bestiaire divin « , Bestiaire du Moyen Age ( recueil ), Paris, 1980, p. 96.

2 – LATINI ( Brunetto ),  » Livre du Trésor « , op. cit. ( note 1 ), p. 233.

3 – CHEVALIER ( Jean ) et GHEERBRANT ( Alain ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

4 – op. cit. ( note 1 )

5 –  » 0 vous qui entrez, laissez toute espérance « 

6 –  » Je perdis le véritable chemin et je m’égarai dans une forêt obscure « 

7 –  » Al cor gentile ripara sempre Amore « 

8 – op. cit. (note 3)

9 – DANTE ALIGHIERI, Vita Nuova Torino, 1980,  » Toutes les limites de la béatitude « , chapitre 3, p. 40.

10 – op. cit. (note 9)

11 – op. cit. (note 3)

12 – LACARRIERE ( Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 8, pp. 959-960.

13 – DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 4, pp. 1044?1045.


Bibliographie

BEAUVOIS (Pierre de) et alii, Bestiaire du Moyen Age, Paris, 1980.

CHEVALIER ( Jean ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

DANTE ALIGHIERI, Divina commedia, Torino, 1987. Vita Nuova , Torino, 1980.

DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encycloaedia Universalis, Paris 1988.

GIANNI ( Angelo ), Antologia della letteratura italiana, Firenze, 1985.

LACARRIERE (Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988.

SANCTIS (Francesco de ), Storia della letteratura italiana, Torino, 1989.

ROUGEMONT (Denis, de), L’Amour et l’Occident, Paris, 1972.


Table des matières

· Description du voyage à Paris

· La nièce: la femme-ange

· La mort purificatrice

***

Université  de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Alba FERRARI dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-Ozeroff

LA SIGNIFICATION

Le thème du silence dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

Dans la nouvelle  » Le silence de la mer  » de Vercors, le silence apparaît comme un actant aussi important que les trois personnages de l’histoire. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’en analyser les différents aspects en relation avec les personnages dans le déroulement de l’histoire.

Le paragraphe cité ci-dessous présente le silence dans sa phase ultime, c’est-à-dire là où il atteint son paroxysme. Ce paragraphe constitue en même temps le point d’aboutissement de notre analyse :

«  Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d’antan,- comme, sous la calme surface des eaux,la mêlée des bêtes dans la mer,- je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah! rien qu’une affreuse oppression… « 
(p. 55)

ANALYSE

1. LE SILENCE

On peut distinguer, au fil de l’histoire, trois types de silence ; à savoir, celui qui existe entre l’oncle et sa nièce (silence de compréhension), celui manifesté par l’oncle et la nièce envers l’officier allemand Werner von Ebrennac (silence de résistance) et, en dernier lieu, celui de l’officier envers l’oncle et la nièce après son retour de Paris (silence d’esquive).

1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION


Le silence qui existe entre l’oncle et la nièce constitue un silence de compréhension né de la connivence et de la connaissance mutuelle, comme le montre leur décision commune dès l’apparition de von Ebrennac :

 » D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail…  » (p. 25)

C’est aussi un silence généré par les automatismes de la vie quotidienne que le seul regard suffit, parfois, à interpréter, à déchiffrer, comme cela ressort de l’exemple suivant :

«  Et moi je sentais l’âme de ma nièce s’agiter dans cette prison qu’elle avait elle-même construite, je la voyais à bien des signes dont le moindre était un léger tremblement des doigts. « 
(p. 38)

Ce silence n’empêche donc pas la communication, parfois unilatérale, comme dans l’exemple donné, parfois bilatérale. Celle-ci s’établit à partir des gestes.

1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE


Au début, il s’agit d’un silence de rejet, d’indifférence et de mépris dirigé contre l’officier qui est une présence imposée par la force. C’est aussi un silence qui, de la part de l’oncle et de la nièce, vise à montrer à l’envahisseur leur dignité et leur fierté : ils sont vaincus, mais non dominés. Ainsi:

« Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Epais et immobile. L’immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. » (p. 22)

Mais c’est un silence gênant, pesant, lourd et tendu, plus pour les Français que pour l’Allemand qui approuve cette attitude :

« J’éprouve une grande estime pour les personnes qui aiment leur patrie. » (p. 23)

La nièce, qui représente le peuple français, est la plus fidèle à ce comportement, comme l’atteste cet épisode :

« Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. » Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur ses yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.  » (p. 29)


Comme une vestale consacrée au culte de la patrie, elle est la gardienne de la flamme de la Résistance. Et comme Pénélope, elle attend le retour du pouvoir légitime. Sa vie courante s’est arrêtée, elle ne joue plus de musique et ne parle presque plus. Mais, en dépit d’elle-même, ses gestes la trahissent et montrent ce qu’elle voudrait cacher; par exemple :

« Je la voyais légèrement rougir, un pli peu a peu s’inscrire entre ses sourcils. Ses (doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil. » (p. 33)

Face à cette situation, von Ebrennac essaie de rompre ce silence, de rompre la glace en se montrant humain, sensible. Il est musicien, il aime une France mythique et idéalisée (il a une origine française, du côté de son père), mais aussi il aime une femme française (la nièce), et il songe à une double alliance : entre la France et l’Allemagne et entre la nièce et lui-même :

« Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plait. » (p. 33)


et aussi :

 » Ainsi je serai un peu le témoin de ce mariage.  » (p. 44)


1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE


Après son retour de Paris, von Ebrennac ne descend plus pour parler à ses hôtes comme il le faisait depuis son arrivée dans la maison. Ceux-ci, habitués déjà aux monologues de l’officier, en éprouvent du regret et de l’inquiétude.

Cette absence a pour effet de modifier la première attitude de l’oncle et de sa nièce, créant une atmosphère d’anxiété et d’attente. Ils ont envie de rompre leur silence de résistance, qui n’est plus hermétique, pour chercher une explication et connaître la cause de sa disparition. Ainsi :

« J’ (l’oncle) entendais sa voix (de l’officier) sourde aux inflexions chantantes et je restais là bien que je n’eusse plus rien à y faire, sans savoir pourquoi, curieusement ému, attendant je ne sais quel dénouement. » (p. 47-48)

ou encore:

« Tout au long de la soirée elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage,à chaque minute, pour les porter sur moi; pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible, (… ) il me sembla lire dans ses beaux yeux gris un reproche et une assez pesante tristesse. » (p. 48)

Il y a une rupture de consensus entre l’oncle et 1a nièce, de sorte que, pour signifier sa désapprobation, elle rompt une habitude. Leur complicité paraît se lézarder.


2. LE SILENCE DE LA MORT


Quand von Ebrennac décide de se départir de son silence, il le fait à condition que ses hôtes le rompent aussi.
Il descend une dernière fois au salon, mais, quand il frappe à la porte, il attend qu’on lui donne la permission d’entrer, faute de quoi il partirait : il exige d’être accueilli.

L’oncle, voyant alors l’angoisse de sa nièce, et touché lui-même par cette situation, dit à von Ebrennac : « Entrez monsieur » (p. 50). Il rompt son silence de résistance, fait, certes une concession, mais en soulignant que c’est l’homme qu’il accueille, non le soldat. Il le fait d’abord pour connaître la cause de l’éloignement de l’Allemand et par amour pour sa nièce.

L’officier, après avoir exposé la réalité de la guerre et les projets des nazis pour la France, appris à Paris, s’exclame : « Pas d’espoir » (p. 54), et, peu après ne peut réprimer « le cri dont l’ultime syllabe traîne comme une frémissante plainte : –Nevermore! » (p. 55)

Le mot « nevermore » signifiant « plus jamais » fait allusion à un poème de Verlaine ainsi intitulé.


En même temps, le son de la dernière syllabe évoque le mot « maure »,c’est-à-dire « Le maure de Venise » ou Othello, métaphore de l’Allemagne en tant qu’époux jaloux désirant tuer sa femme innocente, en l’occurence la France. Il suggère aussi la « mort » en tant que prémisse du départ de von Ebrennac vers le front de l’est (la Russie) d’où il est certain de ne pas revenir comme en témoigne le passage cité ci-après :

« J’ai fait valoir mes droits, dit?il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée: demain, je suis autorisé à me mettre en route.( … ) vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres. » (P. 58)

Le silence qui suit « Nevermore » est un silence de mort, le plus obscur et tendu de tout le récit ; il concentre tous les silences passés, mais il est aussi ultime et définitif. Il marque la rupture totale. C’est un silence destructeur. Le désespoir de Von Ebrennac s’ajoute a celui de la femme aimée.

D’un côté, son rêve de poète, à savoir le mariage heureux entre l’Allemagne et la France, est impossible puisque celle-ci sera détruite. D’un autre côté, non seulement l’amour voué et promis à la nièce est condamné à mort, mais aussi l’homme. C’est la raison pour laquelle elle répond à son adieu. Par ce mot, elle lui fait connaître a son tour son amour pour lui et son approbation de la décision prise.

Par contre, son oncle met en question cette décision avec une sorte de mépris quand il pense :

« Ainsi, il se soumet. Voilà donc, tout ce qu’ils savent faire.« (p 58)

Dans la dernière métaphore du silence, celui-ci est associé à la mer qui, selon Chevalier est le symbole de la dynamique de la vie. En effet,

« Tout sort de la mer et tout y retourne : la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence qui est celle de l’incertitude qui peut se conduire bien ou mal.(…) Mais des monstres surgissent de ses profondeurs; image du subconscient, source lui aussi de courants qui peuvent être mortels ou vivifiants.« 

Ainsi, cet amour est impossible, il doit mourir, mais, d’autre part, il suffit qu’il soit confirmé par l’être aimé pour qu’il soit devenu immortel.


3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE


Le silence n’a de signification que s’il est opposé aux monologues de l’officier allemand. Au début, en effet, il s’agit d’un mutisme fermé à toute révélation ; le langage verbal de von Ebrennac est dysphorique, non réussi.


Mais ses monologues ont un pouvoir de séduction qui permet, en fin de compte, de faire fondre la glace initiale. Les passages suivants démontrent que la jeune femme n’est pas insensible à la voix de l’Allemand :

 » .. L’heure était largement passée de sa venue et je m’agaçais de reconnaître qu’il occupait ma pensée. Ma nièce tricotait lentement, d’un air très appliqué. » (p.26)


Aussi :

 » Il demeura sans bouger assez longtemps, sans bouger et sans parler. Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique.  » (p.27)

Parallèlement, il y a un langage somatique – ou langage du corps – qui est réussi, la voix musicale -« un bourdonnement plutôt chantant » – de l’officier produit un effet sur la nièce qui modifie sa façon de tricoter. Grâce à ces monologues, les Français finissent par apprécier l’homme qu’est l’officier von Ebrennac. C’est ce qu’illustre le passage ci-après :

« Je ne puis me rappeler, aujourd’hui, tout ce qui fut dit au cours de plus de cent soirées d’hiver. Mais le thème n’en variait guère. C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France ( … ) Et, ma foi, je l’admirais. Oui : qu’il ne se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage. » (p.38)


Inversement, pour l’Allemand, c’est le silence qui le fait apprécier ses hôtes. Ainsi :

« Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen, – le même examen chaque jour et le même plaisir. Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regard j’étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante. » (pp. 25-26)

CONCLUSION

Comme on l’a vu, le silence crée une ambiance lourde, dysphorique souvent, mais aussi il permet d’établir un langage gestuel, parfois, beaucoup plus expressif qu’un discours.

Finalement, von Ebrennac réussit à rompre le silence de ses hôtes et, surtout, celui de la nièce. Il s’en va vers une mort certaine, mais le désespoir paraît conjuré par le mot d’adieu que la femme aimée lui adresse.

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BIBLIOGRAPHIE

– VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Ed. Albin Michel, 1951.
– CHEVALIER Jean et GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont,1969, Coll.  » Bouquins « .***

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TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION 2
1. LE SILENCE 3
1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION 3
1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE 3
1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE 4
2. LE SILENCE DE LA MORT 6
3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE 8
CONCLUSION 9
BIBLIOGRAPHIE 10
TABLE DES MATIERES 11

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Ada REVOLLE  pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

Lecture et analyse psychologique de la nouvelle « Le Silence de la Mer » de VERCORS

INTRODUCTION

1.1.  COURT RESUME DE L’HISTOIRE

« Le silence de la mer » est l’histoire d’une famille française contrainte de loger un officier allemand, Werner von Ebrennac.

Les Français résistent à la barbarie hitlérienne par un silence épais et immobile. En revanche, le jeune officier vit dans un rêve, il voit la guerre comme « la merveilleuse union » de l’Allemagne et de la France.

« Pardonnez-moi : peut-être j’ai pu vous blesser. Mais ce que je disais je le pense avec très bon coeur : je le pense par amour pour la France. Il sortira de très grandes choses pour l’Allemagne, et pour la France [1]. »

« Mais c’est la dernière. Nous ne nous battrons plus : nous nous marierons ! [2]»

Cette œuvre dénonce les Nazis et leur entreprise diabolique d’avilissement de l’homme pendant la IIe Guerre Mondiale ; c’est une lutte contre les forces du mal, mais aussi un message d’espérance. La guerre change les hommes, ceux qui essaient de vivre à contre-courant ont la vie dure, « Mais l’homme ne peut pas soumettre l’homme ».

A travers ce chef-d’œuvre, Vercors, homme de conviction, voulait probablement nous transmettre le message de clôture de son histoire  « Post tenebras lux », « la lumière succède aux ténèbres ».

1.2.  LES PERSONNAGES

Cette nouvelle est construite sur des antithèses ; cependant, ces oppositions ne sont jamais absolues, mais réconciliées : l’ambivalence est constamment présente dans l’oeuvre. De nombreux traits contradictoires coexistent en Werner von Ebrennac, le personnage principal.

Vercors fait preuve de grande habileté en écrivant une œuvre qui, à première vue, est juste la triste histoire de deux Français, une jeune fille et son oncle, obligés d’héberger un officier ennemi . Il parsème son œuvre de situations contradictoires qui semblent s’opposer et qui nous sont transmises soit par les personnages eux-mêmes, soit par de nombreuses images symboliques.

1.3. LE DECOR

L’histoire se déroule dans un village de la France provinciale qui peut être symbolique de la zone occupée par les Allemands pendant la IIème guerre mondiale. Il existe de nombreux passages du texte qui donnent des indices sur ce lieu, mais ils ne sont pas suffisants pour établir avec précision où la maison se trouve :

« L’hiver en France est une douce saison… ici les arbres sont fins. La neige dessus c’est une dentelle [3]… »

 

1.4. LES RAISONS QUI NOUS ONT AMENEE A FAIRE UNE ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DE CETTE OEUVRE

Après de nombreuses lectures du texte, ce qui nous semble très évident, c’est le désir de Werner von Ebrennac de se réconcilier avec lui-même plus que l’union qu’il souhaitait entre l’Allemagne et la France. C’est cet aspect qui nous a le plus intéressée, car derrière cette proclamation affichée, il y a en arrière-plan ce désir chez W. von Ebrennac de créer une osmose totale de son moi « conscient » avec son moi « subconscient ».

2. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

 

2.1. POLYSEMIE DU TITRE : TROIS INTERPRETATIONS POSSIBLES

Vercors nous plonge dans un effet de sens dès le titre qu’il a choisi pour son œuvre – « Le silence de la mer » – titre qui, par sa polysémie, suggère à l’esprit du lecteur plusieurs interprétations possibles. En outre, nous sommes de l’avis que ces variantes de signification sont en rapport avec les points que l’auteur voulait aborder à travers les différentes facettes des caractères ambigus de ces trois personnages.

Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord, dans le titre énigmatique ; ensuite le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte, sans compter les allusions indirectes au silence.

  • « Le silence de la mer»

Si l’on essaie d’imaginer une mer silencieuse, on n’y arrive pas puisque l’eau est toujours en mouvement : le bruit des vagues est répétitif et éternel. Sauf peut-être avant un orage, quand s’instaure un calme invraisemblable, présage de la tempête. Le message du titre annonce-t-il – peut-être – une apocalypse ?

Le narrateur donne une clef de l’oeuvre dans le passage suivant :

« Certes, sous le silence d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes sous la mer, je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent [4]. »

La mer n’est-elle pas, d’ailleurs, appelée « le monde du silence » ? Mais sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort.

La résistance passive représentée par le silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier – , puisque, bien au contraire, la communication s’établit. Car le silence les met dans la situation d’entendre puis d’écouter le monologue de Von Ebrennac et d’observer son comportement. Et une certaine réceptivité s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté.

  • « Le silence de la mère»

A partir des études de Freud sur le développement de l’enfant, il a été découvert un stade de l’évolution primordiale, celui de l’auto-érotisme :

« L’autoérotisme, le premier objet d’amour devient pour les deux sexes la mère, dont l’organe nourricier n’était sans doute pas distingué au début du propre corps. Plus tard, mais encore dans les premières années d’enfance, s’instaure la relation du complexe d’Œdipe, sans laquelle le garçon concentre ses désirs sexuels sur la personne de la mère et développe des notions hostiles à l’égard de son père en tant que rival. La petite fille prend une position analogue ; toutes les variations et étapes successives du complexe d’Œdipe sont investies de signification, la constitution bisexuelle innée prend effet et multiplie le nombre des aspirations concomitantes. Il faut pas mal de temps jusqu’à ce que l’enfant soit au clair sur les différences entre les sexes [5]. »

Le titre, par décomposition de la chaîne signifiante, permet de découvrir un contenu latent : le silence de la mère. On peut le percevoir à plusieurs niveaux.

L’absence de référence à la mère de l’officier est la conséquence de la sur-représentation du mâle (mal !) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de mère en la France, pays d’où il est peut-être originaire comme le laisse supposer son nom, et qui peut être considéré comme une métaphore de la mère.

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigrés protestants ? [6]

En effet, la France lui offre un abri (la maison), la chaleur (le feu de la cheminée), l’attention (en silence) et la nourriture (de l’âme), tout ce qu’une mère peut offrir :

« Je n’ai pas chaud. Je me réchaufferai… à votre feu [7] »

« Maintenant j’ai besoin de la France. Mais je demande beaucoup : je demande qu’elle m’accueille (…) Sa richesse, sa haute richesse, on ne peut la conquérir… il faut la boire à son sein… il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels [8]… »

L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant soit la résistance de la population dans cette région, soit, à l’opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a bien absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.

« Le silence de l’âme erre »

En présence d’un manque, l’harmonie de l’âme est rompue et l’Homme ne peut exister.

Essayer de l’oublier – ou faire semblant de l’avoir comblé – amène petit à petit notre subconscient à lutter contre notre moi conscient, que cela soit apparent ou non.

Le sentiment de culpabilité et la haine refoulées doivent pouvoir être exprimés afin d’apaiser le subconscient pour que nous commencions enfin à vivre pleinement. Si l’on a appris à se connaître, on peut faire recours à l’analyse profonde de soi-même afin d’y parvenir.

En restant silencieux, en essayant d’oublier ses émotions de façon répétitive au cours des années on ne fait que sombrer dans les ténèbres, c’est pourquoi Werner von Ebrennac ressent le besoin de retrouver l’objectivité. Il commence sa quête de lucidité à travers le monologue auquel il se livre durant tout le temps que dure sa mission d’occupation.

Son âme continuerait à errer si le silence n’était pas brisé. Aucune psychanalyse ne serait possible sans une totale confession de la part du jeune homme qui, peut-être inconsciemment, veut se retrouver à travers ses six mois que durent ses monologues.

Par ailleurs, une lecture qui est attentive à l’intertextualité ne peut pas faire l’économie de ces indices qui, symboliquement, établissent un lien entre Werner von Ebrennac et le personnage d’Oedipe. La connotation symbolique de la jambe raide de von Ebrennac frappe le lecteur dès le début de la nouvelle. Le pied symbolise « l’âme » [9]. La répétition du mot « âme » est remarquable tout au long du récit et la description de son boitement le précède chaque fois qu’il veut rejoindre l’oncle et la nièce.

« Enfin des pas se firent entendre. Mais ils venaient de l’intérieur de la maison. Je reconnus, à leur bruit inégal la démarche de l’officier [10]. »

« Je vis alors qu’il avait une jambe raide. Les pas de l’Allemand résonnèrent dans le couloir alternativement forts et faibles [11]. »

 

3. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES
3.1.  WERNER VON EBRENNAC

Ebrennac : la voix de la vérité s’adresse à ses hôtes, mais surtout il se parle à lui-même. Même s’il est adulte, il reste très naïf et ressent le besoin d’une large réflexion afin de finalement réaliser combien le monde peut être cruel. Tout au long de sa vie, il a vécu à l’intérieur de sa propre bulle qui lui servait de protection contre le monde extérieur. Il s’est créé son propre rêve afin de surmonter ses manques et ses tristesses, mais avec l’arrivée de la guerre il a fallu qu’il devienne objectif, qu’il ouvre les yeux et affronte la réalité.

La guerre, le fait qu’il soit l’ennemi – et donc au service des forfaits commis par les nazis – s’opposent fortement au caractère noble et rêveur d’Ebrennac mais finissent par provoquer l’inévitable prise de conscience de la réalité [12] – ce que montre bien la relation que fait l’officier des conversations qu’il a eues avec ses compatriotes à Paris et qui se termine sur ces mots :

« Nous ne sommes pas des musiciens.

Nous ne sommes pas des fous ni des niais, nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi [13]. »

L’officier, qui dans son inconscient profond a toujours été capable de distinguer le Mal du Bien puisqu’il se montre plein de sagesse et d’amour pour tout ce qui l’entoure, éprouve cependant le besoin de revivre certaines sensations, de ressentir des émotions liées au passé, de s’analyser très profondément à travers toutes les heures qu’il passe en compagnie de l’oncle et de la nièce.

« Il parut dans un silence songeur, explorer sa propre pensée. Il se mordillait lentement la lèvre [14] . »

Toute autre personne se serait sentie gênée face au silence et au total manque de réactions des deux Français, mais Ebrennac, au contraire, s’en sert, peut-être afin de libérer son âme et son cœur des peurs et des angoisses de sa vie et ainsi atteindre la vérité et la paix.

« Sa voix bourdonnante s’élevait doucement,… et ce fut au long de ces soirées sur les sujets qui habitaient son coeur, sa musique, la France… un interminable monologue ; car pas une fois il ne tenta d’obtenir de nous une réponse… Et même un regard [15]. »

Werner est un homme adulte, cultivé, doté d’une grande humanité et d’une extrême sensibilité. Son analyse et ses jugements font preuve de sagesse et d’intelligence, mais en même temps on peut dire que pendant toute sa vie il a manqué d’objectivité et n’est pas arrivé à voir la vérité. C’est comme s’il lui avait manqué quelque chose (ou quelqu’un) durant les différentes étapes de sa croissance, c’est comme si le souvenir de l’idéologie du père et non de celle de la mère l’avait obligé, afin de diminuer ses souffrances et ses tristesses, à vivre dans la naïveté.

C’est pourquoi, une fois qu’il a rencontré la nièce, il l’identifie peut-être à l’image maternelle, ce qui suscite son désir de combler ce manque et de rompre le silence de son âme face à la réalité de la vie.

« Tant de choses remuent dans l’âme d’un Allemand même le meilleur. Et dont il aimerait tant qu’on le guérisse… [16] »

Pour atteindre la perfection du « soi », l’être humain a besoin de parcourir chacune des étapes de l’apprentissage du moi, et ceci ne peut se faire en l’absence des parents qui servent de modèle à l’enfant. C’est pourquoi l’absence de la mère de Werner l’a peut-être rendu très mûr et a avivé sa sensibilité dans certains domaines, notamment artistiques (musique et littérature), mais l’a plongé dans un rêve qui lui a servi de fausse protection jusqu’à l’âge adulte.

Nous pouvons parler de « fausse » protection puisque, pendant de longues années, il a oublié de s’analyser et de réfléchir aux raisons de sa souffrance : il a sauté des étapes importantes de la construction de son « moi conscient » en laissant de côté son « moi inconscient ».

Comme Werner, si l’on a un but, on construit sa vie autour de ce but, en se battant durement pour conjurer un vide intérieur, en essayant de ne pas y penser, en le niant. Notre officier, sans doute inconsciemment, sent sa fin arriver et avec elle une soif de savoir. Il est un homme respectable et juste mais aveuglé ou dupé par une ancienne souffrance qui, encore une fois, témoigne d’une relation au complexe d’Oedipe.

Une des constantes de la vie éthique du patriarcat est la culpabilité de la femme. Par conséquent la dichotomie de la pensée patriarcale désigne l’homme comme étant innocent. Même quand il pêche, il pêche par innocence. La responsabilité pour le malheur du monde pèse entièrement sur les épaules de la femme. Werner von Ebrennac est un homme innocent et souffrant. Il était privé d’amour dans son propre pays quand une jeune fille allemande a détruit l’idée idyllique qu’il se faisait de l’amour en arrachant les pattes à un moustique :

« …nous étions dans la forêt. Les lapins, les écureuils filaient devant nous. Il y avait toutes sortes de fleurs – des jonquilles, des jacinthes sauvages, des amaryllis… La jeune fille s’exclamait de joie. Elle dit : « Je suis heureuse, Werner. J’aime, oh ! j’aime ces présents de Dieu ! » J’étais heureux, moi aussi. Nous nous allongeâmes sur la mousse, au milieu des fougères. Nous ne parlions pas. Nous regardions au-dessus de nous les cimes des sapins se balancer, les oiseaux voler de branche en branche. La jeune fille poussa un petit cri : – Oh ! Il m’a piqué sur le menton ! Sale petite bête, vilain petit moustique !- Puis je lui vis faire un geste vif de la main. – J’en ai attrapé un, Werner ! Oh ! regardez, je vais le punir : je lui – arrache –les pattes – l’une – après – l’autre… » et elle le faisait [17] . »

Par l’intermédiaire de sa « jambe raide », Werner se double du personnage extra-textuel – mythologique – d’Œdipe, l’homme au pied enflé. Cette déficience au niveau physique désignant le caractère imparfait de l’Homme (Oedipe est une métaphore du genre humain). Ainsi, Ebrennac appartient à l’humanité à la fois belle et misérable. C’est un représentant de l’humanité avec sa force et avec sa faiblesse, dans tous les sens : psychique et physique.

Von Ebrennac est un personnage ambigu. Il a un côté « civil » très positif : il est artiste, sensible, romantique, intelligent et beau. Mais il a aussi un côté « militaire » négatif : c’est un officier allemand, donc un ennemi, au service des nazis.

Oedipe aussi est un héros et un antihéros à la fois.

Tous les deux donnent une impression trompeuse, mais malgré tout ils inspirent des sentiments positifs, ou tout au moins de la compassion.

Pour que finalement « la lumière succède aux ténèbres », Ebrennac doit faire retour sur sa vie, ses émotions, ses doutes – à voix haute, sans honte, ni tristesse face à une femme qu’il respecte, qu’il admire. Car tout concourt, nous semble-t-il, à suggérer qu’il recherche le regard et l’écoute de la mère qu’il n’a pas eue, afin de voir le monde non plus avec des yeux et un cœur rempli de rêves, mais surtout avec une âme libérée.

Tout comme Oedipe, Ebrennac, à la fin de l’histoire, se rend compte de son erreur. Il comprend qu’il a vécu dans l’illusion, dans le mensonge et dans l’aveuglement inconscient. Cette révélation, pour Œdipe, s’est produite quand Créon est rentré de Delphes où il avait été envoyé pour demander ce qu’il fallait faire afin de sauver Thèbes de la peste. Pour Von Ebrennac, c’est l’épreuve douloureuse du voyage à Paris qui sera révélatrice.

Quand von Ebrennac se rend compte de la réalité du nazisme, il se sent déçu comme un amant trahi. Il est conscient de son erreur, mais il est incapable de réagir d’une façon adéquate. Il ne tente même pas de changer le cours de son destin :

« J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division de campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir flotter sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa : pour l’enfer [18]. »

Werner von Ebrennac représente l’homme modelé par une idéologie. Dans ce cas-ci, celle du nazisme. Car l’être humain est un produit social : c’est à travers l’éducation que la société transmet ses valeurs.

Ce personnage ne va pas jusqu’à répudier positivement l’idéologie du nazisme, et c’est pour cela qu’il n’a pas la force de rompre avec elle. Il n’a pas le courage de faire ce saut qualitatif qui le conduirait à devenir le héros libérateur (cf. Prométhée). Au lieu de combattre le monstre et de s’unir à la Résistance française, dévoré par les remords stériles, il préfère aller mourir sur le front russe : il est donc, à notre sens, un anti-héros.

Notre officier a pris une décision qui constitue une sorte d’évasion finale de la réalité ; mais il a aussi livré un combat et effectué un voyage initiatique. Ebrennac est ainsi devenu, comme le narrateur et sa nièce, une victime de la guerre.

3.2. L’ONCLE – NARRATEUR

Le personnage de l’oncle est, à notre avis, le plus complexe à interpréter – peut-être parce qu’il a été choisi par l’auteur comme narrateur ? Il pourrait être considéré comme le personnage principal de l’œuvre, car, de la première ligne à la dernière, il nous raconte l’histoire sans se priver de nous donner son point de vue, ses sentiments et ses jugements sur les événements. A travers les réflexions de l’oncle on perçoit clairement la pensée de Vercors, mais à cause de son faible caractère – il est souvent dominé par sa nièce ou par les événements -, il laisse l’histoire suivre son cours, sans s’impliquer dans la dure et radicale décision du début, de ne JAMAIS s’adresser à l’ennemi.

« D’un accord tacite nous avions décidé MA NIECE et moi de ne rien changer à notre vie… [19] . »

« Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique. Elle ne jeta pas les yeux sur lui, pas une fois [20] »

L’oncle est le personnage le plus âgé, celui qui devrait donner l’exemple, le chef de famille ; mais, encore plus que Werner von Ebrennac et sa nièce, il subit un manque. Il vit presque une vie de couple avec sa jeune nièce et il a un caractère faible, ce qui l’amène souvent à douter de ses premières décisions.

Il accepte de garder le silence, de faire semblant que l’officier n’existe pas, par convenance ; il y est contraint par la situation, mais du point de vue humain on perçoit chez lui tout au long de l’œuvre une grande hésitation et le désir de communiquer avec Ebrennac.

« Je terminai silencieusement ma pipe. Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. »  Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir [21] .»

Si l’on suit l’évolution de sa relation avec son hôte, on a l’impression que son choix lui a été dicté par les circonstances ; on le sent beaucoup moins déterminé que sa nièce. Dès le début, il essaie de trouver des justifications au jeune homme. Il le trouve « convenable [22]» et commence à penser à lui et à s’en préoccuper. Ceci est en opposition avec l’attitude hostile qui consisterait à maintenir le silence envers l’ennemi.

Il refuse toute communication, mais est beaucoup plus bouleversé par la présence de l’officier que ne l’est sa nièce qui, jusqu’au dernier chapitre, reste fidèle à leur engagement.

« Malgré moi, j’imaginai l’officier dehors, l’aspect saupoudré qu’il aurait en entrant [23] .»

« L’avouerai-je ? Cette absence ne me laissait pas l’esprit en repos. Je pensais à lui, je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude [24] . »

L’oncle est un homme étrange, qui boit du café avant de se coucher et du lait au réveil. Il vit avec sa jeune nièce presque comme s’ils étaient mari et femme, ou comme un père et une fille ; et cette situation « anormale » conduit notre analyse, une fois de plus, à se focaliser sur un éventuel complexe d’Oedipe.

« Elle venait de me servir mon café comme chaque soir (le café me fait dormir)  [25]. »

« Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale [26]. »

On sent naître en lui des sentiments envers W. von Ebrennac, de la même manière qu’en Ebrennac naissent des sentiments pour sa nièce. Mais ces sentiments sont-ils des sentiments paternels ou ne s’agit-il pas plutôt d’une véritable attirance homosexuelle qui serait, en ce cas, inévitablement « censurée », refoulée ?

Au cours des premières lectures de l’œuvre, nous ressentions l’envie de l’oncle de rompre le silence comme la naissance de sentiments paternels envers Werner von Ebrennac, mais en analysant ses commentaires, nous avons ensuite interprété ses réactions et son attitude comme la naissance d’un amour interdit.

  • Nièce/France
  • Oncle/Vercors
  • W von Ebrennac/Allemagne

Le « Silence de la mer » est une tragédie basée sur l’impossibilité, sur le non aboutissement des sentiments entre les personnages mais aussi une splendide analyse de soi et donc comparable à une forte lumière au bout d’un tunnel.

3.3 LA NIECE

Le personnage de la nièce, qui n’a pas été innocemment choisi, nous montre cette France fière et fidèle à elle-même, qui ne se laisse pas impressionner par le caractère dramatique voire tragique des événements. Elle demeure fidèle et maternelle jusqu’à la fin. Mais il ne s’agit pas d’une France statique. Non, au fur et à mesure que la lecture avance, on peut capter très subtilement toutes les évolutions que subit ce personnage énigmatique et silencieux.

Un personnage symbolique

Elle jongle en un perpétuel « va et vient » entre différents personnages : on la voit passer de son rôle de « nièce initiatrice », à ceux de Pénélope, Ariane, Vesta, Cassandre. Elle est vierge et mère à la fois. Elle exerce le rôle de médium entre ce monde et l’au-delà. Elle est aussi la Belle qui, séduite par l’amour de la Bête, la sauve d’une terrible fin : l’enfer.

« Il y a un très joli conte pour les enfants, que j’ai lu, que vous avez lu, que tout le monde a lu… « Chez moi il s’appelle Das Tier und die Schöne, la Belle et la Bête [27]. »

« Ses pupilles, (celles de la jeune fille) amarrées comme, dans le courant, une barque à l’anneau de la rive, semblaient l’être par un fil si tendu, si raide, qu’on n’eût pas osé passer en doigt entre leurs yeux [28]. »

« Il fut un moment la porte ouverte ; le visage tourné sur l’épaule, il regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…[29]. »

Ainsi, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi un symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac.

Dans son esprit, la nièce est sans doute une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique.

Une héroïne héroïque

La décision de la nièce de maintenir le silence est irrévocable, beaucoup plus que celle de l’oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions.

Elle s’enveloppe dans un silence total, non seulement par rapport à l’officier ennemi, mais également par rapport à son oncle et au lecteur. Elle représente l’image de la force et de l’amour ; et W.V. Ebrennac vit pour contempler cette jeune fille qu’il admire profondément. Il ressent le besoin de découvrir l’image de la Femme, de la respecter et d’en déceler tout le charme, c’est pourquoi il la contemple attentivement pendant six mois.

« Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce immanquablement sévère et insensible  [30]. »

Le lecteur perçoit assez clairement l’état d’esprit de Von Ebrennac grâce à ses monologues, pleins d’émotions ; mais en même temps, il devine ce qui se passe dans l’esprit de la nièce en déchiffrant le sens de ses mouvements. Il commence à vivre en elle.

L’image de la jeune fille est très symbolique, comme d’ailleurs toute la nouvelle de Vercors. On peut la comprendre de différentes manières, mais en fin de compte nous sommes d’avis qu’elle est au plus haut point positive et noble.

A notre avis, l’écrivain a délibérément donné à son héroïne des qualités symboliques car les mots amour, chasteté, bonté, justice, conscience, liberté son toujours rattachés aux mots : mère et patrie. Ainsi l’auteur ne trahit pas son style. En employant une langue symbolique, des procédés allégoriques, il laisse son lecteur comprendre que l’image de la nièce est pour lui l’image de la patrie, de la France.

Le langage somatique

Les yeux et le regard de la nièce ont une grande importance tout au long de l’œuvre. Sans jamais parler, elle arrive toujours à envoyer des « messages » à l’officier.

C’est presque comme si elle était dotée d’une vertu surnaturelle qui lui permettait de ne communiquer qu’avec le regard :

« Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et dilatés de ma nièce [31]. »

« … et lentement elle leva la tête, et alors, pour la première fois, – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [32]. »

Les yeux de la nièce sont une source de lumière pour Ebrennac, une lumière qui est symbole de connaissance, d’illumination intérieure. C’est pour cette raison que V.W. Ebrennac, dès le début, recherche un contact au moins visuel qui lui est refusé jusqu’au dernier chapitre.

Par sa froideur et par son silence, elle aide le jeune homme à s’analyser profondément, à se pencher sur sa vie afin de retrouver une objectivité totale. Elle illumine son chemin vers la découverte de son « être caché ».

Une moderne Antigone

En protestant par son silence contre l’occupant, la jeune femme ne lui laisse pas la possibilité d’entrer dans son âme. Von Ebrennac se contente de peu : de contempler son profil. De cette façon, l’auteur met l’accent sur la barrière qui se dresse entre eux.

Pourtant, tout au long de la nouvelle, Vercors nous fait comprendre que la nièce n’est une statue qu’à l’extérieur tandis qu’à l’intérieur elle a une énorme réserve de sentiments et d’émotions.

C’est par sa rigidité qu’elle amène W.V. Ebrennac jusqu’à une mort apparente. Apparente parce que physique, mais elle l’accompagne jusqu’à la fin vers la vie – la vie et l’épanouissement de l’âme. Si on devait comparer Ebrennac au personnage mythologique d’Œdipe, la nièce serait Antigone (sa fille) qui le prend par la main, le guide jusqu’au sanctuaire des Euménides, où il meurt. Cette scène signifie qu’il a finalement trouvé la paix dans une juste appréciation de sa faute, dans la connaissance et l’acceptation de soi-même et de son destin.

« Symbole de l’âme humaine et de ses conflits, symbole du nerveux capable d’égarement et de redressement, Œdipe entraîné par sa faiblesse dans la chute, mais puisant dans cette chute même sa force d’élévation, finit par faire figure de héros vainqueur [33]. »

Pour Vercors, cette jeune fille symbolise et incarne ce qu’aurait dû être la France : digne et silencieuse. Car, pour W.V. Ebrennac, ce pays a de grandes valeurs, il est à ses yeux le symbole de la Connaissance, de l’Ordre et de la Volonté divine, aussi bien que de l’Amour. C’est pourquoi, pour conclure notre analyse du personnage de la nièce, nous l’assimilerions volontiers à une image de rédemption : celle d’un être angélique, « sauveur surnaturel » du conscient et surtout du subconscient.

CONCLUSION

Si on se limitait à analyser « Le silence de la Mer » uniquement du point de vue littéraire, et en se basant sur le déroulement des événements entre les personnages de la nièce et de W. von Ebrennac, on pourrait sans hésiter considérer cette œuvre comme une tragédie. En effet, le jeune officier Allemand choisit la mort après s’être rendu compte des réelles intentions des nazis, il abandonne toute tentative de séduction envers la nièce et annonce son départ pour le front.

D’autre part, si l’on suit l’évolution que subit l’officier pendant ses six mois d’interminables monologues, on perçoit qu’en dépit des événements il est à la recherche de la vérité, de l’objectivité, qu’il veut se découvrir réellement. Il se laisse guider par le langage non-verbal de la nièce comme s’il guettait la rédemption de son âme avant d’affronter son destin. Durant toute l’œuvre, le jeune homme attend un signe de la part de son « ange » bien aimé ; il se rend au salon des deux Français quotidiennement afin d’établir un contact avec elle. Celle-ci se montre déterminée à rester silencieuse et lui refuse un regard, comme si elle attendait qu’il cesse de vivre dans un rêve impossible et se rende compte du caractère tragique des événements. C’est seulement au dernier chapitre, lorsque il revient de son voyage à Paris où il a rencontré ses compatriotes que W. V.Ebrennac confesse à ses hôtes qu’il a découvert la vérité. C’est alors seulement que la jeune fille accepte de lui accorder son regard :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…(…)

            « il faut l’oublier [34]».

« Et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles [35] .»

L’officier était à la recherche de lui-même, de la vérité. Il avait vécu dans la naïveté ; son âme était troublée par l’obscurité du mensonge, mais, finalement, il parvient à sortir des ténèbres du non-savoir et à retrouver la lumière qui le guidera vers son avenir. Lorsqu’il rencontre les yeux de la nièce pour la première fois, il en est ébloui :

« Il dit (à peine si je l’entendis) : Oh welch’ ein Licht !, pas même un murmure ; et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet [36]

Il nous semble qu’ici plus qu’ailleurs la luminosité de son regard, sa puissance évoquent quelque chose de surnaturel.

Cette scène suggère la présence d’éléments religieux, comme si von Ebrennac était un pécheur qui, pendant six mois, avait essayé de libérer son âme du Mal afin de s’ouvrir l’accès au Paradis. C’est comme s’il avait attendu de recevoir le pardon divin afin de retrouver la lumière du Bien et de sortir des ténèbres du Mal :

« POST TENEBRAS LUX »

***

BIBLIOGRAPHIE

Oeuvre principale :

VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Editions du livre de poche, 1991.

Ouvrages consultés :

CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/ Jupiter, 1992.

FREUD, Sur le rêve, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

FREUD, Sigmund Freud présenté par lui-même, traduction française, Paris, Gallimard, 1997, collection « Folio ».

***

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

1.1 Court résumé de l’histoire

  • Les personnages
  • Le décor

1 Les raisons qui nous ont amenée à faire une analyse psychologique de cette œuvre.

  1. LE TITRE : UNE CLEF DE L’OEUVRE ?

2.1 La polysémie du titre : trois interprétations possibles

2.2 Le silence de la mer

2.3 Le silence de la mère – Freud

2.4 Le silence de l’âme erre

  1. ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES TROIS PERSONNAGES

3.1 Von Ebrennac

3.2 L’oncle-narrateur

3.3 La nièce

CONCLUSION

***

NOTES

[1] VERCORS, Le Silence de la mer, Paris, Edition du livre de poche, 1991, p. 26. Toutes les références au texte de Vercors renverront à cette édition. Par commodité, nous les signalerons en note par son titre abrégé : Silence.

[2] Silence, p.

[3] Silence, p.

[4] Silence, p.

[5] Silence, p.

[6] Silence, p.

[7] Ibid., p. 24

[8] Ibid., p.

[9] Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1969 et 1982, p. 685 : « Le pied… dans de nombreuses traditions sert à figurer l’âme, son état et son sort ».

[10] Silence, p. 23.

[11] Ibid., p. 20.

[12] Silence, pp.

[13] Ibid., p.

[14] Silence, p. 31.

[15] Ibid., p. 27.

[16] Ibid., p. 34.

[17]Silence, ce,ce

[18] Silence, p. 50.

[19] Silence, p. 23.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Silence, p.

[22] Ibid., p.

[23] Ibid., p.

[24] Ibid., p. 41.

[25] Ibid., p. 18

[26] Silence, p., 51.

[27] Ibid., p. 29.

[28] Ibid., p.

[29] Ibid., p. 35.

[30] Silence, p. 23.

[31] Silence, p. 54.

[32] Ibid., p. 45.

[33] Paul DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966, pp. 149-170 cité par Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, op. cit., p. 686.

[34] Silence, p. 45.

[35] Silence, p. 45.

[36] Loc. cit.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres,  E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Gaia FOLCO pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

L’ambiguïté du personnage de Werner von Ebrennac et son conflit intérieur dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

« Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;
Mais la Fatalité ne connaît point de trêve:

 Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,
 Et le remords est dans l’amour: telle est la loi.
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. »

Paul VERLAINE, « Nevermore »

 *

La nouvelle de Vercors « Le silence de la mer » est un des exemples très intéressants de la littérature française de l’époque de la Résistance contre les nazis. C’est un drame psychologique, une profonde analyse non seulement des personnages, mais aussi, à travers le destin des héros que l’auteur nous présente dans toute la complexité des problèmes de cette époque, de la tragédie des destins et de la force des êtres humains. Toute cette complexité est reflétée dans le personnage de l’officier allemand Werner von Ebrennac. Dès les premières pages, on perçoit l’ambiguïté de sa personnalité. Mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’à travers les dialogues – ou plutôt les monologues – qui se succèdent jusqu’à la fin du livre, son esprit connaît un douloureux cheminement de l’inconscience vers la conscience. Finalement, le héros choisit la mort pour punition de son aveuglement. Toute la construction du récit repose sur deux genres de transformations :

TRANSFORMATION

avant ————————–>          t       ————————->  après
situation                                                                                           situation finale
initiale

contenu corrélé                                                                              contenu posé

  • Situation initiale :

L’apparition de von Ebrennac dans la maison. Il fait la connaissance de l’oncle et de la nièce.
Les premiers portraits des personnages.

Contenu corrélé : toutes les longues soirées pendant lesquelles von Ebrennac parle, ou plutôt réfléchit à haute voix sur les « sujets qui habitaient son coeur« .

Contenu posé : à la suite de son voyage à Paris, où il a rencontré les nazis et constaté son opposition à leurs principes et à leur doctrine, il commence à voir clairement toute l’horreur du nazisme.

  • Situation finale :

Sa décision de partir pour le front russe et son départ. On peut dire que cette transformation dans le récit est une transformation progressive :

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac  = ennemis

vs

– l’oncle et la nièce  et von Ebrennac = amis

** — **

Dès le début de la nouvelle, l’auteur essaye, par différents moyens, de montrer les contradictions et l’ambiguïté de von Ebrennac : bien qu’allemand il porte un nom français

« Il dit : « Je me nomme Werner von Ebernnac. »
J’eus le temps de penser, très vite : « Le nom
n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? »

Tout son portrait est une contradiction :

  • Il est blond mais ses yeux sont dorés :

« on ne voyait pas les yeux… Ils me parurent clairs. »

  • Sa manière de s’habiller : en civil vs en uniforme

« Sans doute n’avait-il pas voulu paraître à nos yeux sous son uniforme… Il était en civil. »

  • Sa voix : chantante vs bourdonnante

« L’ensemble (sa voix) ressemblait à un bourdonnement plutôt chantant. »

  • sa profession : musicien vs homme de guerre

« Cela (la musique) est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre. »

Ce qui est également très important – et qui apparaît dès le début -, c’est sa jambe raide : Von Ebrennac est boiteux. Parmi les nombreux symboles que comporte le code symbolique du récit, la jambe raide représente, d’un côté, un trait personnel de von Ebrennac et, de l’autre, elle réfère à l’axe principal de la psychanalyse. En effet, le boiteux est un homme qui compense son infériorité (l’âme blessée) par la recherche active d’une supériorité dominatrice. C’est là une référence au complexe d’Oedipe. C’est aussi le symbole de son refus définitif de voir : le regard intérieur de l’aveugle. C’est la marque d’un handicap psychique. Dans la nature de von Ebrennac, il y a deux origines : païenne et religieuse, terrestre et divine. Son esprit est partagé, déchiré en deux parts qui se contredisent et luttent en lui.

Von Ebrennac aime la France comme un fils :

 » … j’ai besoin de la France… Comme le fils d’un village pareil à ce village… »

Tout au long du récit, on constate qu’il est à la recherche de la mère qui lui a manqué dans son enfance. Car notre héros ne parle jamais de sa mère, qui est allemande. Il voudrait être le fils adoptif de la France, mais à cause de son ambiguïté, il veut aussi conquérir la France. On voit bien qu’existe en lui le désir d’une femme. La France se présente pour lui sous deux visages : la France comme mère, et la France qu’il désire comme homme, d’un amour d’amant pour la nièce. Et von Ebrennac souffre car, inconsciemment, il ressent une dysphorie. Il est un étranger pour tout le monde. Certes, il y a absence de communication avec la nièce et l’oncle, mais il n’y a pas non plus de communication – ou plutôt de compréhension – avec les Allemands, ses compatriotes. Et il est bien conscient de cette situation, qui le fait souffrir.

Toutes les choses qu’il aime, qui lui sont chères, connaissent la même dualité (dédoublement) : la musique allemande est d’origine inhumaine : qu’il s’agisse de Bach, dont la musique est religieuse et divine, ou de la musique de Wagner avec ses mélodies fortes et expansives, mais qui ont un caractère terrestre et païen. Von Ebrennac aime la musique ; il ne peut pas s’en passer, elle est une partie inséparable de son âme, mais, en même temps, il y a là une contradiction :

 » – Bach… Il ne pouvait être qu’Allemand. Notre terre a ce caractère : ce caractère inhumain… pas à la mesure de l’homme. »« Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. C’est mon chemin. »

Von Ebrennac est allemand sans l’être.

Voici une autre opposition : il n’a jamais aimé les grandes villes et pourtant il y a vécu. Parmi les nombreuses villes où il est allé, celle qu’il a le plus aimée, c’est Prague. Encore une contradiction : c’est une ville slave ; or la nation slave aurait dû disparaître du visage de la terre, selon Hitler. Et il est vrai que la ville a beaucoup souffert pendant la guerre et après. Pourtant,

« aucune autre ville n’a autant d’âme », dit l’officier.

Ensuite, il parle de Nuremberg, la capitale de la « peste » :

 » … Nuremberg … c’est la ville qui dilate son coeur, parce qu’il retrouve là les fantômes chers à son coeur… « 

Les fantômes de Nuremberg – L’âme de Prague – L’immatérialité divine de Chartres : Von Ebrennac commence son ascension vers Dieu par la recherche de l’âme, en se posant des questions et en réfléchissant sur les problèmes de sa nature. Pour lui, c’est une chose qui a une signification d’une importance vitale. Si l’on tue l’âme d’un être humain, l’on n’a plus qu’une bête devant soi.

« Pourquoi aimé-je tant cette pièce ? … cette pièce a une âme. Toute cette maison a une âme« 

« Cela (la musique) nous fait comprendre, non : deviner … pressentir ce qu’est la nature.. désinvestie… de l’âme humaine. »

Grâce à ce parcours de son âme vers la perfection, et par la recherche de son chemin, le héros accède à un niveau différent de l’existence. Cependant, sa transformation n’est pas encore définitive. Son idéalisme et sa naïveté ne lui permettent pas encore de voir clair ; il est encore un Oedipe voyant. Il est si naïf qu’il ne se rend pas compte de ce qu’est l’époque dans laquelle il vit et de l’horreur qui l’entoure. Ses idées, parfois, sont si idéalistes qu’on a l’impression qu’il a passé sa vie dans les nuages. Le fait qu’il ne comprenne pas la situation qui prévaut autour de lui est étonnant. Par exemple, lorsqu’il mentionne le conte « La Belle et La Bête« . La Belle, pour lui, c’est la France, la Bête : l’Allemagne :

 » … oh! elle (la bête) n’est pas très dégrossie! Elle est maladroite, brutale, elle paraît bien rustre auprès de la Belle si fine! … Mais elle a du coeur elle a une âme qui aspire à s’élever. »Et ensuite :« Elle (la Belle) sent moins la patte pesante, moins les chaînes de sa prison … Elle cesse de haïr, cette constance la touche, elle tend la main … Aussitôt la Bête se transforme… »

Il faut être vraiment aveugle pour ne pas voir la réalité et croire qu’un conte si beau – mais si naïf et irréel – peut changer le monde. Il lui arrive même de dire des phases qui nous paraissent absurdes :

 » – Les obstacles seront surmontés, dit-il. La sincérité toujours surmonte les obstacles. »

Pourtant, le rôle le plus important, si l’on veut comprendre la transformation progressive de von Ebrennac, est joué par le personnage de la nièce. Leurs relations sont très complexes car tous les deux ont une personnalité forte et originale. Sans qu’ils communiquent directement, il s’opère entre eux une transmission des messages. Quelle que soit l’opposition ou la transaction, la confrontation des Sujets a toujours pour résultat le transfert d’un Objet valorisé d’un Sujet (von Ebrennac) à l’autre (la nièce). La nièce, pour von Ebrennac est un exemple de beauté et de force morale. Sa beauté intérieure est beaucoup plus saisissante car elle est celle d’un être humain qui vit, qui souffre, qui aime enfin. En revanche, sa beauté extérieure, c’est la beauté d’une statue froide et indifférente. Leur conversation muette est quelque chose de très important pour tous les deux. Lui, il veut la conquérir ; elle, résiste, mais il existe déjà entre eux un contact humain, une espèce d’attirance et d’amour.

« Il faudra vaincre ce silence (de la demoiselle silencieuse). Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plaît. »

« Ma nièce le sentait. Je la voyais légèrement rougir, un pli peu à peu s’inscrire entre ses sourcils. »

A la fin du récit, la transformation touche les deux personnages, et il est certain que cette rencontre les marquera pour le reste de leur vie.

Le sort d’un Sujet connaît au cours d’un récit une succession de phases d’amélioration. Pour von Ebrennac, la phase la plus importante de l’amélioration – le moment décisif – est son voyage à Paris. C’est à ce moment-là qu’il commence à voir clair, c’est à Paris qu’il découvre le vrai et l’horrible visage du nazisme. Toutes ses idées, ses idéaux, son système d’appréciation du monde, tout cela s’écroule ; il ne sent plus la terre sous ses pieds. Comment les gens avec lesquels il croyait avoir partagé ses espoirs peuvent-ils être si cruels, si violents ? Et, pour lui, le plus effrayant, c’est qu’ils veulent détruire l’âme humaine.

« Nous échangeons leur âme contre un plat de lentilles! »« J’ai dit : « Avez-vous mesuré ce que vous faites? L’avez-vous MESURE ? »

Pour les nazis, il n’est pas de leur race :

« Nous ne sommes pas des musiciens! » clament-ils avec mépris.

Comme si le fait d’être un musicien signifiait pour eux avoir un défaut ou commettre un crime.

« Ils rirent très fort ».

Tout à coup, Werner von Ebrennac voit clairement l’effrayant côté de la nation dont il fait partie. Il est gêné d’être allemand. Pourtant, il a assez de force de caractère, de dignité et d’honnêteté pour confesser ses erreurs :

« Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu…il faut l’oublier. »

Par quelle horrible souffrance il a dû passer pour découvrir cette terrible vérité. Mais on sait que l’enfant naît aussi dans la souffrance, et ce n’est pas un hasard si, dans le dernier chapitre, apparaît le thème de la pluie qui symbolise le baptême d’un nouvel être humain : une nouvelle âme est née. C’est aussi la purification de cette âme qui découvre une certaine unité – dans sa prise de conscience.

« Une pluie régulière et entêtée, qui noyait tout à l’entour et baignait l’intérieur même de la maison… « 

Maintenant, il est bien conscient qu’il n’y a pas d’espoir:

« …- comme un cri : « Pas d’espoir! »Sa décision est prise, « une décision sans retour ».

Tout le dernier chapitre est bâti sur de très forts contrastes pour marquer l’augmentation de la tension, comme un crescendo dans une symphonie des sentiments.

« …le moment où, par le seul geste de frapper, il allait engager l’avenir… »

  • visage vs main :

 » … le visage si froid, si parfaitement impassible, qu’il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter. »« … les doigts de cette main-là se tendaient et se pliaient, se pressaient et s’accrochaient, se livraient à la plus intense mimique tandis que le visage et tout le corps demeuraient immobiles et compassés. »

  • la voix : douce et malheureuse vs inopinément haute et forte
  • sa manière de s’habiller :« J’imaginais le voir en civil et il était en uniforme. »

Ce sont les oppositions figuratives – « visage » vs « main » – qui représentent les oppositions thématiques : communication vs non-communication, amitié vs inimitié, etc.

Von Ebrennac est bouleversé ; il ne sait plus où il est. Il s’agite de tous les côtés « comme un oiseau de nuit égaré » :

« Enfin il sembla trouver refuge sur les rayons les plus sombres, – ceux où s’alignent Racine, Ronsard, Rousseau. »

Ce n’est pas un hasard si ces écrivains se trouvent dans les rayons les plus sombres, car leur siècle était le siècle des Lumières, un siècle extrêmement cultivé. Et maintenant, c’est l’ombre de la barbarie, de la terreur et de la mort qui plane sur le monde :

« Ils (les nazis) éteindront la flamme tout à fait! … L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière! »

La tragédie de von Ebrennac ? Il est conscient de son côté Allemand. Il sait qu’il ne pourra pas échapper à la part bestiale qui existe en lui : il est prisonnier de lui-même et il le restera toujours. C’est pour cette raison qu’il ne trouve pas la tranquillité et qu’il souffre autant. C’est aussi ce qui le décide à partir pour le front russe. Jusqu’à cette dernière décision, il reste Wagnérien : il faut mourir avec le monde.

« Ainsi il se soumet. Voilà donc tout ce qu’ils savent faire. Ils se soumettent tous. Même cet homme-là. »

Il choisit la mort pour punition de ses péchés. Mais on peut se demander si cette mort est la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier. Ne serait-ce pas une sorte de fuite, une solution – peut-être la plus simple – qui consisterait à se suicider en acceptant la destruction du monde ? Mais, avant partir, il a encore un dernier rôle à jouer : celui de prédire la fin du nazisme. Bien qu’il le fasse (suprême ruse de l’inconscient ?) en reprenant les paroles mêmes des nazis, l’officier allemand von Ebrennac prédit et prévoit l’ignominieux destin et l’avenir d’une race qui se dit « supérieure » :

« Voilà le grand Péril! Mais nous guérirons l’Europe de cette peste ! Nous la purgerons de ce poison ! »

Nous savons qu’il va mourir. Et peut-être y a-t-il déjà dans le texte un présage de sa mort :

« Il avait rabattu la porte sur le mur et se tenait droit dans l’embrasure… »

Sa position « dans l’embrasure » est très symbolique. Peut-on y voir (au niveau du signifiant) un défi lancé ou relevé, celui de l’épreuve du feu (« embraser ») symbolisant la lutte contre le mal ? Son échec sur le plan pragmatique s’opposerait ainsi à sa victoire sur le plan cognitif.

A notre avis, il est possible d’établir un parallèle entre von Ebrennac et l’un des fabuleux personnages de Dostoievsky : Rasskolnikoff (de « Crime et Châtiment« ) . Tous deux vivent la tragédie de la duplicité de leur âme. Le nom de Raskolnikoff est d’ailleurs symbolique car (« raskol » signifie « schisme ») : il est trop humain pour se permettre « le sang en conscience »; quant à notre héros, von Ebrennac, il est trop bon pour devenir un nazi. Son côté humain ne lui permet pas de passer la frontière, et de franchir le seuil du Mal :

« …et il sortit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante… »

CONCLUSION

L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique de la transformation progressive, à la fois duelle et complémentaire, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier von Ebrennac parcourt un chemin qui conduit à la purification. Il nous offre un bel exemple de la renaissance d’une âme humaine.

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BIBLIOGRAPHIE :

CHEVALIER, Jean, Dictionnaire des symboles, Paris, Jupiter/Laffont, 1969.

EVERAERT-DESMEDT, Nicole, Sémiotique du récit, Paris,
Editions Universitaires, 1989.

JAKOBSON, Roman, Essais de linquistique générale 2, Rapports internes et externes du langage, Paris, Les éditions de minuit, 1973.

FROMM, Erich, Avoir ou Etre , Paris, Robert Laffont, 1991

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Ekaterina KROUPINA dans le cadre du séminaire de littérature de M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff (Certificat d’Etudes Françaises)

 

Le langage du silence dans « Le Silence de la Mer » de VERCORS

Le silence est omniprésent dans l’ouvrage. Tout d’abord dans le titre, énigmatique ; ensuite, le mot lui-même ou ses dérivés apparaissent au moins 27 fois dans le texte sans compter les allusions indirectes au silence.

A./ Le premier type de silence, le plus manifeste, est celui qu’opposent le narrateur et sa nièce – comme arme de résistance passive – à l’occupant allemand personnifié par von Ebrennac, qui a réquisitionné leur maison. Le narrateur donne la clé du titre dans le passage suivant :

« Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent » (P.55).

La mer, n’est-elle pas d’ailleurs appelée « le monde du silence » ? Mais, sous le calme apparent du monde sous-marin, son silence est habité de passions, de conflits, de drames : ceux de la vie et de la mort. La résistance passive du silence du narrateur et de sa nièce n’atteint pas son but – ignorer l’intrus, le nier ; bien au contraire, la communication s’établit. D’abord, le silence les met en situation d’entendre puis d’écouter le monologue de von Ebrennac et d’observer son comportement. Certes, il y faut encore leur réceptivité, mais celle-ci s’installe progressivement car cet Allemand n’est pas le monstre escompté ; au contraire, il fait preuve de respect, d’humanité, d’idéalisme, de sensibilité et de culture – toutes qualités qui ne peuvent que troubler le silence des protagonistes.
Dans ce premier type de silence, on peut donc distinguer les trois catégories suivantes:

1 ) Le silence du narrateur et de sa nièce vis-à-vis de l’officier :

c’est le mutisme de la résistance envers l’occupant allemand. Il se transforme petit à petit en écoute et en observation et, enfin, en sympathie :

« Ma nièce ouvrit la porte…et commença de gravir les marches, sans un regard pour l’officier, comme si elle eût été seule » (P.23).
« C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France … et l’amour grandissant chaque jour qu’il éprouvait…Et. ma foi, je l’admirais... » (p.38).

 » … je voyais cette main, mes yeux furent saisis par cette main…à cause du spectacle pathétique qu’il me donnait et que démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme… » (p.51).

2) Le silence entre le narrateur et sa nièce :

– L’objectif premier qui s’impose à eux peu à peu, est d’éviter les désaccords face à l’officier allemand afin de renforcer leur solidarité :
« Elle (la nièce) haussait très haut les sourcils, sur des yeux brillants et indignés. Je (le narrateur) me sentis presque un peu rougir » (p.29).

– un autre objectif est d’éviter de dévoiler leurs sentiments envers l’officier ou de s’avouer leur compromission avec l’ennemi :

 » … je ne sais pas jusqu’à quel point je n’éprouvais pas du regret, de l’inquiétude. Ni ma nièce ni moi nous n’en parlâmes. Mais (…) je voyais bien (…) qu’elle non plus n’était pas exempte de pensées pareilles aux miennes  » (p.47)

 » (…) elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage … pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible. »  (pp. 47- 48)

– Enfin, le silence devient une manière de perpétuer la relation avec l’officier née et développée dans cette communication non verbale ; ou bien il exprime un sentiment de culpabilité, d’impuissance et de regret, ou enfin la perte de l’espoir :

« Elle me servit en silence. Nous bûmes en silence. Dehors luisait au travers de la brume un pâle soleil. Il me sembla qu’il faisait très froid.  »  (p.60).
 » – (et nous étions en juillet)  » (p.49)

3) Le silence de l’officier envers le narrateur et sa nièce :

– premièrement, c’est un silence rêveur, méditatif :

« Il s’attardait toujours un peu au seuil … Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen… » (P.25).

« Il parut, dans un silence songeur, explorer sa propre pensée » (p.36).

– Son silence coupe également le silence des autres et crée une atmosphère suffocante :

« ...quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce … comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise » (p.38).

– Son séjour à Paris (son absence) est représenté par un chapitre blanc, à l’exception d’un passage d’Othello qui est prémonitoire :

« Othello: Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie. »

– Le silence après son retour de Paris est le silence de  » l’amer  » et de  » l’âme erre  » : la désillusion, le conflit intérieur et sa résolution dans la volonté d’auto-destruction et d’autopunition le réduisent au silence.
– A la fin, le silence oppressant face aux hôtes est annonciateur de son départ et de la mort-silence-éternel qu’il a choisis :

« Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu » (p.55).

« Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres » (p.58).

On peut aussi, à la lumière des développements ci-dessus, classer les rôles du silence ainsi :

1) le silence hostile, glacial dont la fonction est d’ignorer et d’anéantir l’autre;

2) le silence méditatif ou fécond qui permet d’observer, d’écouter, de songer, de donner libre cours à son imagination, comme protégé par le voile du silence :

« il (von Ebrennac) regardait la nuque de ma nièce penchée sur son ouvrage…Il ajouta, sur un ton de calme résolution : Un amour partagé » (p.41);

3) le silence révélateur comme un repli sur soi. Après son voyage à Paris, l’officier reste longtemps en silence ; cependant il cherche une voie pour sortir de sa désillusion. Quand enfin il est vis-à-vis du narrateur et de sa nièce, dans son monologue il dit et presque crie :

 » O Dieu,, Montrez-moi où est MON devoir « 

 » …Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange de bois…. l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste…il précisa :
– Pour l’enfer.  » (P.58)

4) le silence de compréhension mutuelle et de connivence :

 » Othello : Eteignons cette lumière, pour ensuite éteindre celle de sa vie » (p.45)

 » Je (l’officier) suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne et une demoiselle silencieuse » (p.23)

« ...il avait montré par son attitude antérieure combien il en approuvait la salutaire ténacité… » (p.50)

5) le silence oppressant, suffocant, qui traduit une situation pénible, un conflit intérieur, une impuissance (être sans voix) et qui provoque des réactions :
quelqu’un est forcé de se déterminer, de se découvrir, de se trahir jusqu’à abolir le silence :

« Il (l’officier) ne bougea pas…Cela dura, dura, – combien de temps? … dura jusqu’à ce qu’enfin, la jeune fille (la nièce) remuât les lèvres : Adieu » (P.59)

On pourrait imaginer que l’officier manipule tous les silences des protagonistes autant par sa parole que par son propre silence dans ce huis-clos. Toutefois, la parole et le silence ne s’opposent pas systématiquement ; au contraire, ils sont les deux faces complémentaires d’une même réalité, comme le Yin et le Yan, la chair et le sang d’un corps : l’un procède de l’autre.
Dans la musique, par exemple, pour parvenir à une harmonie parfaite, il faut trouver le juste équilibre entre les notes et les pauses. Il est vrai que, selon la philosophie Zen, la Voie de la Connaissance passe par le coeur et l’intuition, sans le langage qui est source de confusion. Néanmoins, l’univers de la pensée humaine circule à un rythme différent de celui du cosmos ; celui-là est plutôt noologique. Or, la communication non verbale est souvent insuffisante, notamment entre gens de cultures différentes et en particulier de mentalités incompatibles. En ce cas, la parole aide non seulement à éclairer une situation, à dissiper un malentendu…

«  je me demandais avec stupeur s’il pensait au même tyran que moi. Mais il dit: votre Amiral –  » (p.43),

« ..je crus,- oui, je crus qu’il allait nous encourager à la révolte (…) Il le releva : J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne…  » (p.58)

…mais aussi à délivrer un souffle dans le dénouement tendu et tragique :

« Ses yeux étaient plus encore immobiles et tendus, attachés aux yeux,- trop ouverts, trop pâles – de ma nièce (…) la jeune fille remu[a] les lèvres (…) J’entendis: Adieu » (p.59).

B./ Le deuxième type de silence, par décomposition de la chaîne signifiante qui permet de découvrir un contenu latent, est  » le silence de la mère « . On peut le percevoir à plusieurs niveaux :

1) L’absence de référence à la mère de l’officier, est la conséquence de la sur-représentation du mâle/(mal) dans l’Allemagne nazie. L’officier cherche inconsciemment une image de la mère dans la France – métaphore de la mère – d’où il est peut-être originaire par son nom :

« Le nom n’est pas allemand. Descendant d’émigré protestant ? » (P.22).

La France qui lui offre un abri [la maison], la chaleur [le feu de la cheminée], l’attention [en silence] et la nourriture [de l’âme], tout ce qu’une mère peut offrir :

« Je n’ai pas chaud. Je me chaufferai…à votre feu » (p.26).

« Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels.. » (P.36).

Serait-il aussi possible qu’il cherche la Mère-culte marial symbolisée par la Cathédrale de Notre-Dame de Chartres ? La sur-représentation du culte païen [sur-homme] a-t-elle réduit le culte céleste au silence ?

« J’imaginais les sentiments de ceux qui venaient jadis à elle (Chartres), à pied, à cheval ou sur des chariots … je voudrais être leur frère » (P.39).

2) L’absence de la mère de la nièce peut indiquer l’état d’occupation de la France dont les enfants, telle la nièce, sont devenus en quelque sorte orphelins. On pourrait encore interpréter cette absence comme manifestant d’un côté, la résistance de la population dans cette région ou, du côté opposé, la collaboration de la France devenant mère indigne. Par ailleurs, il y a absence physique de la mère dans la maison de l’oncle.
Du point de vue des valeurs paradigmatiques, on peut comparer le silence et ses significations avec la parole et ses allusions sous la forme du schéma suivant :

SILENCE          vs           PAROLE

  • la Résistance vs l’Occupant (le claquement des
    talons des bottes militaires)
  • Observation vs Monologue
  • Nature/gestuelle vs Culture/langage
  • Englobé/intérieur, la maison/l’âme vs Englobant/extérieur/la guerre
  • la nièce : une demoiselle silencieuse vs la jeune fille allemande : irritable et cruelle
  • La voix de l’officier: bourdonnante et chantante
    communication non verbale : la musique/rhapsodie de sa
    découverte de la France et l’ouvrage :
  • Le silence de la mer vs communication verbale : la propagande allemande
  • Soleil/lumière/vie vs Pluie/eau/mort
  • La calme surface de la mer vs des bêtes dans la mer

Dans la dimension noologique du mot « silence », on peut développer une axiologie figurative selon le schéma suivant:

Pôle positif :

1. la Résistance :
 » comme un brouillard du matin, épais et immobile » (p.21) = le silence de la Résistance

2. l’âme de la France : grande et pure (p.41).

3. « J’étais (le narrateur) assis dans l’ombre » (p.21) = clandestin

4. « un ange lumineux, souriant de tranquillité céleste » (p.58)

5. le spirituel : « l’esprit ne meurt jamais… il renaît de ses cendres » (p.56)

6. « une statue animée » (p. 28)

7.  » des hommes de coeur révoltés »
: [Angus) (p.42)

8. la flamme de la cheminée, de la Résistance, de la passion, de l’âme (p. 31)

9. les partitions : VIII’ Prélude et Fugue de Bach : le cahier « que travaillait ma nièce avant la débâcle » (p. 35)

10. les beaux yeux gris de la nièce :
« Brillants et indignés » (P.29) = la résistance de la nièce.

11. les yeux dorés angéliques et souriants de l’officier. (p.51)

12. les mains tricotant de la nièce = le travail de Pénélope

13. les mains qui frappent et ouvrent
la porte (l’officier) : entrer en communication
l
14. désir de l’officier : rêve de nuit = rêve d’amour = conquérir la nièce

15. « ce novembre-là ne fut pas très froid » (P.21)

16. la neige est une dentelle en France (p.27) féminin

17. soleil : l’espoir, la lumière

Pôle négatif :

1. « des sentiments cachés, des désirs et des pensées » (p.55) = une affreuse oppression = le silence interrogatif (pp. 48-49)

2. l’âme de la nièce emprisonnée (p. 36)
un venin – « Nous (les hommes politiques) échangerons leur âme contre un plat de lentilles » (p. 56)

Conclusion

L’ouvrage illustre parfaitement la dialectique du silence et du langage, à la fois duels et complémentaires, dans la communication intra-personnelle et inter-personnelle. L’officier passe du langage au silence tandis que le narrateur et sa nièce passent du silence au langage, jusqu’au point de rencontre de ces deux trajectoires avec l' »Adieu » final de la nièce, qui est en même temps point de rupture…

Le langage du silence

***

UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Wan Ling SUDAN dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff