« Le conflit des interprétations » de Paul Ricoeur présenté par Jean Lacroix (1)

Paul RICOEUR

Après les trois volumes de la philosophie de la volonté de Paul Ricœur, celui sur l’in­terprétation a pu apparaître comme une parenthèse ou une pause. Il n’en est rien. C’est la poursuite du même effort qui conduit peu à peu Ricœur à mieux dégager son problème central: celui de l’herméneu­tique, c’est-à-dire de l’art d’interpréter. L’exégèse s’est considérablement éten­due. Dilthey appelait herméneutique l’interprétation des expressions de la vie fixées par l’écriture. Ricœur va plus loin et l’applique à tout l’agir humain. Est herméneutique toute discipline qui procède par discernement d’un sens caché sous un sens apparent : c’est la lecture du double sens (2). La philosophie reste bien recherche du sens, mais ce sens n’est pas donné immédiatement. Le chercher ce n’est plus épeler la conscience, mais en déchiffrer les expressions. Puisque ces expressions sont multiples, il faut examiner si elles se juxtaposent, s’opposent ou peuvent être accordées. Le nouveau livre de Ricœur, Le Conflit des interprétations, recueil d’articles écrits depuis une di­zaine d’années, a ainsi une importance capitale : il éclaire un cheminement et fait le point. Une nouvelle méthode de philosopher est mise à l’œuvre, en prise directe sur notre modernité, depuis les discussions sur le « structuralisme » et la « mort du sujet » jusqu’aux questions que pose l’exégèse (plus que la théolo­gie) religieuse en passant par le débat sur la psychanalyse, sur « l’archéologie » et les « téléologie » du sujet, ouvert en 1966 dans l’essai sur Freud.

On pourrait schématiser cet itinéraire de Ricœur, l’un des plus caractéristiques et des plus féconds de ce temps, en disant qu’il est remonté de la philoso­phie existentielle de Jaspers et Marcel, auxquels il a consacré ses premiers livres, à Husserl, qu’il a traduit et lon­guement médité, et de Husserl à Kant, auquel il emprunte sa méthode réflexive tout en récusant sa problématique du rapport sujet-objet. Cependant, il con­servait ce qu’il dépassait, et Jaspers, Heidegger, Husserl, Hegel demeurent présents à ce qu’il y a de kantisme en lui. Mais surtout, il a voulu affronter cette forme de pensée à Nietzsche et à Marx aussi bien qu’à la linguistique saussurienne et à la psychanalyse freu­dienne. Ce qu’il y a appris, c’est que le Cogito immédiat, à la manière de Descartes, est une illusion, que la conscience n’est pas  une  donnée  mais une tâche. Avec Freud, surtout, un nou­veau problème a été posé : celui du mensonge de la conscience, de la conscience comme mensonge. Pour la pensée moderne, le problème essentiel n’est pas celui de l’erreur mais de l’illu­sion. Vérité vaine,  le  Cogito  est  aussi une place vide, qui a toujours été  rem­plie par de faux Cogito. Le Cogito est donc   à   découvrir   à   travers  la critique des illusions : à une philosophie de la conscience, il faut substituer une philo­sophie de la prise de conscience. Le thème constant de Ricœur, comme de Nabert, est celui de la reprise. La ré­flexion ne saurait être que l’appropria­tion de notre acte d’exister, de notre véhémence d’être par le moyen d’une critique appliquée aux œuvres et aux actes  qui  sont   les  signes  de   cet acte d’exister. Toujours concrète, même sous son apparence difficile et abstraite, la réflexion chez Ricœur est en définitive une méditation de l’existence, une her­méneutique moins  du  Je  pense,  que du Je suis.

Tel est le dessein de l’ouvrage. Sa plus grande valeur réside dans sa mise en œuvre, dont on ne peut donner que le schème. Le but de Ricœur est de décou­vrir la compréhension au sein même de l’analyse linguistique ou freudienne, d’y pénétrer pour dégager ce qu’elles appel­lent. En ce qui concerne le langage d’abord, il est parfaitement valable de l’étudier scientifiquement comme une structure, comme un univers de  signes se suffisant à lui-même. L’herméneu­tique l’envisage au moment où il cesse d’être fermé, au moment de son ouver­ture, au moment où  il  est  dire. S’il  n’y a pas de mystère dans le langage, il y a un mystère du langage, et ce mystère consiste en ce que le langage dit – dit quelque chose, dit quelque chose de l’être. Je rappelais récemment comment, dans Langage et Structures, un pur épistémologue, Noël Mouloud, a montré qu’on passe des points de vue de  la science à ceux d’une doctrine des signes, enfin à ceux d’une  doctrine  de  l’homme et du savoir, que, plus encore  qu’en témoin de l’être, le langage est une ontologie en acte.  Pour  celui  qui  parle, le langage n’est pas un objet mais une médiation. La langue est l’inconscient instrumental au moyen duquel un sujet parlant se propose de comprendre l’être, les êtres et lui-même. Il ne s’ensuit  pas qu’il suffise  de  juxtaposer  la  langue  et la parole. Ricœur, ennemi de tout éclec­tisme, est plus exigeant. Il veut nouer langage  et  parole dans l’acte du discours. Il y a des niveaux du  langage  et  le  rôle de la philosophie est à la fois de les distinguer et de les unir.

Même méthode en ce qui concerne la psychanalyse.  Je   renvoie   mes  lecteurs à ce que j’en ai dit  à  propos  de  l’essai sur Freud. Lagneau soutenait que la psychologie est une science historique. D’une certaine manière, c’est ce qu’a réalisé Freud. Le symbolisme du  rêve n’est pas un pur jeu de signifiés ren­voyant les uns aux autres, une struc­ture auto-suffisante, mais  un  langage, le milieu d’expression où se dit le désir. Et le désir précisément est ce qui se dit dans la multiplicité des symboles. L’ana­lyse freudienne ne nie pas proprement la conscience, mais sa prétention à se connaître elle-même dès le commence­ment, son narcissisme. Elle provoque un travail  de conscience  par  le moyen d’un travail sur les résistances. Si la psycha­nalyse n’a pas de quoi résoudre le pro­blème de l’origine radicale des choses, pour parler comme Leibniz, elle est bien armée  pour  démasquer  les représenta­tions infantiles et archaïques à travers lesquelles nous vivons ce problème. Elle nous confirme que la tâche actuelle ne porte plus sur la représentation, comme c’était encore le cas pour Hamelin, mais sur ce qui la produit. Le tort de Freud est seulement de s’en tenir à l’alterna­tive du réel et de l’illusion. Les mythes et les symboles ne sont-ils pas porteurs d’un sens qui échappe à cette alterna­tive ? C’est à une autre herméneutique d’en décider.

Cette autre herméneutique est essayée dans  la  dernière  partie  de   l’ouvrage  ; elle est la contre-épreuve  de  ce  qui précède et porte les mythes et symboles religieux, notamment  sur  la  symbolique du mal. La méthode est vigoureusement décapante. Avec une extrême rigueur, l’auteur analyse  ce  qui  dans  les  sym­boles  religieux  peut  et   doit  être  réduit, et  qui  est   généralement   de   l’ordre   de la représentation. Utilisant aussi bien Spinoza ou Nietzsche que  Freud,  il  éta­blit qu’il ne faut  pas  chercher l’essence de l’éthique  dans  la  fausse  transparence de  l’impératif,  mais  dans  notre  effort pour  exister.  Il   remonte   d’une   éthique de l’obligation à une  éthique  du  désir d’être : le salut concerne moins le commandement  qui   nous   opprime   que le désir qui nous constitue. Une hermé­neutique de la religion doit d’abord reconnaître en quel sens la religion est idolâtrie, faux culte, fabulation. L’im­mense mérite de Freud est de montrer comment la religion dépend d’une ar­chéologie de la conscience dans  la  me­sure où elle est la projection d’un destin archaïque, à  la  fois  ancestral  et  infan­tile. Le premier temps de la démystifi­cation est de  reconnaître  le  mythe comme mythe pour y renoncer. Mais le second est d’en libérer le fond  symbo­lique, celui qui, suivant la formule qui enchante  Ricœur,   donne   à   penser. Freud ne parle pas  de  Dieu,  mais  des dieux des hommes. Et nous n’en avons jamais fini avec ces dieux. La première démythisation est « l’envers d’une res­tauration   des  signes  du  Sacré,  qui  sont la  prophétie  de  la  conscience ».  Ces deux symbolismes restent mêlés. C’est toujours sur quelque chose du mythe archaïque que  sont  greffées  et  qu’opè­rent les significations les plus prophé­tiques du Sacré. Ce  que  Ricœur  illustre par  l’analyse  précise  de  divers   exem­ples : ceux de la représentation de Dieu comme  Père  qui vont  du  pur  fantasme au symbole signifiant ou du péché originel, pseudo-rationalisation qui masque et révèle à la fois le sens profond du péché qui est l’œuvre de notre volonté comme l’a bien vu Kant et qui cepen­dant est toujours déjà là.

La prétendue crise  de  la  philosophie est ainsi pour Ricœur, comme pour Hei­degger,  une  crise  de  la  métaphysique, ou plutôt de ce  qu’il  y  a  d’apologétique et de rhétorique dans la métaphysique, c’est-à-dire de toute théodicée. Nous éprouvons le manque d’une grande philosophie du langage : c’est l’unité du parler humain qui fait problème. Le projet de Ricœur est de tenter d’arbitrer le conflit de plusieurs herméneutiques dans la culture moderne. Les philoso­phies du soupçon (Spinoza, Nietzsche, Marx, Freud) ont détruit les arrière­ mondes et cette destruction est une tâche positive, sans cesse à  reprendre.  Grâce à eux, Ricœur a compris la réflexion concrète, c’est-à-dire le Cogito médiatisé par tout l’univers des  signes.  Son  but est une construction, progressive des figures de l’esprit à la manière hégé­lienne, mais sans savoir  absolu  et  qui se déploie sur le terrain même de l’analyse régressive des figures du désir où excelle Freud. Tout  à été  dit  avant la philosophie, mais par signe et par énigme. Il  lui  appartient  d’être  à  la fois reprise herméneutique des énigmes qui la précèdent et appétit de système, effort vers un discours rigoureux et cohérent.  Ce qui  suppose l’immense  travail d’apprendre à penser non point derrière les symboles, ce qui reconsti­tuerait les arrière-mondes, mais  à  par­tir des symboles et selon les symboles.

 

  • Le Conflit des interprétations, essai d’herméneutique, par Paul RICOEUR,   Le Seuil, 1969, 1 vol. de 506 pages.

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Notes

(1) Article paru dans « Le Monde » daté 5-6 avril 1970.
(2) C’est l’auteur du site qui souligne.

 

 

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F
Séminaire de Méthodologie littéraire. M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY