A propos de « Tintin au pays de l’or noir »

 

La bande dessinée ressemble à un délicieux mélange entre le cinéma (muet), le texte écrit et le dessin. Elle entretient peut-être des liens, des relations avec ces différents genres, mais la bande dessinée a depuis longtemps gagné ses lettres de noblesse et son autonomie, d’autant plus que certains la considèrent comme le 9ème art.

C’est vrai, la BD est une suite d’images, un peu comme au cinéma, ou plutôt comme une suite choisie de photogrammes d’une pellicule d’un film de cinéma. Mais elle est moins précise qu’un film, il y a plus d’oubli, on saute d’un cadre à l’autre, en passant par un vide, une absence, un manque dont on ne se rend même pas compte.

La BD est une suite de plans toujours différents.

L’image filmique connaît ce genre de montage, une suite d’images de plans différents, mais le résultat est totalement différent, et souvent les images qui se suivent ainsi ne forment pas une histoire, elles poursuivent un autre but, informatif par exemple, en nous montrant rapidement les 500 joueurs qui ont participé au dernier Championnat du monde de football. Dans la BD, ces cadres sont le plus souvent des dessins. Et à l’intérieur de cette séquence de dessins s’insinue plus ou moins timidement le texte. II trouve sa place dans des bulles, qui sont parfois des rectangles, il se mélange aux dessins et parfois même, il n’y a pas de texte. Le contraire, une BD sans image, serait plus étonnant. II arrive de voir certaines séquences de cases vides, mais elles ne sont pas vides de sens. Des cases blanches ou noires, par exemple, peuvent signifier un épais brouillard ou la nuit profonde.

Le langage de la BD est très complexe puisqu’il mélange plusieurs codes qui perdent leur signification propre pour devenir un seul code avec sa propre signification. Analyser un cadre de BD comme un tableau serait une erreur (même s’il existe des tableaux qui représentent un cadre, une vignette de BD), tout comme analyser le texte d’un phylactère comme une poésie de Prévert. La signification du langage de la BD doit être recherchée dans ce mariage iconographique entre la suite d’images et le texte.

« Tintin au pays de l’or noir » s’étale sur 62 pages. II s’agit d’une bande dessinée «classique»; les pages sont découpées en vignettes (ou cadres) quadrilatérales délimitées par une bordure noire et séparées les unes des autres par un labyrinthe de couloirs blancs. Cette BD se lit de gauche à droite et de haut en bas, selon notre habitude culturelle. Toutes les pages, excepté la première qui présente trois bandes (la première bande est occupée par le titre), sont divisées en quatre bandes. Le nombre total de bandes est de 247. Les bandes sont parfaitement parallèles, leur hauteur (5,8cm) et leur largeur (18cm) sont constantes, seule son organisation interne présente des différences au niveau du nombre et de la forme des cadres. En effet, le nombre de cadres par bande varie entre un cadre-bande (présent seulement à la page 19) et une bande de sept cadres (page 56). Avec une analyse plus précise du nombre de cadres par bande nous obtenons le résultat suivant :

 

Le récit se déroule donc essentiellement au rythme de 3-4 cadres par bandes (85% du récit). Nous analyserons plus loin la signification possible de ces changements de rythme. Nous pouvons également expliciter par le truchement d’un graphique (voir ci-dessous) le nombre de cadres au fil des pages.

 

 

 

Nous utiliserons ce graphique lors de l’analyse sémiotique de cette BD, selon le modèle utilisé au cours de l’année. Nous verrons si certains points du graphique correspondent à certains moments importants de ce type d’analyse.

« Tintin au pays de l’or noir » se base sur une division et sur une utilisation des bandes et des cadres très classique. Il est rare aujourd’hui de trouver une mise en page «à la Tintin ». L’utilisation de combinaisons différentes des cadres et des bandes est devenue monnaie courante parmi les dessinateurs de BD. Dans notre album, l’unique déviation à cette architecture très rigoureuse est représentée par la division dans le sens de la hauteur de certains cadres en deux mini-cadres. La bande est donc à cet endroit divisée en deux sous-bandes. Nous trouvons ce type de coupure pour la première fois à la page 3, première bande. Le cadre étant tout petit, l’impression donnée est celle d’un zoom sur un objet. Nous pouvons essayer de dégager une première signification pour ce genre de coupure. Nous avons dit que la lecture se fait de gauche à droite et les vignettes s’étirent très souvent dans le sens de la largeur et donc dans le sens du récit. Ces coupures vers le haut (ainsi que les vignettes plus hautes que larges) bloquent le récit, elles le ralentissent en poussant le lecteur à s’attarder un instant sur cet épisode qui est sûrement important pour l’intrigue et pour la suite de l’histoire. Cette organisation des cadres nous fait penser à l’usage de la ponctuation dans le texte écrit. À la page 3, première bande, le troisième cadre est précédé et suivi par deux cadres coupés. La taiIIe des ces petits cadres met premièrement en évidence le téléphone qui sonne, alors que Tintin est en train de lire tranquiIement son journal. Nous avons presque envie de sursauter en voyant cette vignette. Le suspense augmente, notre attention et notre regard sont monopolisés par cet objet et par la séquence entière. Nous comprenons vite qu’il s’agit d’un coup de fil important. Le capitaine Haddock, compagnon d’aventure de nombreuses histoires de Tintin, ne viendra pas parce qu’il est mobilisé (il y a un risque de guerre). Cet épisode est donc mis en évidence par une utilisation rhétorique des cadres.

L’importance de ces petites vignettes est donnée par la quantité d’information apportée. En effet, l’information des mini-cadres est très pauvre, limitée, elles se résument à l’essentiel, elles ne font, pas de détours dans des tableaux descriptifs, mais elles vont droit au but. Elles ont une information à nous donner et elles nous la donnent de la façon la plus directe, sans atermoiement.

Pour continuer cette analyse de la forme des vignettes, il est intéressant de prendre en considération la quatrième bande de la page 9, première vignette. Nous avons un cadre divisé en deux demi-bandes et la bande inférieure est à son tour divisée dans le sens de la largeur en deux cadres. Il s’agit de la tentative d’un matelot de capturer Milou. Cette vignette ainsi découpée se détache de son environnement pour constituer à elle seule une mini-séquence qui se terminera cinq vignettes plus tard. L’impression donnée par ce découpage est celle d’une action qui se déroule rapidement, presque simultanément. Cette fusion est en outre accentuée par un phylactère débordant de son cadre pour terminer dans un autre cadre.

À la page 14, dernière vignette de la deuxième bande, nous remarquons un cadre à l’intérieur d’un autre cadre. Nous voyons un bateau se rapprocher par le biais des jumelles du capitaine. Par ce stratagème graphique, nous voyons ce que voit le capitaine, nous sommes à la place de ce personnage, nous entrons en chair et en os à l’intérieur de la BD.

Pour compléter les liens et les relations existant entre les cadres, il est intéressant, à ce stade de notre analyse, d’insérer deux termes utilisés par Fresnault-Deruelle dans ses analyses de la BD: le continu et le discontinu. Une bande dessinée ressemble à une pellicule cinématographique sur laquelle on se serait amusé à découper de grandes parties. Toutefois, ce manque ne gêne pas le lecteur qui arrive facilement à reconstruire ces vignettes invisibles. Prenons la vignette tri-divisée de la page 9 :

1) Milou est attiré par un os tenu au bout du fil par le méchant matelot;

2) l’os bouge et Milou est surpris;

3) Milou suit l’os.

Entre la première et la deuxième vignette, même si nous ne le voyons pas, nous savons que le méchant matelot tire sur sa corde pour que Milou le suive et tombe dans son ignoble traquenard. Tout cela serait visible au cinéma, mais dans la BD notre pensée reconstruit sur la base de ses connaissances, de son vécu, de l’habitude de lire des BD, etc., ce qu’il manque. Peut-être qu’une partie du charme merveilleux dans lequel nous transporte aussi souvent la BD dérive de cet agréable travail mental de construction d’un pont entre le discontinu et le continu.

À la page 19, la dernière bande est constituée par un seul cadre qui est une vision panoramique de l’impact de la jeep des Dupondt contre un palmier. Tout d’abord, cette vignette est une autre preuve de la bêtise de ces détectives. En effet, la vignette nous offre une vue très large du désert dans lequel il n’y a strictement aucun obstacle, à part cet arbre contre lequel les Dupondt foncent tout droit en pensant qu’il s’agit d’un autre mirage. Mais cette vignette a également une autre fonction: elle clôt un épisode. La vignette s’étend comme trois points de suspension … En effet, l’odyssée des Dupondt dans le désert n’est pas encore terminée. La vignette suivante (il faut tourner la page) est également une vignette qui s’étend dans le sens de la largeur. Un nouvel épisode commence et cela est marqué par un tableau décrivant une caravane de chevaux traversant le désert. La forme dilatée de ce cadre donne l’impression d’un mouvement lent et fatigué. Cet épisode se termine avec la dernière vignette de la page suivante qui est également une vignette très large. Tintin est abandonné au premier plan tandis que ses ravisseurs s’enfuient rapidement dans le sens de la lecture (vers la droite). Ces deux vignettes fonctionnent ici comme des signes de ponctuation. La première vignette serait une majuscule enluminée sur laquelle il est agréable de s’attarder un instant et la dernière vignette est un point final pour cet épisode.

Cette structure des bandes, qui à première vue semble insignifiante, représente des fonctions comparables aux effets de style et aux figures rhétoriques (mise en évidence, dramatisation d’un épisode, ralentissement ou accélération du récit, ponctuation, etc) de la langue écrite. Nous avons vu que les formes des cadres et la façon dont ils s’enchaînent à l’intérieur des bandes pour former des pages sont pourvues d’un sens et que tout cela concourt à la signification générale d’une BD. Mais notre analyse ne s’arrête pas ici, nous allons voir maintenant de quelle façon le texte s’insère à l’intérieur de ces cadres.

L’introduction du texte à l’intérieur des cadres de cette BD se fait à l’aide de phylactères blancs bordés de noir nettement séparés du reste du dessin. Ces phylactères se trouvent toujours au-dessus du locuteur et ne touchent que rarement le cadre (dans quelques mini-cadres divisés dans le sens de la hauteur, page 31, dernière vignette de la deuxième bande, par exemple)

En analysant le texte présent dans cette BD, nous arrivons à une première distinction :

  • le texte enfermé dans un espace prévu à cet effet;
  • le texte qui se mélange avec le dessin;
  • le texte enfermé dans un espace prévu à cet effet qui se mélange avec le dessin.

En parcourant, les différentes pages, nous constatons que la plus grande partie du texte est présent à l’intérieur d’espaces blancs que l’on appelle des phylactères. On parle aussi très souvent de bulles ou de ballons, mais dans cette BD les phylactères ont une forme rectangulaire avec de petites encoches dans les angles, et ces termes nous semblent donc formellement inappropriés (ce qui ne nous empêchera pas de les utiliser plus loin). De plus, ils présentent tous un petit éclair saillant de la forme principale (ou de petites bulles s’échappant de la tête d’un personnage, pour représenter un discours mental, une pensée : page 8, dernière vignette, par exemple) pour se rapprocher du personnage prononçant ce qui est inscrit à l’intérieur de la «bulle». Il s’agit toujours de la représentation graphique d’un discours oral (ou rarement mental) d’un personnage parlant directement. Dans son travail de lecteur, ce dernier se trouve dans une espèce de position oscillant entre celle d’un auditeur-lecteur (passif) et celle d’une identification au personnage (actif). Nous écoutons, mais en même temps nous créons une voix pour chaque personnage, et lorsque nous regardons une adaptation filmique d’une BD, nous sommes souvent déçus par les voix des personnages qui ne correspondent pas à celles que nous avions créées.

Un autre aspect intéressant de cette représentation du discours est la suivante : Tintin parle souvent «tout seul», comme par exemple dans la deuxième vignette de la quatrième bande de la page 6. Tintin est obligé d’expliciter ce qu’il pense, ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent, etc. Dans le cas contraire, l’action deviendrait souvent incompréhensible. La présence de Milou sert très souvent de destinataire aux énoncés de Tintin ce qui rend ce procédé un peu moins artificiel … même si, parfois, Tintin donne l’impression d’être un peu « gâteux ».

À l’intérieur des cadres, lorsque plusieurs personnes parlent, les phylactères présentent différentes organisations syntagmatiques. Très souvent, les phylactères superposés (contraire au sens de la lecture de la BD) ont une surface en commun donnant l’impression que ces phylactères sont prononcés rapidement, presque simultanément : en accélérant par ce rapprochement le rythme de lecture du texte de la vignette, on s’oppose au ralentissement global de la lecture de la vignette. Par contre, si deux phylactères se suivent à la même hauteur (se trouvant donc dans le sens de la lecture de la BD), ils sont souvent séparés par un petit espace. Cette organisation a un effet indéniable sur le rythme de lecture de la BD (présence modérée de texte en pleine action et présence de larges phylactères lorsque l’action se calme et qu’il faut réfléchir, trouver une solution ou résoudre un problème).

En ce qui concerne la forme des phylactères, nous avons constaté qu’elle peut changer selon le type d’énoncés. Normalement, – nous en avons déjà parlé plus haut – le texte se trouve dans des rectangles aux contours lisses. Cependant, d’autres formes de phylactères se mélangent à la forme canonique rectangulaire et lisse en traduisant de la sorte un aspect linguistique du message ou du canal (menace, cri, radio, etc.). Nous allons illustrer, en nous arrêtant à l’analyse de quelques pages, les différentes formes de ces phylactères en essayant de dégager à chaque fois la signification de cet usage différent.

Pages 1 et 2 : deux phylactères-dessins. Il s’agit de phylactères qui deviennent des éléments du dessin. L’onomatopée «boum» s’intègre au dessin des deux explosions en imageant, par le texte et par le dessin, un son. Une explosion douce qui se réalise dans un phylactère nuageux par opposition aux explosions dans des phylactères aux contours en zigzag, (voir aussi page 8 et le
«toooot» du bateau sur le point de partir).

Page 6 : phylactère légèrement moutonné dans lequel est inscrite l’onomatopée «wouiiit» (un sifflement humain d’appel). Cette forme indique que le sifflement n’est pas très aigu et qu’il n’est pas très fort non plus. L’homme qui siffle doit rester discret tout en avertissant le destinataire de sa présence.

Page 7 : c’est l’éternuement en deux phases. L’inspiration est moutonnante tandis que l’expiration est zigzagante ce qui correspond à la phase de chatouillement plus ou moins silencieuse d’un éternuement et à son explosion bruyante et explosive.

Pages 8-9 : deux phylactères avec une particularité : ils ne contiennent pas de textes mais des dessins : dans un phylactère en forme de bulle, une ampoule (symbole ici de la «lumière mentale») indiquant que le personnage «a trouvé quelque chose» et des semelles trahissant la profession (et la simplicité) des Dupondt. Dans la dernïère vignette, Milou aboie. Hergé utilise, bien entendu, une onomatopée (en caractère gras, aux contours déchirés et plus gros que la moyenne) qu’il place dans un phylactère en zigzag: tout cela (il faut également ajouter certains traits du dessin) concourt à indiquer que Milou est courroucé, tellement courroucé qu’il met en fuite (malgré sa petite taille et sa couleur blanche de douce brebis) son agresseur en aboyant comme un forcené et en alarmant Tintin. Un autre phylactère (page 9, troisième bande, troisième cadre) aux contours ondulés indique une voix s’échappant de la radio. Ce tracé hésitant signale que la communication n’est pas parfaite, qu’il y a du bruit, des interférences. À la page 42, dernière bande, Tintin écoute un journal radio. Cette fois Hergé choisi un phylactère rectangulaire aux contours lisses, mais les bruits et les interférences sont notés linguistiquement par le biais d’onomatopée (crr, bing, hnet, wouit, crac).

Pages 10-11-12 : ces pages présentent un emploi très intéressant de phylactères. Tout d’abord, dans sa cabine de télégraphe (page 10), Tintin se trouve sous une cape de «tic» et de «tuut» symbolisant l’alphabet binaire morse et donnant l’impression d’envahir toute la pièce. Les contours de ces deux phylactères alternent le zigzag et l’ ondulé comme l’alphabet morse alterne des sons brefs et des sons longs. Le zigzag pour les sons brefs et aigus et l’ondulé pour les sons longs et graves. Les contours des deux phylactères et les onomatopées ne sont pas redondants puisque chaque phylactère ne contient qu’un son (tic ou tuut). Le son «onomatopé» est intégré par un phylactère explicitant deux longueurs de sons différents.

Dans ces pages, Hergé utilise dix fois (sur dix-huit utilisations dans toute la BD) la forme en ballon pour ses phylactères. Deux fois seulement (page 11), un texte y est inséré. Il s’agit de deux interjections (oh! et hem!) calligraphiées différemment : en majuscules et en gras. Les autres ballons sont remplis par des points d’exclamation ou d’interrogation et expriment toujours un effet de surprise. Milou et Tintin sont en danger, l’action est rapide, il y a peu de phylactères et le texte est limité, absent ou imagé. Nous constatons également que le nombre de cadres par bande varie entre trois et quatre (il n’y a aucune sous-division des cadres) permettant une lecture plus rapide de cette action.

À la page 11, première vignette de la deuxième bande, un phylactère avec du texte a une forme explosée différente par rapport aux phylactères du texte du reste de la BD. Ici, on ne sait pas qui est en train de crier, mais dès que le personnage apparaît, ses dires sont insérés dans des phylactères «normaux». La voix sans visage et anonyme est donc marquée graphiquement.

Un autre fait importantissime caractérise ces pages : le cadre est violé. Dans cette BD, la frontière entre le cadre et le hors-cadre est fortement respectée (excepté en de rares occasions, comme ici), mais les pages 10-12 présentent une forte concentration de ce phénomène : 13 cadres transgressent ainsi leurs frontières quadrilatérales. Des débordements qui restent toutefois timides, mais qui intensifient le rythme de lecture et de vision, étant donné que les différentes vignettes semblent rapprochées voire soudées.

Il existe encore un autre type de ballon mais ne traduisant pas les énoncés d’un personnage-locuteur de la BD : ce sont ces rectangles parfaits de couleur jaune (et ne se prêtant de la sorte à aucune confusion éventuelle avec le phylactère d’un personnage) qui rasent la partie supérieure du cadre et qui donnent toujours une information temporelle et/ou spatiale dans laquelle s’insère parfois un petit commentaire :

Le lendemain … ;

Pendant ce temps-là, à la «Simoun»;

Un peu plus tard … La tempête s’est calmée … ;

Etc.

Il nous reste maintenant à compléter notre analyse des onomatopées. Nous avons déjà parlé des onomatopées insérées dans des phylactères normaux et dans des phylactères participant à l’ensemble du dessin, mais cette BD recèle une autre forme d’explicitation des onomatopées. Ce sont celles qui se passent de phylactères et qui trouvent leur épanouissement à l’intérieur (et seulement à l’intérieur) du dessin en amalgamant ainsi l’icône et la graphie. Elles possèdent une vie différentes des onomatopées en bulle. Prenons les pages 2 et 3. Dans l’avant-dernière vignette de la page deux, nous observons l’onomatopée («boum») en bulle dont nous avons parlé plus haut. La première vignette de la troisième bande de la page suivante nous offre la même onomatopée (bruit d’explosion), mais cette fois hors-phylactère. Le bruit de cette deuxième explosion semble ici accompagner un déplacement d’air provoqué par l’explosion même et dont les effets ne semblent pas circonscrits à une zone bien précise. On peut même dire que ces effets trouvent leur prolongement dans le hors-cadre tandis que l’explosion de la deuxième page ne semble avoir d’effets concrets que pour les Dupondt. La deuxième page nous offre également le déclic de l’ouverture d’un briquet des détectives. Là aussi, l’onomatopée «clic» est sans phylactère donnant ainsi l’impression d’un son qui n’a pas de limite spatiale (si ce n’est que nous savons, de par notre expérience, qu’un tel son ne sera pas entendu à plus de quelques mètres) et qui semble s’évanouir comme un petit nuage de fumée autour des Dupondt.

Le discours oral est dans une BD rendu par le biais de graphèmes (parfois des dessins). Excepté quelques interjections et onomatopées, Hergé a choisi une calligraphie qu’il utilise pour tous les énoncés : écriture très claire manuscrite (mais tellement régulière qu’on pourrait croire qu’il s’agit d’une écriture mécanique) avec les lettres détachées ce qui rend la lecture aisée. Hergé ne joue donc que très peu avec les formes des caractères pour donner de la couleur et de la vie à sa langue. Un des rares exemples est donné par la chanson des Dupondt de la première page lorsque Hergé mélange le texte à des notes de musiques (quelques-unes se trouvant même à l’extérieur du phylactère) et par l’utilisation de caractère en gras et/ou en majuscule.

Avant de passer à l’analyse greimasienne de cet ouvrage, nous allons encore écrire quelques lignes sur le dessin et notamment sur le mouvement crée par le dessin.

Une BD est une suite de photogrammes, une suite d’instants de plans différents; pourtant, il s’agit d’instants qui s’étalent dans le temps par l’utilisation de différents procédés. Tout d’abord, il y a un mélange paradoxal de l’image fixe et de l’écriture;  si l’image semble représenter un instant, les dialogues sont plus longs du point de vue temporel. Une des caractéristiques du signe linguistique est sa linéarité, on ne peut pas prononcer plusieurs phonèmes simultanément. Pourtant, en regardant une image fixe, on pourrait penser que tout ce qui se dit est prononcé simultanément…Cependant, notre lecture ne se fait pas simultanément, ce qui crée déjà un premier mouvement dans cette pseudo-fixité. Nous lisons un premier énoncé, puis le second, etc, même si l’image, dans sa fixité, nous dévoile tout d’un coup. L’image fixe donne ainsi la sensation d’un mouvement, d’un espace temporel.

De plus, lorsque Tintin avance et que le récit avance, il va très souvent vers la droite, en épousant le sens de la lecture. Tandis qu’un retour en arrière, se fait très souvent vers la gauche. L’épisode de la tempête de sable est très significatif de ce point de vue. La tempête, un obstacle, souffle dans le sens contraire du sens de la lecture. Mais lorsque Tintin revient sur ses pas pour rejoindre les Dupondt, le mouvement général change de 180°.

Souvent, le mouvement est également accompagné de trait accompagnant ce mouvement. De cette manière, le dessin l’explicite: comme par exemple les trajectoires des balles de fusil de la page 28. Par le biais d’une image fixe, nous savons d’où vient la balle, la trajectoire qu’elle a suivie et le point d’impact! Et encore, lorsque Tintin entre dans les galeries bétonnées de la page 48, le mouvement se fait vers la droite et vers le bas, mais il en sort avec un mouvement vers la gauche et vers le haut.

Il nous a semblé important d’analyser brièvement certaines caractéristiques du fonctionnement de ce genre d’ouvrages pour pouvoir les intégrer par la suite à l’analyse globale du récit. Nous pensons, en effet, qu’il est fondamental d’insérer dans l’analyse du récit sous forme de BD, ces différents aspects qui concourent au sens global de l’ œuvre.

Nous proposons, dans les lignes qui suivent, une analyse sémiotique de « Tintin au pays de l’or noir« .

Nous procéderons tout d’abord à la segmentation du récit de cette aventure. La segmentation est rendue difficile par la complexité des épisodes qui se croisent et s’entrecroisent dans chaque séquence. Nous avons donc essayé de dégager une division en séquences la plus large possible en intégrant souvent différents épisodes dans une même séquence.

 – Séquence 1 : pages 1-7 (deuxième bande).

Cette première séquence peut être divisée en deux sous-séquences: la séquence initiale et la sous-séquence restante.

La séquence initiale fera l’objet d’une analyse qui suivra cette segmentation du récit. Nous pouvons cependant déjà dire que dans cette séquence deux épisodes s’entrecroisent. Les Dupondt après avoir informé Tintin d’une étrange affaire commencent leur enquête. Tintin de son côté réfléchit à cette étrange affaire et commence à s’informer de façon plus pertinente (dans la première vignette de la page 6, Tintin pense déjà à un produit ne laissant pas de traces), tandis que les deux détectives préfèrent se baser sur des raisonnements plus prosaïques (ils se font engager comme mécanicien et chauffeur de dépanneuse dans un garage).

Tout le récit, à partir de maintenant se déroule selon le chemin suivi par Tintin ou selon celui choisi par les Dupondt. Nous verrons, plus loin dans le récit, que ces deux chemins se croisent de temps en temps pour se souder à nouveau à la fin du récit. En effet, ces deux voies qui semblent si opposées (intelligence de Tintin vs la simplicité des Dupondt) vont concourir ensemble à la résolution de l’intrigue.

– Séquence 2 :  de la page 7, troisième bande jusqu’au débarquement (page 15 troisième bande).

 

  • Disjonction spatiale : cette séquence se déroule entre le port d’embarquement, le voyage sur le navire et le port de débarquement;
  • Disjonction temporelle : introduction temporelle par un rectangle jaune indiquant le lendemain matin…
  • Disjonction actorielle : toute une série de personnage font une brève apparition à l’intérieur de cette séquence.

Tintin et les Dupondt (incognito … ) embarquent sans le savoir sur le même bateau, direction le Khemkhâh, lieu fictif inventé par Hergé mais dont la consonance (et le contexte) renvoie au Proche-Orient. Cette séquence est riche en épisodes que nous résumerons de la façon sui vante : après un voyage qui n’a pas été de tout repos pour Tintin et les Dupondt, ils se font tous arrêter, victimes d’un complot.

– Séquence 3:  dernière bande de la page 15 jusqu’à la première vignette de la quatrième bande de la page 34. C’est la séquence du périple dans le désert.

 

  • Disjonction spatio-temporelle : arrivée à Khemkhâh
  • Disjonction actorielle : entrée en scène des «méchants»: Bab El Ehr et le docteur Müller.

Tintin est arrêté, mais tout de suite sauvé par les partisans de Bab El Ehr qu’ils croient être un ami. Les Dupondt partent à la recherche de Tintin et de la prime de 2000 livres offerte pour la capture de Bab El Ehr. Tintin après avoir été abandonné dans le désert se retrouve face à face avec le docteur Müller, le méchant de service, qui gagne cette première manche. Tintin est sauvé par les Dupondt d’une tempête de sable. Les chemins de ces trois personnage se croisent à nouveau pour se séparer dès le début de la séquence suivante.

 – Séquence 4 : de la dernière bande de la page 34 à la séquence finale (voir plus loin).

 

  • Disjonction spatiale : sortie du désert et entrée en ville;
  • Disjonction temporelle : « le lendemain matin… »
  • Disjonction actorielle : entrée en scène d’ Abdallah, de son père, l’altesse Mohammed Ben Kalish Ezab, et intervention mystérieuse du capitaine Haddock.

Dans cette séquence, le petit Abdallah est enlevé par le docteur Mueller. Il sera ensuite sauvé par Tintin, mais d’une façon qui reste inexpliquée puisque même Tintin se demande comment cela est arrivé (page 54, première vignette de la troisième bande). Nous verrons plus tard qu’une grande partie de cette intrigue se déroule et se résout dans le mystère. Cette séquence se termine par la course­ poursuite dans le désert entre Tintin/le capitaine et Müller/ Abdallah et par la méprise des Dupondt qui ingurgitent de fausses aspirines.

Le propre de ce genre de récit d’aventure à la fin heureuse est celui de retrouver à la fin de l’histoire une situation inversée par rapport à la situation initiale. Nous allons donc essayer de dégager dans la séquence finale, une série de thèmes, de symboles et d’événements que nous pourrons opposer à la situation initiale.

 – La séquence finale est composée des trois dernières vignettes de la quatrième bande de la page 61 et de la page 62 dans son intégralité.

Cette séquence finale peut être divisée en deux épisodes :

 – Ier épisode : les vignettes de la page 61 avec la première bande de la page 62;
2ème épisode : les trois dernières bandes de la page 62.

Le premier épisode (et donc le début de la séquence finale) est séparé du reste du récit de la façon suivante :

  • une disjonction temporelle (« Quelques jours après… » );
  • une disjonction spatiale (l’action se situe dans le palais de Mohammed Ben Kalish Ezab) ;
  • une disjonction actorielle partielle. Nous retrouvons Tintin, le capitaine Haddock, mais pour la première fois de l’histoire ils se retrouvent seuls avec la présence (par le biais d’une lettre) du professeur Tournesol qui constituent (avec les Dupondt et Milou qui n’apparaît, dans cette séquence, que timidement dans l’avant-dernière vignette de l’album) le noyau principal des personnages des albums de Tintin. Nous avons donc la conjonction finale de tous les héros après un nouveau et lointain périple.

En lisant le graphique, nous constatons une chute finale du nombre de cadres par page. Cette structure finale clôt un rythme en dents de scie correspondant à toute la série d’événements résumée plus haut (et constituant le noyau central de la transformation du récit).

En analysant les vignettes, nous remarquons que le texte prend énormément de place à l’intérieur des cadres et cela pour la raison suivante : les différentes intrigues principales (l’essence truquée et le risque de guerre) trouvent leur dénouement ici. Tintin a aidé ce processus, mais tout le reste se fait hors-bd  (bande dessinée) et, par conséquent, Hergé doit recourir au texte pour expliciter ce que nous ne voyons pas et ce que nous ne pouvons pas connaître, même implicitement.

Dans le premier épisode de la séquence finale, Tournesol trouve l’antidote servant à neutraliser le produit responsable des explosions d’essence. Nous savons (si nous avons déjà lu d’autres albums de Tintin) que ce professeur peut être aussi génial que maladroit. Hergé nous le rappelle par le biais de la photo du château de Moulinsart partiellement en ruine. Ce premier épisode sert de transition entre la séquence précédente et le deuxième épisode de la séquence finale.

Le deuxième épisode est introduit essentiellement par une disjonction temporelle (« Quelques semaines ont passé« ). Durant ces quelques semaines le mystère des explosions a été entièrement éclairci et le risque d’une guerre a disparu (même si, à la page 42, et donc avant la résolution du mystère, nous apprenons via la radio que l’étrange épidémie d’explosions de moteurs a pris fin mystérieusement et que la situation internationale s’est nettement améliorée).

Dans cet épisode, Tintin, confortablement assis dans un fauteuil et entouré de ses amis, donnant l’impression de savourer un agréable et mérité repos, écoute un bulletin radio expliquant la manière dont s’est résolue l’intrigue auquel il a participé.

Nous allons maintenant établir un inventaire du contenu posé de la situation finale. Nous ferons de même pour la situation initiale en essayant ensuite de dégager les correspondances et les différences entre ces deux séquences.

Dans la situation finale nous constatons la présence de Tintin, du capitaine Haddock, de Mohammed Ben Kalish Ezab, des Dupondt et la timide présence de Milou et d’Abdallah (ainsi que du professeur Tournesol, par le biais de sa lettre).

Nous retrouvons donc tous les héros principaux des albums de Tintin dans une situation de conjonction des personnages dans un lieu lointain.

La paix (/vérité), qui est l’Objet de valeur de cet album, a été atteinte et la séquence finale respire cette atmosphère pacifique. Les héros sont confortablement affalés dans des fauteuils, sirotant des petits verres, le capitaine fume un cigare presque comme un calumet de la paix, les petites bouffées de fumée blanches entourent sa figure comme l’auréole d’un saint protecteur (de Tintin) et la plaisanterie et la bonne humeur règnent en maîtres. L’explosion du cigare du capitaine ferme la boucle des explosions. Mais, cette fois, il s’agit d’une explosion qui provoque le rire de ses compagnons d’aventure et elle ne suscite aucune crainte, à part le réveil de certains traits caractériels du capitaine.

Le rythme du récit est ralenti par la présence de longs textes dans les phylactères. Cette lenteur reflète l’atmosphère générale de sérénité et de calme qui règne maintenant.

La situation finale est une situation euphorique et de conjonction générale.

L’analyse suivante de la situation initiale nous permettra de mieux comprendre le contenu posé final. La situation initiale commence avec la première page pour se conclure avec la poignée de main entre les Dupondt et Tintin (page 4, deuxième cadre).

Comme la séquence finale, la séquence initiale peut être divisée en deux épisodes.

Premier épisode : une introduction dont les protagonistes sont les Dupondt. Cet épisode, du point de vue de la mise en page, est clairement distingué de l’épisode suivant. Ici, nous constatons qu’il y a une situation de déséquilibre, quelque chose d’anormal se passe : explosion du moteur et du briquet des Dupondt.

Deuxième épisode :  cet épisode est introduit par des disjonctions temporelle, actorielle et spatiale. De plus, il commence avec la première vignette de la troisième page. Cela donne l’impression d’un deuxième début, mais qui serait le véritable début puisque cet épisode commence avec l’apparition de Tintin. La situation de déséquilibre augmente. Tintin nous informe du risque menaçant d’une guerre. Les Dupondt arrivent et informent Tintin de leur mésaventure.

Nous pouvons ajouter que la séquence initiale se déroule dans le «pays de Tintin». Nous apprenons, par un coup de fil destiné à Tintin, que le capltame Haddock est mobilisé : il sera donc absent (disjonction). En jetant un coup d’œil au graphique, nous constatons une courbe ascendante qui nous projette comme un tremplin dans la suite de l’histoire. De plus, les couleurs sont mates, sans éclat et elles s’opposent aux couleurs plus claires de la situation finale, éclairant ainsi les exploits de nos aventuriers.

La situation initiale et la situation finale offrent une autre différence intéressante. Dans les vignettes de la situation initiale, nous remarquons un certain mouvement général et rien ou presque n’est immobile. Il s’agit d’une amorce de mouvement, comme si les engrenages de la machine-récit se mettaient lentement mais sûrement en marche. La situation finale, par contre, est caractérisée par une immobilité générale (ce qui accentue la tranquillité de cette séquence et la paix retrouvée) : les Dupondt sont au lit, Tintin et le capitaine Haddock sont immobiles, affalés dans leur fauteuil, écoutant la radio. Le récit est terminé et la grande machine s’éteint doucement, mais pas complètement : un dernier sursaut final (l’explosion et le départ du capitaine) nous indique que ce récit-ci est terminé, mais qu’une prochaine aventure ne saurait tarder.

Dans ce récit, nous passons donc d’une situation initiale de déséquilibre, de mouvement, d’inquiétude, d’incertitudes, de questions à une situation finale d’équilibre retrouvé (le danger de guerre est éloigné et toutes les énigmes du récit ont été résolues). La séquence finale se termine toutefois sur un mystère irrésolu : la présence du capitaine. Cette présence inexpliquée ressemble à une intervention divine, miraculeuse qui trouverait son apogée symbolique dans l’auréole de fumée de cigare (Dieu est un fumeur de Havane !) entourant la tête du capitaine.

La segmentation en séquences de ce récit n’est pas chose aisée à cause de l’enchevêtrement des parcours de Tintin et des Dupondt. L’enchevêtrement de ces deux parcours correspond presque à deux récits parallèles participant à la réalisation d’un récit global et cela peut être illustré de la façon suivante (l’échelle spatio-temporelle de ce schéma est aléatoire) :

•••••••••

• •••••••

En pointillés, nous avons le parcours de Tintin et en trait continu le parcours des détectives. La ligne imaginaire du récit global suit toujours un de ces deux parcours (en passant parfois de façon très rapide d’un parcours à l’autre), mais il serait trop difficile de vouloir l’insérer dans ce schéma.

Leurs chemins se croisent à 5 reprises :

1. Dans la situation initiale;

2. Lors de leur arrestation commune sur le bateau;

3. Dans le désert, lors de la tempête de sable;

4. Lors de la course-poursuite en voiture entre Tintin et le docteur Müller;

5. Lors de l’arrestation du docteur Müller.

Pour conclure cette première partie de l’analyse, nous allons résumer et compléter ce qui a été dit précédemment au moyen du concept de l’axe sémantique. Dans ce récit, nous passons d’une situation initiale dans laquelle un Sujet d’état est en disjonction avec un Objet de valeur. L’Objet de valeur peut être ici identifié avec la paix tandis que le choix du Sujet d’état est plus complexe. Nous serions tenté d’identifier le Sujet d’état avec Tintin, mais nous remarquons tout de suite qu’il ne s’agit pas simplement de Tintin qui serait en disjonction avec l’Objet de valeur, ce serait plutôt tout un groupe d’êtres humains, un pays, voire un groupe de pays qui se trouveraient dans cette situation initiale de déséquilibre et de
disjonction avec l’Objet de valeur.

Dans la situation finale, ce Sujet d’état indéfini est en conjonction avec l’Objet de valeur. Cette «remédiation» est rendue possible grâce à une transformation et cette transformation est réalisée par un Sujet opérateur : Tintin. Cependant, nous pourrions également lire ce récit d’un autre point de vue et choisir comme Sujet opérateur de la transformation du récit les Dupondt. Mais, à la page 40, première vignette de la troisième bande, Tintin demande explicitement à Mohammed Ben Kalish Ezab de veiller à ce que les Dupondt n’entravent pas son enquête. Tintin se considère comme la personne qui pourra régler cette situation et nous lui faisons confiance. Les Dupondt et Tintin poursuivent le même Objet : la vérité (qui pourra conduire à la paix). Toutefois, la bêtise des Dupondt peut faire échouer cette quête; on peut dès lors les considérer comme des anti-sujets et leur parcours comme un anti-récit.

Nous allons définir plus précisément le rôle des différents personnages de ce récit au moyen du schéma actantiel proposé par A.J. Greimas.

Nous allons d’abord travailler sur l’axe du désir, c’est-à-dire la relation entre le Sujet et l’Objet. Nous avons choisi comme actants de cet axe : Tintin et sa quête de la vérité et de la justice. Tintin est au début en disjonction avec la vérité, ce qui le pousse à entrer en action. Tintin ne supporte pas de voir un doute planer autour de lui comme un moucheron, il faut chercher la vérité. Tintin, donc, selon l’axe de la communication pourrait être le Destinateur qui communique au Sujet, et donc à lui-même, la réalisation de la quête de l’Objet. A cela, il faut ajouter la naïveté, la maladresse, la stupidité et les suppositions des Dupondt (voir la situation initiale) qui ne satisfont pas l’esprit éclairé de Tintin. Nous pourrions penser que Tintin se lance dans cette aventure pour le plaisir égoïste de satisfaire son besoin de vérité : le Destinataire serait dans ce cas Tintin. Disons plutôt que, comme tout héros qui se respecte, Tintin œuvre pour le bien-être des personnes qui l’entourent. Le Destinataire de cette quête est la société (et Tintin est un prototype parfait de cette société, l’un des meilleurs !). Nous pouvons maintenant préciser notre axe sémantique initial en ajoutant que la société (Destinataire de la quête de Tintin) correspond au Sujet d’état en disjonction avec l’Objet de valeur (vérité/paix) .

Dans sa quête, le Sujet est souvent aidé ou gêné par une série de facteurs (matériels, humains, spirituels, etc.) et nous abordons ainsi l’axe du pouvoir. Tintin est aidé dans sa quête essentiellement par :

  • ses qualités;
  • Milou, le capitaine Haddock, les Dupondt;
  • une bonne étoile qui veille sur lui.

De l’autre côté, à la quête de Tintin s’opposent essentiellement :

  • les Dupondt;
  • Bab El Ehr
  • une puissance étrangère matérialisée ici par le docteur Müller.

Ce qui vient d’être exposé ci-dessus (focalisé sur le personnage de Tintin) peut être schématisé par le graphique ci-dessous :

Nous pourrions lire le récit d’une façon différente et obtenir d’autres schémas actantiels. Par exemple, nous pourrions nous placer du côté des «méchants». Le Destinateur serait cette puissance étrangère qui envoie le Dr. Müller en quête d’une guerre pour le bien de cette puissance étrangère (Destinataire). Tintin serait ici un Opposant et Bab El Ehr serait un Adjuvant.

Si Tintin est le Sujet opérateur de la transformation, cela présuppose qu’il possède les qualifications nécessaires pour réaliser cette transformation. En d’autres mots, Tintin possède la compétence pour réaliser ce faire et, en analysant le récit, il est probable que nous allons trouver le ou les moments (l’épreuve qualifiante) ou notre Sujet opérateur acquiert ces qualifications. Nous pensons que l’épreuve qualifiante, dans ce récit, se développe en plusieurs étapes.

Tout d’abord, la première rencontre entre Tintin et les Dupondt (pages 3-4) n’est pas fortuite. Les Dupondt jouent ici le rôle de Sujet manipulateur, ils personnifient le Destinateur. Ce sont eux qui informent Tintin d’une situation étrange : une situation en disjonction avec la vérité.

Nous remarquons que Tintin est immédiatement intéressé par ce mystère. La dernière vignette de la page 3 est éloquente :  elle nous dévoile un Tintin pensif, méditatif et perplexe par rapport aux hypothèses saugrenues des Dupondt. Cet épisode se clôt par une poignée de mains (page 4, deuxième vignette) qui semble symboliser l’acceptation du contrat de la part de Tintin. Tintin acquiert ici le savoir et le devoir faire: il doit résoudre cette affaire parce qu’il sait que les Dupondt sont sur une fausse piste. Il doit le faire pour le bien des autres parce que Tintin est un héros (moralement, politiquement, etc.) correct, et un héros de cet acabit ne peut se dérober à son devoir : c’est gravé dans ses gènes.

Dans la deuxième vignette de la troisième bande de la page 4, Tintin prononce les mots suivants : «J’ai bien envie d’essayer de tirer cela au clair !…». Cet énoncé nous prouve que Tintin possède en lui le vouloir-faire, au grand dam de Milou. Le pouvoir-faire lui est offert par le «directeur» garantissant à Tintin (page 7, dernière vignette de la deuxième bande) qu’ «il va arranger cela». Il a le feu vert et tous les ingrédients pour se lancer dans la performance ou l‘épreuve principale. Et c’est maintenant que les choses se compliquent : Tintin ne résout strictement rien. Il sauve peut être le petit Abdallah et arrête le docteur Müller, mais l’Objet de valeur ne se retrouve pas pour autant en conjonction avec le Sujet d’état.

Nous allons peut-être nous lancer dans une hypothèse hasardeuse, mais dans ce récit, l’épreuve qualifiante est réalisée par les Dupondt et Tintin réunis. Le double parcours (voir supra) atteindrait ainsi son paroxysme fusionnel dans cet épisode. Les Dupondt ingurgitent des aspirines bizarres … (bizarre, vous avez dit bizarre…!)  qui, bien sûr, (dès que quelque chose est bizarre…) met la puce à l’oreille de Tintin qui ne succombe pas, de surcroît, aux avances monétaires du docteur Müller (voir page59-60). Cet épisode représente le point final de la performance qui, bien sûr, se réalise au cours des différents événements des séquences post-initiales et ante-finales. Des événements, il faut l’avouer, un peu découpés les uns des autres, aux solutions parfois un peu rapides et bâclées et qui nous offrent finalement une histoire de Tintin qui est loin (très loin,…) de figurer parmi les chefs-d’œuvre d’Hergé.

Ce récit se termine (ou presque) par l’épreuve glorifiante. Le Destinataire/Destinateur (la société), par le biais du radio-journal, sanctionne positivement l’«épreuve» de la façon suivante :

«C’est grâce à Tintin que le secret du N.14 a été découvert et qu’un contre-produit, capable de neutraliser les effets du premier, a pu être immédiatement mis au point. On peut donc affirmer que c’est l’intervention de ce courageux jeune garçon gui a permis d’éviter la guerre ».

Mais le bulletin continue en mentionnant également les Dupondt (Anti­-Sujets, Adjuvants, Opposants, Destinateurs indirects) qui, eux, sont sanctionnés négativement : ils sont dans un piteux état et le bulletin radiophonique ne signale que l’aspect maladroit de leur intervention.

C’est ainsi que se termine, de façon brutale, notre analyse sémiologique non-exhaustive de « Tintin au pays de l’or noir », sur cette impression frustrante d’inassouvissement d’un travail qui n’a pas de fin.

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Principaux ouvrages consultés :

 

ADAM, J.-M., Le récit, Paris, PUF, 1987;

EVERAERT-DESMEDT, N., Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck Université,2000 ;

GAUTIER,G., Vingt leçons sur l’image et le sens, Paris, Edilig, 1986;

HERGE, Tintin au pays de l’or noir, Tournai, Casterman, 1950 ;

MASSON, P., Lire la Bande Dessinée, Lyon, Presses universitaires de Lyon,
1990;

Ainsi que l’éclairante revue « Communications », n°24″.

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par M. Frank GATTA dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY