Analyse sémiotique de la bande dessinée « Astérix chez les Helvètes »

INTRODUCTION

L’enseignement d’une langue étrangère gagne à être diversifié, dynamique et motivant. En plus de l’approche communicative, centrée sur l’apprentissage de l’expression et de la compréhension orales et écrites, il est important de présenter aux apprenants les supports écrits, à savoir différents types de textes (narratifs, informatifs, explicatifs, argumentatifs, … ).

Le présent travail a pour but d’analyser une bande dessinée sur le plan sémiotique ainsi que de suggérer des pistes didactiques pour un enseignement à des non francophones.

Pourquoi choisir d’analyser une bande dessinée ?

‑ C’est un genre de texte narratif particulier à la littérature francophone. Bien qu’elle ait débuté aux Etats‑Unis à la fin du siècle dernier’, les francophones l’ont vite adoptée et, de nos jours, les adultes en sont aussi friands que les enfants, phénomène propre à la francophonie. Une étude économique récente des bandes dessinées relève que, « comme le rapporte Livre Hebdo, les ventes de BD, en stagnation durant plusieurs années, ont affiché une progression de 5,25% en francs courants sur l’ensemble de l’année 1996 dans les marchés francophones, soit une hausse largement supérieure aux ventes globales de livres (+3%) ». De plus, depuis 1960 environ, la bande dessinée, élevée au rang de neuvième art, est devenue, pour des sociologues, des informaticiens, un objet d’étude; la bande dessinée déborde le domaine de la presse pour pénétrer celui du livre ».’

Pour cette étude, j’ai choisi les aventures d’Astérix le Gaulois, lancées en 1961 par Goscinny et Uderzo (4) . Etant donné que la méthodologie francophone est presque exclusivement franco‑française, j’ai opté pour un épisode se déroulant principalement en Suisse : Astérix chez les Helvètes. Si Hergé, le créateur de Tintin, a introduit des personnages caricaturaux dans des décors réalistes, Goscinny et Uderzo se référent non seulement à des lieux, mais aussi à des événements qui correspondent souvent à la réalité. Cependant, ils ne craignent pas les anachronismes. De plus, le pays hôte des deux héros est passablement connoté, avec des clichés et stéréotypes bien exprimés. Pour des non francophones, l’étude de ces rapprochements entre fiction et réalité présente donc plusieurs intérêts : accès linguistique facile, immersion culturelle profonde et opportunité de décrypter l’exactitude ou l’hypertrophie des idées reçues et ressassées avec humour.

Ce travail est divisé en deux parties, la première proposant une étude sémiotique dont une grande partie est fondée sur les clichés et stéréotypes sur la Suisset la deuxième une piste didactique pour l’enseignement de cette bande dessinée en classe de français L2.

I. ANALYSE SEMIOTIQUE

a) Structure générale du récit

Tous les épisodes de la série d’ »Astérix le Gaulois » sont introduits de la même façon. En première page, une carte de la France décrit la situation politique de l’époque, à savoir la conquête romaine (50 avant J.‑C.), en faisant ressortir une partie, le nord‑ouest de la Gaule, où un « village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur » (p. 3). Sur la page suivante, les actants principaux de la série sont présentés, d’une façon on ne peut plus glorieuse (5).

Notons aussi que la plupart des aventures s’articulent sur une structure englobante similaire. Les pages initiales présentent une ou plusieurs scènes de la vie quotidienne de ce petit village gaulois, alors qu’un festin de réconciliation ou de retour au village est fêté dans la joie, en guise de conclusion.

Dans « Astérix chez les Helvètes », l’histoire s’ouvre sur une dysphorie: le chef de la tribu, Abraracourcix, congédie ses porteurs qui l’ont fait tomber par maladresse. Apparemment, cette décision étonne les villageois, comme le montrent les nombreux points d’interrogations. Les deux actants principaux de l’histoire, Astérix et Obélix, sont alors introduits lorsqu’ils sont nommés porteurs de leur chef. Très bon enfant, cette brouille se dissipe totalement à la fin de l’histoire par le retour des deux héros qui ramènent un climat euphorique.

En parallèle à cette ouverture rigolarde en village gaulois, la vie quotidienne des Romains à Condate est présentée sous un éclairage sordide. Le gouverneur Garovirus empoisonne le questeur (vérificateur des comptes) Malosinus, pour échapper à un contrôle fiscal qui lui vaudrait la mort.

Ayant été appelé pour guérir le questeur, Panoramix envoie alors ses deux amis, Astérix et Obélix, en mission : ils doivent aller chercher en Helvétie une « étoile d’argent » nécessaire à la potion qui servira d’antidote au poison. Après une halte à Genava, nos héros continuent leur chemin vers les montagnes suisses, à la recherche de l’Edelweiss. Après d’innombrables aventures en Suisse, ils rapportent la fleur salvatrice à leur village où les Gaulois invitent même le questeur, maintenant guéri, à leur festin final.

b) Segmentation

Cette bande dessinée contient un grand nombre de séquences différentes, mais elle peut être découpée en trois parties selon le principe d’intentionnalité proposé par C. Bremond (6) . En plus de l’ouverture, c’est-à-dire la description de la vie quotidienne dans les tribus ainsi que l’arrivée d’un questeur à Condate, et de la clôture, le festin célébrant le retour au village, l’histoire comprend trois états. L’état initial est un manque, en l’occurrence le besoin d’un remède pour Malosinus, l’état d’actualisation se trouve être la quête de l’edelweiss et enfin l’état final le résultat par rapport à l’objet de la quête, soit la trouvaille du remède par les deux héros et la guérison du Romain empoisonné.

Sur la page suivante figure un tableau détaillant les différentes séquences et sous-séquences de l’histoire, définies grâce aux disjonctions temporelles, narratologiques, actorielles et spatiales

c) Niveaux d’interprétation
  1. LE NIVEAU FIGURATIF

Astérix chez les Helvètes peut être interprété comme une comparaison de trois différents groupes, en associant autant que possible des symboles typiques. L’Helvétie, contrée qui accueille les Gaulois, est particulièrement représentée par des clichés de la vie actuelle. Après une étude des différents codes actantiel, topologique et chronologique, je vais analyser le récit sous l’angle des allusions à la Suisse contemporaine.

 – le code actantiel

La tribu principale ‑ celle à laquelle appartiennent les deux héros, Astérix et Obélix‑ est celle des Gaulois, les « Irréductibles ». Ce peuple joyeux est décrit principalement par des actions de la vie quotidienne, soit de saines disputes et des joies frustes. Il est important de noter que cette tribu existe principalement par rapport à l’envahisseur.

Dans ce récit, les Romains sont eux‑mêmes divisés en clans : celui du gouverneur romain de Condate, Gracchus Garovirus, celui de Jules César (représenté par un seul actant, le questeur Claudius Malosinus) et celui du gouverneur romain à Genava, Diplodocus. Les soldats romains (symboles impersonnels de l’Empire) donnent à Obélix sa raison d’être : se battre.

Les Helvètes constituent le troisième groupe; ils subissent l’occupation romaine et accordent volontiers l’hospitalité aux Gaulois.

La structure hiérarchique de chaque groupe s’incarne bien dans le rôle du chef. Chez les Gaulois, Abraracourcix, est décrit comme « majestueux« , « courageux« , « ombrageux« , « respecté par ses hommes » et « craint par ses ennemis » (p. 4). Or il apparaît comme la risée du village au tout début du récit et ne réapparaît plus jusqu’à la fin, où il prononce un discours en sa qualité de chef de village. En parallèle, le druide Panoramix joue le rôle du chef culturel, du sage; c’est grâce à son savoir et à son remède (que les deux héros iront chercher) qu’il guérit (même ses ennemis, les Romains). En somme, le pouvoir, chez les Gaulois, est réparti et exercé avec bonhomie ou autorité naturelle, d’autant plus que les guerriers jouissent d’une grande autonomie.

Les deux gouverneurs romains sont animés des mêmes intentions; ils ne pensent qu’à manger et s’amuser dans des orgies gigantesques, sans oublier de s’enrichir au dépens de Rome. Ces deux chefs sont colériques et autoritaires. Les soldats obéissent stupidement, sans motivation. Le chef suprême des Romains n’apparaît point dans le récit mais il est sous‑entendu : c’est Jules César. Il s’agirait ici d’une dictature.

Dans le clan des Helvètes, aucun chef ne se distingue. L’un d’eux introduit son peuple et donne des directives sans imposer ou commander. Personne ne détient réellement le pouvoir. Cette image représente bien une démocratie et, par conséquent, le système politique suisse.

La façon dont sont présentées les différentes tribus symbolise les trois composantes de l’axe du pouvoir : les Adjuvants, les Sujets et les Opposants. Les Adjuvants, ici les Helvètes, sont présentés comme unis, bons vivants et prêts à aider les personnes en détresse ou en quête d’un Objet positif. Les Sujets, héros du récits, sont décrits comme fonceurs, dévoués à leur tribu, combattant pour de bonnes causes, de vrais héros en somme. Quant aux Opposants, ils sont représentés de manière belliqueuse, agressive, sans motivation honorable, compétitive, hiérarchique et bornée.

 – le code topologique

Du fait de la quête des deux Gaulois tout au long de l’histoire, le lecteur découvre des lieux différents, notamment la Suisse, et plus précisément la Suisse romande. Bien que la première scène se déroule dans le village gaulois, le lecteur est vite transporté à Rennes puis à Genève et dans les montagnes suisses où se déroulent près des deux tiers de l’hstoire.

Chaque groupe est initialement présenté dans son milieu de la vie quotidienne. Les Gaulois vivent dans le joyeux village gaulois, qui réalise une synthèse harmonieuse entre nature et culture. D’une part les maisons sont construites en matériaux naturels (pierre, chaume, bois) et implantées dans un cadre naturel (cascade, arbres). D’autre part la structure du village est culturelle, dans le sens où un chemin bien tracé relie les maisons dont le terrain est délimité par des barrières.

Par contre, les Romains évoluent dans un cadre complètement culturel où tout est bâti selon les normes les plus citadines (grand palais carré, meubles recherchés …. ).

A l’opposé, les montagnards helvétiques sont représentés dans un milieu essentiellement naturel: les montagnes et les verts pâturages.

Une fois de plus, les Gaulois occupent la position intermédiaire (mi‑culture/mi‑nature) entre les Romains (culture) et les montagnards suisses (nature).

– le code chronologique

Le récit dAstétix chez les Helvètes est placé dans un cadre temporel précis, en l’an 50 avant J.‑C., à la fin de la conquête romaine, tout comme les autres épisodes des aventures du héros.

Le texte présente bon nombre de similitudes avec l’époque, notamment en ce qui concerne l’occupation romaine en Helvétie, mais introduit également de nombreux anachronismes afin de rendre le récit plus accessible à toutes les générations et de permettre au lecteur de se sentir proche des protagonistes. La plupart des anachronismes sont liés à une représentation stéréotypée de la Suisse; ils seront donc traités dans la partie « allusions à la Suisse ».

Voici cependant un exemple d’anachronisme : lors du voyage en char effectué par les deux Gaulois, ils s’arrêtent au « restovoie » (p. 18) où les passagers des chars peuvent se restaurer tout en surplombant le trafic (p. 19). L’arrêt technique du char pour ravitailler les montures est tout à fait calqué sur le modèle de nos stations-essence, sans oublier l’introduction d’un robot parlant (!?) annonçant la fin du service.

Allusions à la Suisse contemporaine

Avant même d’ouvrir la bande dessinée, le lecteur est introduit aux clichés et stéréotypes de l’Helvétie et des Helvètes. Les deux héros de l’aventure se trouvent dans un coffre rempli de pièces d’or, Astérix humant la fleur nationale, l’Edelweiss, et Obélix se délectant d’un bon gros fromage suisse… à trous, bien sûr. Ces trois clichés sont repris tout au long de la narration et de nombreux autres y seront ajoutés. Une étude de ce phénomène offre une introduction idéale aux clichés et stéréotypes sur la Suisse et en général.

Je vais essayer d’analyser ces différents clichés en étudiant la façon dont ils sont introduits, le message qu’ils transmettent, ainsi que leur effet sur le lecteur. Il ne s’agit pas d’un relevé exhaustif, mais d’une vision globale. J’ai relevé huit thèmes qui m’ont paru les plus marquants : le fromage, la propreté, le bien‑être, la politique, les paysages, le temps, les banques et l’histoire. Les clichés présents apparaissent sous plusieurs formes : soit les Suisses sont eux‑mêmes actants et incarnent le cliché, soit les Romains présents en Suisse les exposent, soit les Gaulois les montrent du doigt.

Notons que la plupart des clichés que les étrangers ont de la Suisse figurent dans Astérix chez les Helvètes. Par contre, certains ne s’y trouvent nulle part, comme le chocolat suisse, le lexique typiquement suisse romand ou l’accent suisse‑allemand et l’on peut se demander pourquoi.

La première introduction à l’Helvétie se fait par le gouverneur romain Diplodocus, à Genava, lorsqu’il donne l’ordre d’apporter la fondue (p.19). Dans cette scène, les Suisses sont externes à la fondue et au jeu des gages qui en découle. Par contre, les montagnards suisses s’en régalent à la fin de l’histoire, en y conviant leurs hôtes gaulois qui n’en profitent pas vraiment, Obélix la buvant d’un trait par désir de faire se précipiter les événements (p.40). Quant au fameux fromage typique suisse à cause de ses trous, l’Emmental, c’est Obélix qui en parle en se plaignant de ces derniers (p. 3 1 ).

Lors de la fondue‑orgie à Genava, le besoin de propreté des Suisses est introduit. Ces derniers sont sans cesse en train de frotter et de nettoyer le palais du gouverneur, alors que celui‑ci ne désire que la saleté. Cette manie est même présentée de façon obsessionnelle car les Suisses ne sont perçus que nettoyant et époussetant le palais du gouverneur Malosinus, peut‑être afin de faire ressortir plus fortement la saleté des Romains. Ce contraste de propreté entre les Romains et les Suisses se trouve à nouveau à la frontière gallo‑helvétique où le panneau indicateur helvète brille de propreté avec à son pied une poubelle, à côté de celui des Gaulois, moussu et négligé. Ce thème est repris jusqu’à la fin du récit, lorsque les montagnards refusent de laisser Obélix au milieu du pré car « ce n’est pas propre » (p.41). Par cette remarque pointilleuse du montagnard, on observe une petite note de moquerie envers le ridicule de l’obsession suisse de la propreté.

Tout au long du récit, les Suisses sont traités de « bien nourris et rassasiés ». Le gouverneur Diplodocus se plaint même de ce que les bêtes sont trop bien nourries et empêchent donc la bonne marche des jeux du cirque (p. 19). C’est par la voix d’un Suisse même, Petisuix, que cette notion ressort, lorsqu’il dit aux deux héros de marcher « l’air dégagé et bien nourri » pour passer inaperçus (p.34). Pour parfaire leur déguisement dans la foule, il leur donne des « armes », à savoir un arc avec des flèches, symbole des armes que les Suisses gardent chez eux pour leur service militaire, comme il le leur explique.

Bien qu’ils soient considérés bon vivants et joyeux, notamment par leur obsession de chanter et de jouer du cor des Alpes, un manque d’initiative ressort de leur comportement, surtout lors de la recherche de « l’étoile d’argent ». C’est constamment Astérix qui a les idées et entraîne les autres. Il mène même la marche lors de la cordée, alors qu’on aurait pu s’attendre, puisqu’il se trouve en pays inconnu, à un meneur suisse (p.41). Ce manque d’initiative va de pair avec la lenteur des montagnards à manger la fondue, comme le remarque l’un d’eux : « eh oui ! Vous, les Gaulois, vous faites tout trop vite. Ça nous prend des heures pour faire ce que votre copain a fait en quelques secondes ! « (p.40).

La politique suisse tient un rôle important dans le récit. Premièrement, il est intéressant de noter la démarche du serviteur suisse chargé d’apporter le fouet au gouverneur Malosinus (p. 20). Le premier ne fait aucun commentaire quant à l’acte même de fouetter quelqu’un, mais s’intéresse exclusivement au côté hygiénique (« mais il [le fouet] n’est pas encore sec »). Serait‑ce une pointe de reproche à la politique suisse qui ne regarde souvent que le côté étroitement juridique sans s’intéresser au réel problème ? En ce qui concerne la politique d’immigration suisse, elle est bien exprimée par le comportement de l’aubergiste Petisuix et du banquier Zurix qui accueillent et cachent les Gaulois, poursuivis par leurs envahisseurs romains. Lorsque Petisuix énumère au soldat romain les occupants de son auberge, il indique « un plein char d’Ibères », alors qu’il s’est contenté de nommer les autres nationalités sans commentaires, ceci probablement pour mettre l’accent sur la vague d’immigration des Espagnols au moment où Astérix chez les Helvètes a été écrit.

Contre toute attente, c’est le druide Panoramix qui déclare:  « je dois toujours aider les malades; les Romains comme les autres. » On aurait pu s’attendre à un tel commentaire plutôt de la part d’un Suisse. Notons également que c’est la première fois qu’un Gaulois aide un Romain sans raison autre qu’un acte de charité. Influence helvétique ? Cependant la Croix‑Rouge, et Henry Dunant plus spécialement, sont tout de même représentés par les Suisses, lors de l’attaque romaine dans les Alpes. Le dialogue entre le soldat romain blessé et le cuisinier suisse le montre bien : « vousvous me tapez dessus et vous me soignez ensuite ? ‑ C’est une vocation: nous secourons tous les belligérants quelle que soit leur nationalité… (p.43)

Une partie du récit se déroulant à Genève, le siège des conférences internationales y est évidemment indiqué par la mention d’une « conférence internationale des chefs de tribus » (p.34).

Pour Obélix, l’Helvétie se résume à des montagnes; plusieurs de ses propos tournent autour de l’image des montagnes, notamment de son manque. Il se plaint de ne jamais se trouver dans les montagnes, ce pour quoi lui et son compagnon ont été envoyés. Soit il s’étonne de trouver un lac en Helvétie (p.24), soit il se retrouve sous terre et le remarque (p.30‑31), soit, nageant dans le lac, il déclare « ah ! Non, je ne voyais vraiment pas la montagne comme ça ! ». De plus, l’élément de l’air pur est très présent dans ses propos, surtout quand il le met en relation avec l’état des Romains. En effet, un des soucis majeurs d’Obélix est d’avoir toujours un Romain sous la main à combattre. Il espère ainsi que l’air pur suisse revigore ses adversaires pour les aider à devenir plus combattants (« et puis, peut‑être que là‑bas, à la montagne, nous trouverons des Romains plus sains… ceux de chez nous m’inquiètent » (p. 16), ce qui n’a pas l’air de marcher (« l’air est peut‑être bon, mais ça ne les arrange pas, les Romains » (p.24).

Une bonne description de la Suisse ne serait pas possible sans la présence du thème du temps, soit des montres et de la ponctualité. Un des devoirs principaux de l’aubergiste est de signaler chaque coucou à ses pensionnaires, afin qu’ils retournent leurs sabliers de « fabrication helvétique », bien sûr (p.26/28). La scène du réveil dans l’auberge indique à quel point la ponctualité peut énerver certains… (p.33). A plusieurs endroits figurent des cadrans solaires, servant d’horloge pour l’époque, afin d’illustrer l’industrie horlogère suisse, j’imagine.

Comme de nos jours, la discrétion des comptes en banque et l’inviolabilité des coffres attiraient de nombreux clients étrangers. Ces deux attraits ressortent du récit par les propos du banquier Zurix. Goscinny & Uderzo auraient écrit cet épisode de nos jours qu’il y figurerait sûrement une allusion à l’or nazi ou aux fonds en déshérence. Cependant, de leur temps, l’arrivée sur des comptes suisses de biens venant d’autres pays était d’actualité, et on peut le retrouver dans leur récit lorsque le soldat romain mentionne « quelques petits souvenirs ramenés d’Egypte », en parlant d’une montagne de trésors égyptiens (p.32).

Finalement, pour clore l’éventail des clichés et stéréotypes sur la Suisse (qui n’en fait ressortir que quelques‑uns des principaux), je terminerai sur une note historique, celle de Guillaume Tell. En tant qu’invité des Gaulois, Astérix a l’honneur de tirer à l’arc. Dû à un éternuement d’Obélix, le tireur réussit parfaitement son tir qui va se planter dans le milieu de la pomme posée sur la tête du petit qui plaçait la cible. Cela rend les Helvètes quelque peu déçus, peut‑être à cause du souvenir de l’histoire de Guillaume Tell qui aurait pu tourner au malheur, eût‑ce le père touché son fils.

2. LE NIVEAU NARRATIF

Le récit s’articule en trois épreuves déterminant les sujets:

‑ L’épreuve qualifiante se passe lorsque le gouverneur romain de Condate veut chasser Astérix et Obélix du palais, afin de les empêcher de guérir le questeur (p. 15). Il s’agit de la première bataille des Sujets.

‑ L’épreuve principale débute à leur entrée en Helvétie et se continue tout au long de leur quête (p.22‑23 et suite).

‑ L’épreuve glorifiante se déroule sur la montagne, lorsqu’Astérix cueille l’étoile d’argent (ou éventuellement lorsqu’ils préparent le remède grâce à l’étoile d’argent).

Le « schéma actantiel » de Greimas :

DESTINATEUR                            OBJET                           DESTINATAIRE

le druide                               l’étoile d’argent                le questeur romain

                                             (la santé du questeur)

ADJUVANT                                 SUJET                                      OPPOSANT

les Helvètes                     Astérix & Obélix                          les Romains

En effet, les actants, Astérix et Obélix, deviennent Sujets en acceptant le mandat qui est de transmettre l’Objet, en l’occurrence l’étoile d’argent, au Destinataire indirect, le questeur romain, Malosinus. Les Sujets sont aidés par les Helvètes (les Adjuvants) qui les guident à travers les Alpes mais les Romains (les Opposants) essaient constamment de les empêcher de trouver l’Objet. Le druide envoie les actants en mission et se trouve donc être le Destinateur.

Ce schéma permet de bien situer les trois axes proposé par Greimas:

l’axe du savoir :   Il s’agit ici du savoir du druide qui envoie chercher le remède afin de guérir le questeur.

‑ l’axe du vouloir :  Les Sujets ont accepté le mandat, ils l’ont voulu. Ils ont également désiré trouver l’Objet. Il y a désir et volonté.

l’axe du pouvoirLes Sujets sont forts, mais ils ont besoin du pouvoir, de la force des Helvètes pour se débarrasser des soldats romains. De plus, il est évident que c’est par la force que les Romains tentent d’empêcher les Sujets de trouver l’Objet de leur quête. Il est également clair dans ce cas qu’il s’agit d’une affaire de politique : qui a le pouvoir sur qui, qui commande, qui domine ?

  1. d) La langue

Autant les protagonistes sont différenciés dans leur manière d’agir et de se vêtir, autant leurs langages se ressemblent. En comparaison avec Hergé qui, dans les aventures de Tintin, attribue à chaque ethnie des caractéristiques langagières propres, Goscinny et Uderzo n’utilisent point ce moyen de comparaison dans le présent épisode, bien qu’ils eussent pu le faire. Les Gaulois, les Romains et les Helvètes possèdent le même langage soutenu, contenant un vocabulaire passablement similaire. Les phrases sont complexes, toutes construites avec le sujet‑verbe‑objet classique, donc ne reflétant point le langage parlé.

La seule exception est le langage des Romains durant l’orgie du gouverneur Diplodocus à Genava (p. 13). Reflétant un cadre sale, désorganisé et vulgaire, l’omission du sujet, fait courant du langage parlé (« faudrait tout de même pas oublier… , va falloir que ça change ») et quelques mots du langage populaire tel « bof » et « ouais ».

Au niveau de la typographie, de rares différences sont introduites; il s’agit de quelques mots d’un Germain se plaignant de l’exactitude suisse (p. 28) dont les caractères gothiques nous permettent d’identifier sa provenance.

En outre, remarquons que les clichés sur la Suisse ne sont nullement introduits au niveau du langage, bien que les spécificités du parler romand soient non négligeables par rapport aux autres régions francophones. Goscinny & Uderzo ne jouent aucunement sur ces différences alors qu’ils auraient pu introduire des notes locales avec des septante, panosse ou autre mot typiquement romand. Enfin, quelques allusions à l’accent suisse‑alémanique auraient aussi pu trouver ici une place fort légitime.

En ce qui concerne le taux de parole de chaque personnage, les deux héros s’expriment particulièrement peu. Leurs actions remplacent leurs paroles autant que possible. De plus, des deux, Astérix est de loin la tête pensante, au point qu’Obélix n’agit que sur son conseil ou son ordre. D’ailleurs, le registre d’Obélix se limite presque exclusivement à celui de la nourriture et des combats contre les Romains. Les pages 22 et 23 le montrent très clairement : Astérix répond, questionne, propose, explique, alors qu’Obélix se contente de réponses et remarques limitées, ou suit simplement le mouvement.

Les auteurs introduisent également des jeux de mots, comme lorsqu’ils remplacent, dans l’expression commune « j’en ai ras le bol », le mot « bol » par « marmite à fondue » (langage d’un Suisse, p. 33). Cette altération fait ressortir, une fois de plus, l’obsession des Suisses pour le fromage. Le jeu sur le double sens des mots fait également partie des tournures utilisées, ainsi que l’exprime un Suisse en parlant d’Obélix : « c’est qu’il y a un gros problème » (p.41);  de même l’association de mots : « ils sont peut‑être allés au fond des choses » en parlant d’une noyade (p. 37) et aussi : « les trous, ça n’a pas arrangé mon creux » (p.34), remarque due à Obélix, évidemment; ou encore : « il a tort de mécontenter la base et de se priver de son soutien », en se référant au chef gaulois qui vient de renvoyer ses porteurs.

D’autre part une brève analyse de la même bande dessinée, mais en anglais, « Astérix in Switzerland », montre que la traduction est très fidèle. A une exception près, lorsque le Suisse dit à son fils d’aller accrocher la cible (p.39). Une phrase est alors rajoutée : « its time for your swiss rôle ». Nous pouvons l’interpréter de deux façons : soit il s’agit d’une explication opportunée (sic) aux anglophones sur l’histoire de Guillaume Tell, soit d’un jeu de mot entre le rôle que l’enfant doit jouer (swiss rôle) et le fait qu’il doive à présent manger un petit pain (swiss roll), plutôt que sa pomme.

Enfin, le texte réserve un humour facile voire faible à plusieurs actants, les soldats romains en particulier. Ceux‑ci sont représentés comme stupides; par exemple lorsque l’un d’eux dit, au moment de se jeter à l’eau pour aller à la poursuite des Gaulois : « je ne sais pas si ça fait trois heures que nous avons fini notre repas » (p. 36). De plus, les soldats entre eux ne se ménagent pas;  par exemple quand l’un s’exclame d’un air effrayé, en parlant du chant typique suisse : « ils ont des éléphants ! ‑ Mais non, imbécile! ils chantent » (p.42). Un invité à l’orgie de Diplodocus un peu masochiste rappelle à ses camarades : « et mes coups de bâton, alors ? Si je n’ai pas mes coups de bâton, ce n’est pas du jeu ! » (p.26). Les Helvètes non plus ne sont pas épargnées : dans la scène de la cordée, un des montagnards commente idiotement la manière de tracter Obélix ivre mort : « oui, mais moi j’aurais plutôt attaché la corde autour du cou » (p. 41).

Il. PISTES DIDACTIQUES

Voici une façon de se servir d' »Astérix chez les Helvètes » pour un enseignement du français L2. J’ai choisi deux pages pour un travail plus approfondi, mais on peut tout à fait imaginer une étude du document complet. La démarche suit une logique pédagogique et propose soit des exercices précis, soit des idées d’exercices.

(1) Mise dans le bain

Après avoir montré une bande dessinée aux apprenants, je leur explique que sa lecture est également faite par des adultes, phénomène particulier à la bande dessinée francophone. Je leur pose ensuite quelques questions :

‑ Avez‑vous des bandes dessinées dans votre pays ?

‑ Y en a‑t‑il des francophones (Tintin, Astérix … ) traduites dans votre langue ? ‑ En lisez‑vous en tant qu’adulte ?

‑ Dans quel but en lisez‑vous (détente, apprentissage de la langue … ) ?

(2) Compréhension

‑ Chaque image est découpée, ils doivent les remettre dans l’ordre ou

‑ les bulles sont séparées des images et il faut les replacer à leurs places

(3) Sensibilisation

Ils répondent aux questions suivantes, après une lecture rapide de deux pages tirées d' »Astérix chez les Helvètes » (p. 28‑29)

‑ Qui est dans l’action ? ‑ Où cela se passe‑t‑il ? ‑ Que se passe‑t‑il ?

(4) Recherche sélective

Ces deux pages présentent un bon nombre de représentations de la notion d’ordre, comme l’impératif ou la construction « il faut + infinitif ». Les apprenants peuvent donc relever les ordres et les classer dans un tableau du type ci‑dessous. D’autres exercices sur la notion d’ordre peuvent être ajoutés.

Impératifs

verbes réflexifs verbes non-réflexifs

il faut + infinitif

(5) Analyse typographique

Il s’agit à présent de les sensibiliser à l’impact de la typographie dans la bande dessinée. Sur ces deux pages, les points d’exclamation sont particulièrement fréquents pour faire ressortir la notion d’impératif / d’ordre justement.

a) ‑ Quel est le signe typographique le plus utilisé dans ces deux pages ? ‑ Quelle idée produit‑il ?

b) ‑Pourquoi les caractères sont‑ils différents dans l’image 8 ?

(6) Analyse sémiotique

  1. a) Découpez les deux pages en séquences et trouver un titre pour chaque séquence.

Attention à l’inclusion possible des séquences.

de                   à

de                   à

de                   à

(7) Travail sur les clichés

Il existe de nombreux clichés et stéréotypes sur la Suisse et ses habitants.

‑ essayez d’en trouver le maximum avant de les chercher dans les images.

‑ Classez ceux que vous trouverez dans la bande dessinée par groupe: : images n’ : images n’ : images n’ : images n’ : images n’ : images n’

 

16 ‑ Quels clichés aviez‑vous avant d’arriver en Suisse ? ‑ Etaient‑ils fondés ?

Propreté: 1‑ vaches: 1‑ montagnes‑sapins: 2,7 (lit en sapin:1,8)‑ ponctualité: 5,7,8, sûreté des banques: 9,15, montres/horloges: 5,8, 1 0J 1; administration/législation: 14,15,20

(8) Production orale

‑ Quels clichés a‑t‑on sur votre pays ?

‑ Sont‑ils positifs ou négatifs ?

‑ Quelles conséquences les clichés peuvent‑ils amener ?

(9) Production écrite

‑ Inventez en quelques lignes pourquoi les deux Gaulois sont recherchés par les Romains ou

‑ Inventez une suite à la séquence

CONCLUSION

L’aventure d' »Astérix chez les Helvètes » met enjeu trois groupes : les Gaulois, les Romains et les Helvètes, qui entrent en relation, soit sous forme de conflit, soit d’entraide. De ces trois protagonistes, les Gaulois figurent souvent au centre de la comparaison, les Romains et les Helvètes formant les faire‑valoir.

D’une part, cette bande dessinée se prête bien à une analyse fouillée des clichés sur la Suisse vue par un écrivain et un dessinateur français, source précieuse pour un cours de langue et de culture. D’autre part, elle permet de nombreux développements en matière de compréhension et d’expression rendus plus aisés et attrayants grâce au jeu complémentaire du texte et de l’image.

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NOTES

(1) Nous pourrions faire remonter ses origines aux histoires illustrées de Rodolphe Toepffer, parues à Genève dans les années 1840.

(2) Tribune de Genève, jeudi économique du jeudi 29 mai 1997, dossier.

(3) « La Grande Encyclopédie du 20e Siècle », Hachette, M Christophe Colomb, volume 2, p.400.

(4)  La Galère d’Obélix, d’A. Uderzo, a battu tous les records de ventes en 1996 à 2 950 000 exemplaires vendus.

(5) Astérix: « petit guerrier à l’esprit malin, à l’intelligence vive« . Obélix: grand amateur de menhirs, sangliers et soldats romains. Acolyte d’Astérix. Panoramix: « druide vénérable du village » qui prépare la potion magique. Assurancetourix : barde qui barbe les autres de ses mélodies insupportables. Abraracourcix, chef de la tribu, « majestueux, courageux, ombrageux« .

(6) Charaudeau, P. , Grammaire du sens et de l’expression . (p. 728‑9), éd. Hachette, collect. Education.

(7) Goscinny and Uderzo, Astérix in Switzerland. Rodder & Stoughton Ltd, Great Britain, 1973.

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BIBLIOGRAPHIE

– Ouvrage de référence :

Uderzo & Goscinny, Astérix chez les Relvètes, Dargaud éditeur, France, 1970.

– Ouvrages cités :

Charaudeau, P. , Grammaire du sens et de l’expression. (p. 728‑9), 1992, éd. Hachette Education, Paris.

Goscinny and Uderzo, Astérix in Switzerland. Hodder & Stoughton Ltd, Great Britain, 1973.

Journal de Genève du 29 mai 1997, jeudi économique, dossier.

La Grande Encyclopédie du 2e’ Siècle, Hachette, éd. Christophe Colomb, Paris, 19 8 8.

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Table des matières :

INTRODUCTION

ANALYSE SEMIOTIQUE

a) Structure générale du récit

b) Segmentation

Niveaux d’interprétation

  1. NIVEAU FIGURATIF

2. NIVEAU NARRATIF

d) Langue

PISTES DIDACTIQUES

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

ANNEXE : Astérix chez les Helvètes, pp. 28‑29.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Natacha DURAND dans la cadre du séminaire de Méthodologie littéraire pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère.

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY