Le thème du silence dans « Le Silence de la Mer »

 

INTRODUCTION

Dans la nouvelle  » Le silence de la mer  » de Vercors, le silence apparaît comme un actant aussi important que les trois personnages de l’histoire. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’en analyser les différents aspects en relation avec les personnages dans le déroulement de l’histoire.

Le paragraphe cité ci-dessous présente le silence dans sa phase ultime, c’est-à-dire là où il atteint son paroxysme. Ce paragraphe constitue en même temps le point d’aboutissement de notre analyse.

«  Le silence tomba une fois de plus. Une fois de plus, mais, cette fois, combien plus obscur et tendu ! Certes, sous les silences d’antan, – comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer, – je sentais bien grouiller la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent. Mais sous celui-ci, ah! rien qu’une affreuse oppression…  » (p. 55)

ANALYSE

1. LE SILENCE

On peut distinguer, au fil de l’histoire, trois types de silence ; à savoir, celui qui existe entre l’oncle et sa nièce (silence de compréhension), celui manifesté par l’oncle et la nièce envers l’officier allemand Werner von Ebrennac (silence de résistance) et, en dernier lieu, celui de l’officier envers l’oncle et la nièce après son retour de Paris (silence d’esquive).

1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION

Le silence qui existe entre l’oncle et la nièce constitue un silence de compréhension né de la connivence et de la connaissance mutuelle, comme le montre leur décision commune, dès l’apparition de von Ebrennac :

« D’un accord tacite nous avions décidé, ma nièce et moi, de ne rien changer à notre vie, fût-ce le moindre détail…  » (p. 25)

C’est aussi un silence généré par les automatismes de la vie quotidienne que le seul regard suffit, parfois, à interpréter, à déchiffrer, comme cela ressort de l’exemple suivant :

«  Et moi je sentais l’âme de ma nièce s’agiter dans cette prison qu’elle avait elle-même construite, je la voyais à bien des signes dont le moindre était un léger tremblement des doigts.  » (p. 38)

Ce silence n’empêche donc pas la communication, parfois unilatérale, comme dans l’exemple donné, parfois bilatérale. Celle-ci s’établit à partir des gestes.

1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE

Au début, il s’agit d’un silence de rejet, d’indifférence et de mépris dirigé contre l’officier qui est une présence imposée par la force. C’est aussi un silence qui, de la part de l’oncle et de la nièce, vise à montrer à l’envahisseur leur dignité et leur fierté : ils sont vaincus, mais non dominés. Ainsi :

« Le silence se prolongeait. Il devenait de plus en plus épais, comme le brouillard du matin. Epais et immobile. L’immobilité de ma nièce, la mienne aussi sans doute, alourdissaient ce silence, le rendaient de plomb. » (p. 22)

Mais c’est un silence gênant, pesant, lourd et tendu, plus pour les Français que pour l’Allemand qui approuve cette attitude :

« J’éprouve une grande estime pour les personnes qui aiment leur patrie. » (p. 23)

La nièce, qui représente le peuple français, est la plus fidèle à ce comportement, comme l’atteste cet épisode :

 » Je toussai un peu et je dis : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot. »
Ma nièce leva son visage. Elle haussait très haut les sourcils, sur ses yeux brillants et indignés. Je me sentis presque un peu rougir.
 » (p. 29)

Comme une vestale consacrée au culte de la patrie, elle est la gardienne de la flamme de la Résistance. Et comme Pénélope, elle attend le retour du pouvoir légitime. Sa vie courante s’est arrêtée, elle ne joue plus de musique et ne parle presque plus. Mais, en dépit d’elle-même, ses gestes la trahissent et montrent ce qu’elle voudrait cacher; par exemple :

« Je la voyais légèrement rougir, un pli peu a peu s’inscrire entre ses sourcils. Ses doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil. » (p. 33)

Face à cette situation, von Ebrennac essaie de rompre ce silence, de rompre la glace en se montrant humain, sensible. Il est musicien, il aime une France mythique et idéalisée (il a une origine française, du côté de son père), mais aussi il aime une femme française (la nièce), et il songe à une double alliance : entre la France et l’Allemagne et entre la nièce et lui-même :

« Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle silencieuse. Il faudra vaincre ce silence. Il faudra vaincre le silence de la France. Cela me plait. » (p. 33)

et aussi :

 » Ainsi je serai un peu le témoin de ce mariage.  » (p. 44)

1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE

Après son retour de Paris, von Ebrennac ne descend plus pour parler à ses hôtes comme il le faisait depuis son arrivée dans la maison. Ceux-ci, habitués déjà aux monologues de l’officier, en éprouvent du regret et de l’inquiétude.

Cette absence a pour effet de modifier la première attitude de l’oncle et de sa nièce, créant une atmosphère d’anxiété et d’attente. Ils ont envie de rompre leur silence de résistance, qui n’est plus hermétique, pour chercher une explication et connaître la cause de sa disparition. Ainsi :

 » J’ (l’oncle) entendais sa voix (de l’officier) sourde aux inflexions chantantes et je restais là bien que je n’eusse plus rien à y faire, sans savoir pourquoi, curieusement ému, attendant je ne sais quel dénouement. » (p. 47-48)

ou encore :

« Tout au long de la soirée elle ne cessa de lever les yeux de son ouvrage,à chaque minute, pour les porter sur moi; pour tenter de lire quelque chose sur un visage que je m’efforçais de tenir impassible,(… ) il me sembla lire dans ses beaux yeux gris un reproche et une assez pesante tristesse. » (p. 48)

Il y a une rupture de consensus entre l’oncle et la nièce, de sorte que, pour signifier sa désapprobation, elle rompt une habitude. Leur complicité paraît se lézarder.

2. LE SILENCE DE LA MORT

Quand von Ebrennac décide de se départir de son silence, il le fait à condition que ses hôtes le rompent aussi.
Il descend une dernière fois au salon, mais quand il frappe à la porte, il attend qu’on lui donne la permission d’entrer, faute de quoi il partirait : il exige d’être accueilli.

L’oncle, voyant alors l’angoisse de sa nièce, et touché lui-même par cette situation, dit à von Ebrennac : « Entrez monsieur » (p. 50). Il rompt son silence de résistance, fait, certes, une concession, mais en soulignant que c’est l’homme qu’il accueille, non le soldat. Il le fait d’abord pour connaître la cause de l’éloignement de l’Allemand et par amour pour sa nièce.

L’officier, après avoir exposé la réalité de la guerre et les projets des nazis pour la France, appris à Paris, s’exclame : « Pas d’espoir » (p. 54), et, peu après ne peut réprimer « le cri dont l’ultime syllabe traîne comme une frémissante plainte : –Nevermore! » (p. 55)

Le mot « Nevermore » signifiant « plus jamais » fait allusion à un poème de Verlaine ainsi intitulé.

En même temps, le son de la dernière syllabe évoque le mot « maure », c’est-à-dire « Le maure de Venise » ou Othello, métaphore de l’Allemagne en tant qu’époux jaloux désirant tuer sa femme innocente, en l’occurrence la France. Il suggère aussi la « mort » en tant que prémisse du départ de von Ebrennac vers le front de l’est (la Russie) d’où il est certain de ne pas revenir, comme en témoigne le passage cité ci-après :

« J’ai fait valoir mes droits, dit-il avec naturel. J’ai demandé à rejoindre une division en campagne. Cette faveur m’a été enfin accordée : demain, je suis autorisé à me mettre en route.( … ) vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres. » (p. 58)

Le silence qui suit « Nevermore » est un silence de mort, le plus obscur et tendu de tout le récit ; il concentre tous les silences passés, mais il est aussi ultime et définitif. Il marque la rupture totale. C’est un silence destructeur. Le désespoir de von Ebrennac s’ajoute à celui de la femme aimée.

D’un côté, son rêve de poète – à savoir le mariage heureux entre l’Allemagne et la France – est impossible puisque celle-ci sera détruite. D’un autre côté, non seulement l’amour voué et promis à la nièce est condamné à mort, mais aussi l’homme. C’est la raison pour laquelle elle répond à son adieu. Par ce mot, elle lui fait connaître à son tour son amour pour lui et son approbation de la décision prise.

Par contre, son oncle met en question cette décision avec une sorte de mépris quand il pense :

« Ainsi, il se soumet. Voilà donc, tout ce qu’ils savent faire.« (p 58)

Dans la dernière métaphore du silence, celui-ci est associé à la mer qui, selon Chevalier et Gheerbrant est le symbole de la dynamique de la vie. En effet,

« Tout sort de la mer et tout y retourne : la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence qui est celle de l’incertitude qui peut se conduire bien ou mal.(…) Mais des monstres surgissent de ses profondeurs; image du subconscient, source lui aussi de courants qui peuvent être mortels ou vivifiants.« 

Ainsi, cet amour est impossible, il doit mourir; mais, d’autre part, il suffit qu’il soit confirmé par l’être aimé pour qu’il soit devenu immortel.

3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE

Le silence n’a de signification que s’il est opposé aux monologues de l’officier allemand. Au début, en effet, il s’agit d’un mutisme fermé à toute révélation ; le langage verbal de von Ebrennac est dysphorique, non réussi.

Mais ses monologues ont un pouvoir de séduction qui permet, en fin de compte, de faire fondre la glace initiale. Les passages suivants démontrent que la jeune femme n’est pas insensible à la voix de l’Allemand :

 » .. L’heure était largement passée de sa venue et je m’agaçais de reconnaître qu’il occupait ma pensée. Ma nièce tricotait lentement, d’un air très appliqué. » (p.26)

Et aussi :

 » Il demeura sans bouger assez longtemps, sans bouger et sans parler. Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique.  » (p.27)

Parallèlement, il y a un langage somatique – ou langage du corps – qui est réussi, la voix musicale – « un bourdonnement plutôt chantant » – de l’officier produit un effet sur la nièce qui modifie sa façon de tricoter. Grâce à ces monologues, les Français finissent par apprécier l’homme qu’est l’officier von Ebrennac. C’est ce qu’illustre le passage ci-après :

« Je ne puis me rappeler, aujourd’hui, tout ce qui fut dit au cours de plus de cent soirées d’hiver. Mais le thème n’en variait guère. C’était la longue rhapsodie de sa découverte de la France ( … ) Et, ma foi, je l’admirais. Oui : qu’il ne se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage. » (p.38)

Inversement, pour l’Allemand, c’est le silence qui lui fait apprécier ses hôtes. Ainsi :

« Il regardait autour de lui. Un très léger sourire traduisait le plaisir qu’il semblait prendre à cet examen, – le même examen chaque jour et le même plaisir. Ses yeux s’attardaient sur le profil incliné de ma nièce, immanquablement sévère et insensible, et quand enfin il détournait son regard j’étais sûr d’y pouvoir lire une sorte d’approbation souriante. » (pp. 25-26)

 

CONCLUSION

Comme on l’a vu, le silence crée une ambiance lourde, dysphorique souvent, mais aussi il permet d’établir un langage gestuel, parfois, beaucoup plus expressif qu’un discours.

Finalement, von Ebrennac réussit à rompre le silence de ses hôtes et, surtout, celui de la nièce. Il s’en va vers une mort certaine, mais le désespoir paraît conjuré par le mot d’adieu que la femme aimée lui adresse.

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BIBLIOGRAPHIE

-VERCORS, Le silence de la mer, Paris, Ed. Albin Michel, 1951.-  -CHEVALIER Jean et GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont,1969, Coll.  » Bouquins « .

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION 2
1. LE SILENCE 3
1.1 LE SILENCE DE COMPREHENSION 3
1.2 LE SILENCE DE RESISTANCE 3
1.3 LE SILENCE D’ESQUIVE 4
2. LE SILENCE DE LA MORT 6
3. LA DIALECTIQUE SILENCE / PAROLE 8
CONCLUSION 9
BIBLIOGRAPHIE 10
TABLE DES MATIERES 11

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Ada REVOLLE  dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur :  M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY