Le miroir sémantique dans « Le Silence de la Mer » (la musique, contrepoint du silence)

INTRODUCTION

L’analyse des configurations musicales dans « Le Silence de la Mer » révèle la fonction de la musique comme élément  » humanisant  » du héros (acteur) . Tout au long du récit, celui-ci subit une transformation qui peut être représentée par le parcours sémiotique du soldat qui finit par devenir homme.

(parcours sémiotique) :

début du récit ———————————-> fin du récit
( transformation )
SOLDAT ——————————————–> HOMME

Ici, la figure du soldat possède une charge sémantique dysphorique qui est produite par deux éléments fondamentaux :

– d’abord, sur le plan du récit, le lecteur est émotionnellement amené à juger du point de vue français;

– ensuite, la description spatio-temporelle des événements permet de situer les faits à une époque précise de l’histoire : la Deuxième Guerre mondiale, l’invasion allemande de la France.

Ces conditions confèrent à la figure du soldat des valeurs négatives telles que :

invasion / destruction / mort

Par contre, la figure de l’homme illustre les valeurs suivantes:

âme / création / vie

En conséquence, le texte décrit cette transformation, – appelée au niveau narratif  » fait manipulateur  » – à travers la fonction principale du héros qui consiste à convaincre ses amphitryons qu’il est un homme sensible et plein d’idéaux.

Ainsi, la musique exerce un rôle actantiel d’Adjuvant et le héros l’utilise pour montrer son côté humain et pour se procurer une valeur euphorique aux yeux des Français avec lesquels il cohabite.

Sur le plan pragmatique, cette activité persuasive a pour but de changer la conduite de l’oncle et de sa nièce. Von Ebrennac cherche à « rompre le silence » des Français pour qu’ils l’acceptent. Mais une fois la réponse obtenue, il renonce a son humanité pour redevenir un soldat.

Werner VON EBRENNAC :

soldat —————->   homme    ———–>   soldat

L’INVASION DU SON

La dynamique du texte accorde beaucoup d’importance à la matière sonore dont la musique fait partie. Le texte est riche de ce genre d’éléments qu’on remarque, dès le début, à travers l’opposition : son / silence.

Cette opposition soutient aussi une transformation de la valeur sémantique. Le texte fait apparaître le son (ou le bruit) comme trait caractéristique de Von Ebrennac.
C’est l’élément qui trouble la paix de ceux qui habitent la maison. Le son est un indice de l’invasion allemande, la matière sonore est donc dysphorique. En effet, la  » voix bourdonnante  » de Von Ebrennac ponctue une présence indésirable qui est rejetée par le refus de la communication : le silence.

L’axe sémantique se présente donc, sous la forme suivante :

SON ———————-> vs <—————–  SILENCE
Invasion —————–> vs <—- refus de l’envahisseur

L’évolution se produit dans le contexte de la répétition de la fonction communicative de l’officier allemand :

«  …et, ma fois, je l’admirais. Oui: qu’il ne
se décourageât pas. Et que jamais il ne fût tenté de secouer cet implacable silence par quelque violence de langage… Au contraire, quand parfois il laissait ce silence envahir la pièce et la saturer jusqu’au fond des angles comme un gaz pesant et irrespirable, il semblait bien être celui de nous trois qui s’y trouvait le plus à l’aise. (…) et quand enfin Werner von Ebrennac dissipait ce silence, doucement et sans heurt, par le filtre de sa bourdonnante voix, il semblait qu’il me permit de respirer plus librement
. « 

Cet exemple, tiré du chapitre six, souligne un changement de la valeur sémantique du silence et du son. Le récit de l’oncle présente le silence comme un facteur qui le rend « mal à l’aise » car il est semblable à « un gaz pesant et irrespirable« . Par contre, l’acte discursif de l’allemand lui apporte de la tranquillité. Il est donc évident qu’au niveau profond on est passé d’une situation de refus à une situation de non refus.

D’autres marques figuratives vont confirmer cette étape intermédiaire vers l’acceptation, par exemple l’inquiétude que l’absence de Von Ebrennac provoque chez l’oncle et la nièce :

« Cette absence ne nous laissait pas l’esprit en repos » (chapitre 8)

Finalement, le silence des Français a été brisé : on a accepté de lui adresser la parole :

 » Entrez monsieur. » Pourquoi ajoutai-je: monsieur? Pour marquer que j’invitais l’homme et non l’officier ennemi ? « 

«  J’entendis : – Adieu. Il fallait avoir guetté ce nom pour l’entendre, mais enfin je l’entendis. Von Ebrennac aussi l’entendit, et il se redressa, et son visage et tout son corps semblèrent s’assoupir comme après un bain reposant.  » (Chapitre 8)

La présence de Von Ebrennac est reconnue a la fin du récit. On repère des figures comme : « Entrez« , invitation faite à l’homme et non à l’officier ennemi, et la réponse de la nièce, à l’  » Adieu  » de l’Allemand. Bien que la communication orale ne s’établisse que pendant un temps très court, les figures ont la valeur d’une acceptation. C’est ainsi qu’on peut établir le schéma du  » carré sémiotique  » :

AXE DU CONTACT

SILENCE ————-> VS <—————– PAROLE

refus ——-> vs <— acceptation (réponse des Français)

Relation d’implication :

(non parole = SILENCE)       (non silence = PAROLE)
non acceptation                              non refus

Ce diagramme représente l’évolution des valeurs opposées en passant par une situation intermédiaire : le NON REFUS illustré par la sympathie éprouvée pour von Ebrennac, jusqu’à la situation opposée, c’est-à-dire l’ACCEPTATION de l’Allemand.

LA MUSIQUE, LA CLE DES AMES

Nous avons parlé au début du rôle modèle de la musique dans la tâche persuasive de von Ebrennac. Il est important de traiter en détail le fonctionnement de la musique comme instrument de performance du héros dans le cadre d’une analyse du système narratif du texte.

L’instance d’énonciation projette la figure du discours dans le récit. En effet, on a un actant qui joue le rôle de DESTINATEUR : Von Ebrennac, et qui s’adresse à un DESTINATAIRE, l’Oncle et la Nièce, qui admettront sous la figure de l’Acceptation le côté humain de von Ebrennac : OBJET de la communication. Cette action est, en réalité, l’acceptation d’un contact qui doit conduire à un autre Programme Narratif.

Mais, ce qu’il est intéressant de remarquer, ce sont les « habits » figuratifs de l’objet de la communication. Là, von Ebrennac oppose le discours du  » soldat  » au discours de l’  » homme « :

 » Il me dit : tu ne devras jamais aller en France avant d’y pouvoir entrer botté et casqué.  » (chapitre 3)

Et ensuite :

«  Je suis musicien. Je ne suis pas exécutant :
je compose de la musique. Cela est toute ma vie, et, ainsi, c’est une drôle de figure pour moi de me voir en homme de guerre
.  » (chapitre 3)

Cela donne un effet d’équilibre des valeurs fondamentales :

soldat                  vs                   musicien / compositeur
DESTRUCTION      vs                        CREATION

L’actant von Ebrennac est les deux choses à la fois. C’est la dimension humaine dans ses aspect positif et négatif.

C’est la qualité de la musique, comme expression de l’esprit de l’individu et des peuples, qui permet d’atteindre l’âme des Français dans une union qui donnera à l’Europe l’équilibre dont elle a besoin.

Von Ebrennac reflète ainsi l’âme allemande :  » pays de musiciens  » et l’esprit de la France :  » pays d’écrivains « . Il s’agit donc d’un mariage au sein de la « création » intellectuelle.

 » Mais si on dit : et la France ? Alors, qui surgit à l’instant? Molière? Racine? Hugo? Voltaire? Rabelais? Ou quel autre? Ils se pressent, ils sont comme une foule à l’entrée d’un théâtre, on ne sait pas qui faire entrer d’abord. Il se retourna et dit gravement: ? Mais, pour la musique, alors c’est chez nous: Bach, Haendel, Beethoven, Wagner, Mozart…quel nom vient le premier? « 

LE RETOUR DU SOLDAT

Malgré la présence de facteurs opposants (illustrés par l’oncle et la nièce, qui sont en situation de dominés parce qu’envahis), l’anti-programme qu’ils représentent n’offre pas la force nécessaire pour obtenir un changement décisif dans la narration. C’est plutôt le programme déployé par les autres soldats allemands qui aura cet effet important. Il s’agit d’un programme contraire où la figure de la musique revêt des valeurs dysphoriques. Les exemples suivants nous semblent démontrer cette hypothèse :

Werner von Ebrennac ——-> vs <—— Discours Nazi :

Werner von Ebrennac :

 » Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. « 

Discours nazi :

« Nous ne sommes pas des musiciens » (…) « La politique n’est pas un rêve de poète » (…) « Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas
seulement sa puissance : son âme aussi, son âme surtout
. »

En observant le discours de von Ebrennac, on perçoit toujours les valeurs créatrices de l’âme. Tandis que le discours nazi soutient des valeurs destructrices.

Pour von Ebrennac la musique est une réalité qui va lui permettre d’atteindre la vérité ; pour les nazis, la musique et la poésie n’ont pas une valeur concrète, elles appartiennent au monde du rêve, de tout ce qui n’est pas réel.

Cette opposition entre les discours mène à une autre opposition des buts fondamentaux dans le cadre de l’axe du contact : la guerre.

CREATION ———–>  vs   <———- DESTRUCTION

Cette tâche persuasive présente à von Ebrennac une réalité que le héros refuse d’accepter, mais qu’il admet à la fin. Von Ebrennac rétablit un contact avec le système nazi et il affirme son rôle de soldat et renonce à son état d’humain. Il accepte ce rôle comme une punition de son action discursive, qui a échoué parce que construite sur une fausse base.

Au terme du récit, il finit par admettre devant l’oncle et la nièce qu’il a eu tort et qu’il doit partir faire la guerre sur le front oriental.

CONCLUSION

Pour conclure, on présentera ci-dessous le  » schéma actantiel  » complet avec ses différents rapports : l’axe de la communication (savoir), 1’axe du pouvoir et l’axe du désir (vouloir), grâce auxquels on démontrera le rôle de la musique comme ADJUVANT du SUJET :

AXE DE LA COMMUNICATION :

DESTINATEUR ———>  OBJET  ——–> DESTINATAIRE
Werner Von Ebrennac — acceptation — l’oncle et la nièce

AXE DU DESIR :    ( SUJET ——>   OBJET)

AXE DU POUVOIR :

ADJUVANT ————>  SUJET  <———– OPPOSANT
musique —— Werner Von Ebrennac ——- silence

En comparant ce schéma avec le  » carré sémiotique  » de la transformation, déjà présenté, on constate que le silence et la musique deviennent les deux côtés d’un miroir. Car la première est l’image du second et vice-versa. La complémentarité va jusqu’au point où les deux termes se reflètent mutuellement dans un double (et même un triple) jeu des contraires.

DEBUT DU RECIT :

Point de vue de VON EBRENNAC    —> vs <— Point de vue de l’ONCLE et de la NIECE

musique ————>      vs      < ———-  silence

euphorique  ——–>      vs      <———   dysphorique

CREATION  ———>      vs      < ——–DESTRUCTION

MIROIR SEMANTIOUE :

FIN DU RECIT :

Point de vue NAZI  —–> vs <— Point de vue FRANCAIS

musique  —————-> vs <—————    silence

dysphorique ————>  vs  <————–   euphorique

CREATION ————>    vs    <———- DESTRUCTION

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Lenka KYSELOVA, Mlle Susana SALVADOR et M. Eduardo HARO pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY