La signification symbolique de la purification de Werner von Ebrennac dans « Le Silence de la Mer »

Analyse du chapitre VIII de la nouvelle

Le personnage de von Ebrennac est extrêmement ambigu. Il a toutes les caractéristiques du héros courtois typique : il est gentil, sensible, intelligent, beau, mais, à l’ opposé, toute une série de valeurs négatives lui sont attribuées ; par exemple le fait qu’il soit un officier allemand, donc un ennemi, et, surtout, ses idées fausses sur le nazisme et sur la  » merveilleuse union  » de la France et de l’Allemagne.

Dans le dernier chapitre, on assiste à la transformation de von Ebrennac qui, pour devenir un personnage authentiquement positif, pour « se sauver », devra, d’abord, se rendre compte de son erreur, c’est-à-dire comprendre qu’il a vécu dans l’illusion, voire dans le mensonge.

Sa prise de conscience aura lieu pendant son voyage à Paris, qui est le début d’un véritable « ‘voyage initiatique ». Grâce à cette première épreuve douloureuse, au passage par cet enfer peuplé par les « diables nazis« , il commencera le « Voyage » pour arriver à la Connaissance et à la Vérité.

Description du voyage à Paris

Il y a toute une série d’éléments qui, en une espèce de crescendo, nous plongent dans cette atmosphère infernale. Immédiatement apparaît une opposition entre von Ebrennac et les Nazis. En effet, bien que la première impression puisse nous faire croire qu’on est en présence d’un homme froid et insensible,

 » ( … ) il ne semblait pas que le moindre sentiment pût l’habiter.  » (P.51)

en réalité le narrateur suggère, par un détail infime, son réel état intérieur :

 » (… ) à cause du spectacle pathétique qu’elle ( la main ) me donnait et qui démentait pathétiquement toute l’attitude de l’homme...  » (p. 51)

C’est, à ce moment, un homme qui a subi une défaite, admettant d’emblée qu’il s’est trompé :

 » Tout ce que j’ai dit ces six mois, tout ce que les murs de cette pièce ont entendu,(…) il faut l’oublier.  » (p.52)

Par contre, la première chose qu’il dit sur les Nazis est:

 » J’ai vu ces hommes victorieux  » (P. 53)

La dichotomie entre von Ebrennac et les Nazis est soulignée par la phrase :  » Nous ne sommes pas des musiciens. » (p. 53). Le fait que von Ebrennac soit un musicien est une caractéristique positive qui le désigne comme un esprit sensible et noble. Il a potentiellement la possibilité d’atteindre la vérité et la grâce, malgré sa nationalité et le fait qu’il représente l’ennemi. Par conséquent, se placer exactement aux antipodes, comme les font les Nazis, détermine déjà la négativité de ces personnages.

Von Ebrennac répète souvent que les Nazis ont ri :

 » Ils ont ri de moi. »
 » – Ils rirent très fort.  »
«  Ils ont encore ri  » (P. 53)

Et encore, lorsqu’il parle de son ami devenu Nazi :

– « Il mélangeait la colère et le rire. »
– « Il riait et sa figure devenait toute rose  » (P. 56)

Ce rire n’est ni gai ni joyeux. Il a quelque chose d’inhumain, d’animal, presque de répugnant. Il rappelle le rire d’une hyène, qui n’est, en fait, pas un rire mais un cri. On peut se figurer cette assemblée de Nazis comme un troupeau de hyènes.

La hyène, dans le bestiaire médiéval, est définie comme:

 » Une bête méchante et répugnante, car elle se nourrit de cadavres et elle demeure dans leurs tombeaux. »(1)

Dans le Livre du Trésor de Brunetto Latini :

 » ( … ) et imite la voix humaine; et de cette manière il lui arrive de tromper les hommes et les chiens, et elle les dévore. »(2)

Une caractéristique fondamentale de la hyène, dans les différents bestiaires, est qu’elle « possède deux natures: elle est mâle et femelle en même temps. » En soi , cette caractéristique peut avoir sans doute une valeur positive. Mais si l’on considère que, par exemple, dans la représentation qu’on fait du diable dans le Tarot, l’hermaphrodisme est abondamment souligné (3), on peut aussi donner à cette typologie une valeur négative et presque diabolique.

En outre, le fait que la hyène soit un animal « traître et déloyal, indigne de confiance » (4) concorde avec la phrase que les Nazis adressent à von Ebrennac :

 » Vous n’avez pas encore compris que nous les
bernons.
 » (p.53)

L’action de « berner« , déjà négative, est intensifiée par les phrases figurant dans le même passage :

 » Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : Son âme aussi. Son âme surtout. « 

Et encore :

 » Nous la pourrirons par nos sourires et nos ménagements.« 

Comme le diable ( le calomniateur, le trompeur ) par le mensonge et la flatterie cherche à déposséder l’homme de la grâce de Dieu pour posséder son âme, ainsi les Nazis bernent la France pour détruire son âme et la réduire en esclavage. Cette connotation négative et diabolique qui nous donne l’impression d’entrer en enfer, on peut la retrouver aussi dans le cri, plusieurs fois répété, de von Ebrennac :

 » Il n’y a pas d’espoir  » (p. 54)

Il se rapproche d’un passage de la  » Divine Comédie  » :

 » Lasciate ogni speranza, voi che entrate  » chant 3, vers 9 (5)

qui se trouve à l’entrée de l’Enfer.

De plus, un peu plus avant, on trouve :  » Ils m’ont blâmé  » qui a la même valeur diabolique, si l’on considère que le verbe blâmer dérive du grec  » blasphémein  » et que , du même mot, dérive aussi le verbe « blasphémer » – proférer des paroles qui outragent la divinité et la religion – et que « blasphémer » est typique du diable ou des personnes possédées par lui.

Les Nazis ont opéré un changement, un renversement de valeurs. L’amour que la France fait naître dans les âmes – valeur tout à fait positive – est définie comme « le grand Péril » , expression qui est souvent utilisée pour désigner Satan.

La France, dans tout le livre, symbolise, la Mère, la Femme par excellence, mais, ici, les Nazis en parlent comme d’un poison, d’une peste.

Le retournement est ici total. Ils essayent de détruire la mère et toutes les valeurs positives qu’elle représente. Celles-ci sont, en effet, contraires à l’idéologie national-socialiste.
Cette situation est semblable à celle qui est décrite dans l’Apocalypse 12. 15-16 :

 » Le Serpent (le diable) vomit alors de sa gueule comme un fleuve d’eau derrière la Femme (la Mère) pour l’entraîner dans ses flots « 

Mais aussi von Ebrennac se rend compte de la fausseté de cette inversion où la destruction devient positive et l’amour négatif :

 » L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière.  » (P. 55)

La France, pour von Ebrennac, garde toute sa valeur positive, elle est une « lumière« , symbole de connaissance, d’ordre et de la volonté Divine, aussi bien que de l’Amour.
von Ebrennac devient « doux et malheureux » quand il parle de sa rencontre avec son ami qui est un exemple de ce que, peut faire le Nazisme (le diable) sur une âme. Il était « sensible et romantique » , un poète, un être tout à fait positif. Le Nazisme l’a changé complètement, l’a transformé :

 » J’ai vu ce qu’ils ont fait de lui.  » (P. 56)

Il est devenu une âme perdue, complètement asservie. Il a bu le « vin de la colère » ( Apocalypse 14. 8 :  » Elle (la Bête) qui a abreuvé toutes les nations du vin de la colère  » ) et il est devenu comme les autres, pire que les autres :

 » Il était le plus enragé. Il mélangeait la colère
et le rire.
 » (p. 56)

Von Ebrennac devient toujours plus conscient de la nature diabolique des Nazis. Ils veulent l’Esprit, l’âme de la France pour l’éternité dans leur enfer.

 » Nous devrons bâtir pour dans mille ans : d’abord il faut détruire.  » (p. 56)

Von Ebrennac a enfin découvert et compris qui sont ceux qu’il croyait ses amis :

 » Ses yeux s’ouvrirent très grands, – comme sur
le spectacle de quelque abominable meurtre :
– Ils feront ce qu’ils disent (…). Je connais
ces diables acharnés!
 » (p. 57)

Il a compris que c’est l’enfer. Cette prise de conscience est la première étape d’une série d’épreuves vers la purification. Sans doute, maintenant, est-il conscient que la voie du Nazisme est la voie de l’enfer, de la perdition :

 » Or, cette route, on ne la voit pas s’élever vers
les hauteurs lumineuses des cimes, on la voit
descendre vers une vallée sinistre, s’enfoncer
dans les ténèbres fétides d’une lugubre forêt ! …
 » (P. 58)

Cette description est assez évidemment celle des deux voies qui sont ouvertes à l’homme : d’une part le bien, le Paradis,  » les hauteurs lumineuses des cimes « , voie qui lui permet d’arriver aux sphères célestes. D’autre part, il y a le mal, l’enfer. Les mots utilisés par von Ebrennac pour décrire ce dernier sont extrêmement proches de ceux de Dante quand il décrit la voie qui mène à l’enfer :

 » mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via era smarrita
 » chant 1, vers 1-2 (6)

La forêt obscure est l’allégorie d’une vie troublée par les tentations et par la confusion. Et, comme Dante, au début de son voyage purificateur, est désorienté et a besoin d’une aide, d’un guide pour surmonter son épreuve, ainsi von Ebrennac est encore troublé :

 » 0 Dieu! Montrez-moi où est MON devoir!  » (P. 58)

La nièce: la femme-ange

Dante trouve sa  » salvatrice « , celle qui lui montrera la voie et qui l’accompagnera dans le Paradis : Beatrice. A l’image de la Beatrice de Dante, le personnage de la nièce n’est pas seulement une femme, elle est aussi symbole de toutes les valeurs positives, une sorte de guide pour von Ebrennac. Dans son esprit, la nièce est, sans doute, une femme, la femme aimée, mais elle est sublimée par son âme poétique. Pour cette raison, on peut comparer le personnage de la nièce à celui de la  » femme-ange  » du  » Dolce Stil Novo « .

En effet, il y a dans leur rapport une série de caractéristiques qui rendent plausible cette comparaison.
Le silence de la nièce est profond, beaucoup plus que celui de son oncle qui, comme narrateur, nous fait connaître ses impressions. Elle est enveloppée dans un silence total, non seulement par rapport à von Ebrennac, mais également par rapport à son oncle et au lecteur.

La femme-ange aussi est extrêmement silencieuse. L’amour est une contemplation et le poète vit pour contempler la Femme.

Et c’est effectivement un rapport de contemplation que von Ebrennac entretient avec la nièce :

«  Ensuite ils (les yeux) se posèrent sur ma nièce – et ils ne la quittèrent plus.  » (p. 52)

Comme il a déjà été dit, von Ebrennac, par sa personnalité, se rapproche du poète du  » Dolce Stil Novo « . De ce fait, il est prédisposé à l’amour idéal, parce que, pour un tel amour, il faut être sensible et il faut avoir surtout un coeur  » gentile « . A ce propos, on trouve dans une poésie de Guido Guinizzelli (7) la contestation de la noblesse du sang à laquelle est opposée la noblesse du coeur. La noblesse de von Ebrennac est née de sa culture, de sa sensibilité ; c’est pour cette raison que sa nationalité – en ce cas valeur négative – a un poids relatif. Et la contemplation de la nièce a pour von Ebrennac une véritable fonction cathartique.

Les yeux et le regard ont, sans aucun doute, une grande importance. Le regard de la nièce a ici quelque chose de surnaturel :

 » … elle attacha sur moi ( … ) un regard
transparent et inhumain de grand-duc.
 » (p. 48)

Et encore:

 » Elle le (le bouton de la porte) regardait
avec cette fixité inhumaine
( … )  » (P. 50)

Et cette vertu surnaturelle, on la remarque aussi quand elle regarde pour la première fois von Ebrennac :

 » ...et, lentement elle leva la tête, et alors pour la première fois – pour la première fois – elle offrit à l’officier le regard de ses yeux pâles.
Il dit (à peine si je l’entendis ) : Oh welch’ein Licht ! (… ) et comme si en effet ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière, il les cacha derrière son poignet.
 » (p. 52)

Les yeux de la nièce sont ici source de lumière, qui est connaissance, illumination intérieure. Ici, pour la première fois, elle le considère digne de son regard parce qu’il a finalement commencé à comprendre. En revanche, il n’arrive pas encore à soutenir cette lumière, il ne se considère pas encore prêt.

Pour Plotin, l’oeil de l’intelligence humaine ne pouvait contempler la lumière du soleil sans participer à la nature même de ce soleil ( l’esprit )(8).

Mais, en fin de compte, c’est dans ses yeux qu’il cherche cet espoir qu’il a l’impression de ne trouver nulle part :

 » Et ses yeux s’accrochèrent aux yeux pâles et
dilatés de ma nièce et il dit (…)
– Il n’y a pas d’espoir.
 » (p. 54)

Les yeux ont aussi une grande importance dans la poésie du  » Dolce Stil Novo  » eu égard à la  » femme-ange « . C’est dans les yeux de Béatrice que Dante affirme avoir vu  » tutti li termini de la beatitudine  » . (9)

Et dans le dernier regard de von Ebrennac passent tous ses sentiments, tout son besoin de trouver finalement la voie de la vérité. Il y a aussi l’espérance de trouver dans ce regard « tendu » la réponse qu’il cherche.

La nièce sait que cet amour ne pourra pas s’accomplir, qu’il n’y aura pas de fin heureuse mais que son amour aura pour terme non pas la vie mais la mort.
La salutation est ici d’énorme importance, elle devient un espèce de viatique, d’aide, de source de béatitude.
Dans la poésie d’amour de Dante et des  » stilnovisti « , la salutation est souvent le seul rapport qui lie l’amant et la femme aimée. La salutation devient symbole d’une valeur plus haute, elle laisse paraître ses caractéristiques presque surhumaines. Chez Dante on trouve :

«  Tanto gentile e tanto onesta pare la donna mia quand’ella altrui saluta chlogni lingua devèn tremando muta e li occhi no l’ardiscon di guardare.
(…) Mostrasi si piacente a chi la mira, che da per li occhi una dolcezza al core
che ‘ntender no la puà chi no la prova
(…) » (10)

Et von Ebrennac aussi trouve dans le salut de la nièce une source de force et de béatitude :

 » (…) et son visage et tout son corps semblèrent s »assoupir comme après un bain reposant.  » (P. 59)

Ce salut est une espèce d’aide pour affronter sa dernière épreuve : la lutte et la mort.

La mort purificatrice

Von Ebrennac a fait son choix : son devoir est de livrer une lutte qui ne sera pas seulement un combat mais le Combat.

 » C’est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel ! Il regardait, avec une fixité lamentable l’ange en bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste. « (P. 58)

Il y a une sorte d’identification entre l’image de l’ange souriant et celle de von Ebrennac. Dans le sourire de ce dernier, on peut remarquer une évolution qui reflète celle ayant lieu dans son âme, grâce à la présence salvifique de la nièce.

En effet, avant de recevoir son « salut » il est fait mention d’ « un fantôme de sourire » (P. 58). Mais après, son sourire s’épanouira :

 » Et il sourit, de sorte que la dernière image
que j’eus de lui fut une image souriante.
 » (P. 59)

L’ange est von Ebrennac ou, tout au moins, ce qu’il pourrait devenir après avoir affronté le Combat, la mort purificatrice, qui est une transfiguration et non pas un hasard brutal.
Il y a à propos de  » le Grand Bataille  » un passage de l’Apocalypse (12.7) :

 » Alors une bataille s’engagea dans le ciel,
Michel et ses Anges combattirent le Dragon

(le diable). « 

La douleur devient moyen de connaissance, et la mort, succédant à toutes ces épreuves, sera la réintégration dans la lumière et le bien. Le fait qu’il indique l’Orient comme but de son voyage le confirme :

 » Pour l’enfer. Son bras se leva vers l’Orient, – vers ces plaines immenses où le blé futur sera nourri de cadavres.  »
(P. 58)

L’Orient est opposé à l’Occident comme la spiritualité au matérialisme.

Par ailleurs, d’autres raisons appuient cette dualité: la principale est que le soleil se lève à l’est. Les voyages en Orient sont des quêtes de la lumière (11).

Pourtant, il est également vrai que l’Orient dont parle von Ebrennac, la Russie, peut revêtir une valeur négative, soit à un niveau historique – à cause du carnage qui y a eu lieu pendant la Seconde Guerre Mondiale – soit à un niveau symbolique – comme représentation d’un enfer de glace ; von Ebrennac l’affirme lui-même : « Pour l’enfer« . La Grande Epreuve de von Ebrennac aura lieu là-bas.

Bien que sa signification puisse paraître univoque, cet enfer de glace est ambivalent. Ce n’est pas du tout un désert de glace où il n’y aurait ni vie ni espoir. Au contraire, on parle des « plaines immenses » où poussera le blé. Le blé évoque l’alternance de la mort du grain et de sa résurrection en de multiples grains. Il est lié, dans plusieurs mythologies, à des divinités comme Dionysos ou Osiris, qui meurent et resurgissent.
Et encore, le blé est utilisé dans la tradition chrétienne pour représenter le Christ :

 » Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.  » Jean 12, 24

La mort devient alors non pas la fin de la vie , mais la dernière étape nécessaire pour arriver à la régénération.
Cette idée de la mort, du « passage », on peut la retrouver en ces dernières pages dans d’autres représentations symboliques.
Dans les descriptions de la nièce, on trouve tout au long du chapitre l’adjectif « pâle« , et une idée générale de blancheur :

·  » (…) elle était très pâle et je vis, glissant sur les dents dont apparut une fine ligne blanche ( … )
(p. 50)
·  » (…) le regard de ses yeux pâles  » (p. 52)

·  » (…) aux yeux pâles et dilatés de ma
nièce,
(…)  » (p. 54)

·  » ( … ) attachés aux yeux – trop ouverts,
trop pâles – de ma nièce.
 » (P. 59)

·  » Le visage de ma nièce me fit peine. Il était
d’une pâleur lunaire. Les lèvres, pareilles
aux bords d’un vase d’opaline, étaient dis-
jointes, elles esquissaient la moue tragique
des masques grecs.
 » (P. 58-59)

La nièce, ici, prend des caractéristiques presque lunaires.
Le drame lunaire est, dans la symbolique du ciel, avec ses naissances, croissances et mutilations, la représentation du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. Pourtant, sa capacité de se renouveler et de renaître après sa disparition n’est pas une simple symbolique de la mort, mais peut être liée à la fécondité.
La référence aux masques grecs est assez frappante si l’on considère que la représentation, dans le théâtre grec, se déroulait sous le patronage de Dionysos, dont l’autel figurait au centre de l’orchestre.

En outre, il y avait des drames spécifiques qui traitaient de l’histoire céleste et terrestre du dieu, de sa mort et de sa résurrection. (12)
Les signes de la mort, on peut aussi les retrouver dans la symbolisation de la barque :

 » La jeune fille lentement laissa tomber ses mains ( … ) comme des barques échouées sur le sable.  » (p. 52)

Et encore:

 » Ses pupilles, celles de la jeune fille, amarrées comme dans le courant, la barque à l’anneau de la rive, (…)  » (P. 59)

La barque rappelle celle de Charon, le nocher des Enfers dans la mythologie grecque, qui avait pour tâche de faire traverser les marais de l’Achéron dans sa barque aux âmes des défunts.
Arrivés à ce point, il faut , cependant, remarquer que la barque peut aussi être référée à une autre symbolique : celle de l’Arche de Noé qui a sauvé l’humanité du déluge et qui exprime le désir de vivre et non pas de mourir.

En effet, on peut affirmer qu’il y a une certaine ambivalence dans la symbolique, qui ne doit pas forcément être définie comme une opposition du négatif et du positif, mais plutôt comme une opposition Thanatos-Eros, sans que soit introduit un quelconque jugement de valeur.

La lune, par exemple, comme nous l’avons laissé entendre précédemment, est synonyme tant de mort que de fécondité. Elle est aussi l’image du principe féminin, de la Grande-Mère, de la mère-univers affectif. Cette dernière peut être reliée au fait que von Ebrennac trouve dans la nièce l’incarnation de l’idéal féminin : la femme, la mère, la France.

En même temps, la lune symbolise le rêve, l’inconscient, les zones des pulsions instinctives, l’humidité, l’Eros. Elle est , en plus, opposée au soleil – le blé est symbole de soleil – qui est le principe masculin, la raison (13).

Cette opposition ne doit pas être considérée comme une contradiction, mais, plus précisément, comme une ouverture de l’oeuvre. Le signifié, ici, devient multiforme et non pas univoque. Ce pluralisme des signifiés ne privilégie pas une interprétation par rapport à l’autre.
L’extrême idéalisme de von Ebrennac, qui déterminera la victoire de Thanatos sur Eros, peut être opposé à la subtile sensualité de la nièce, présente dans les dernières pages du roman.
En effet, on peut se demander si cette mort est bien la seule solution qui s’offre à lui pour se purifier et se renouveler. On pourrait la considérer comme une sorte de fuite, comme une incapacité profonde, de la part de von Ebrennac, d’accepter la destruction de son monde, de ses idéaux, et l’impossibilité d’en reconstruire d’autres.

***

Notes :

1 – CLER DE NORMANDIE ( Guillaume de ),  » Bestiaire divin « , Bestiaire du Moyen Age ( recueil ), Paris, 1980, p. 96.

2 – LATINI ( Brunetto ),  » Livre du Trésor « , op. cit. ( note 1 ), p. 233.

3 – CHEVALIER ( Jean ) et GHEERBRANT ( Alain ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

4 – op. cit. ( note 1 )

5 –  » 0 vous qui entrez, laissez toute espérance « 

6 –  » Je perdis le véritable chemin et je m’égarai dans une forêt obscure « 

7 –  » Al cor gentile ripara sempre Amore « 

8 – op. cit. (note 3)

9 – DANTE ALIGHIERI, Vita Nuova Torino, 1980,  » Toutes les limites de la béatitude « , chapitre 3, p. 40.

10 – op. cit. (note 9)

11 – op. cit. (note 3)

12 – LACARRIERE ( Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 8, pp. 959-960.

13 – DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988, vol. 4, pp. 1044?1045.

***

Bibliographie :

BEAUVOIS (Pierre de) et alii, Bestiaire du Moyen Age, Paris, 1980.

CHEVALIER ( Jean ), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969.

DANTE ALIGHIERI, Divina commedia, Torino, 1987. Vita Nuova , Torino, 1980.

DURAND ( Gilbert ),  » Symbolisme du ciel  » in Encycloaedia Universalis, Paris 1988.

GIANNI ( Angelo ), Antologia della letteratura italiana, Firenze, 1985.

LACARRIERE (Jacques ),  » Le théâtre grec  » in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1988.

SANCTIS (Francesco de ), Storia della letteratura italiana, Torino, 1989.

ROUGEMONT (Denis, de), L’Amour et l’Occident, Paris, 1972.

***

Table des matières :

· Description du voyage à Paris

· La nièce: la femme-ange

· La mort purificatrice

***

UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mlle Alba FERRARI dans le cadre du séminaire de littérature de M. Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY