Présentation de « L’Oeuvre au Noir » de Marguerite YOURCENAR

I. Pourquoi étudier L’Oeuvre au Noir ?

1. L’Oeuvre au Noir a été préféré aux Mémoires d’Hadrien, qui a rendu Marguerite Yourcenar célèbre, parce que ce dernier ouvrage est trop étroite­ment lié au personnage d’Hadrien (le masque d’Hadrien cachant M. Yourcenar).

2. L’Oeuvre au Noir est plus significative.

3. C’est une oeuvre plus conséquente que les Nouvelles Orientales.

Qu’a cherché à faire Marguerite Yourcenar à travers cette oeuvre ? Qu’a-t-elle voulu nous dire de sa vision du monde?

Pourquoi relire parallèlement Fleuve Profond ?
1. C’est une introduction aux Negro Spirituals.
2. Marguerite Yourcenar nous offrait un exposé systématique de sa position dans L’Oeuvre au Noir et il y a récurrence dans Fleuve Profond.

II. Que faut-il penser de L’Oeuvre au Noir ?

C’est un « roman flamboyant », une oeuvre de « complaisance légitime » (personnages, décors, etc.) mais qui présente des faiblesses qui tiennent

1. à la personnalité de Marguerite Yourcenar
2. à la genèse du roman, qui est le produit d’oeuvres anté­rieures.
(Il faut relire certains textes symptomatiques de l’attitude de Marguerite Yourcenar).

III. Le personnage de ZENON

C’est un personnage symbolique :

Zénon est alchimiste et médecin. Il évolue dans le contexte du Moyen Age – on est au XVIème siècle mais il y a comme un hiatus : on se croit au XIIIème ou au XIVème siècle . Or M. Yourcenar présente le personnage comme typique du XVIème siècle (cf. Luther). Le XVIème siècle, en effet, est encore pro­fondément marqué par le Moyen Age. M. Yourcenar est donc assez fidèle à la réalité : les gens du XVIème siècle sont encore, en quelque sorte, dans le Moyen Age (cf. Ignace de Loyola, Journal).

C’est un alchimiste, c’est-à-dire un homme du mystère, mais différent des sorciers et/ou des sorcières qui sont investis par Satan et représentent donc un mystère non maîtrisé. Les alchi­mistes, au contraire, ont une maîtrise sur le mystère dont ils témoignent : l’alchimiste se situe par rapport à des données, l’or, qui comportent une activité objective. Il est témoin, porteur d’une quête de vérité, et de vérité morale : la transformation du coeur (faire de l’or avec des métaux vils).

Il s’agit d’une vérité vitale et de la quête d’une libération.
Zénon cherche la libération, la vérité impliquant la maîtrise de sa propre mort.
Il s’agit de ne pas être asservi à ce qui est vil, donc à la mort
et à la maladie.

IV. Le décor

Les Flandres.
Nous suivons l’itinéraire intérieur qui amènera Zénon en prison, jusqu’au moment où nous voyons comment, dans sa cellule, Zénon domine la mort et la peur. (édition FOLIO, p. 435)

Car il y a toujours une possibilité de liberté : le suicide est toujours possible (édition FOLIO, pp. 439-440)

« Il s’étendit.. ————–>… accompli. »

Il s’agit d’être libre pour être victorieux.
Ceci implique une distanciation par rapport au donné.
Au moment de mourir, le geste du barbier (de l’artisan) est libérateur : la connaissance théorique ne sert plus à rien, ce qui est utile c’est la technique (cf. le finale et sa symbolique des clés qui ouvrent des portes)  (édition FOLIO, p. 443)

On peut distinguer deux aspects de ce roman :

1./ une aventure ou un itinéraire conçu géographiquement

a/ le héros se déplace
b/ dans une géographie symbolique :

Dans l’imaginaire de cette époque, en effet, il existe des mondes autres (jusqu’au Pérou) qu’on peut atteindre.
Les Flandres apparaissent comme le centre du monde, mais l’art de l’époque invente des cadres qui font éclater le Moyen Age. D’où une représentation large de l’espace.

c/ c’est un des ressorts romanesques (se déplacer d’une ville à une autre)

2./ des aspects symboliques liés à l’alchimie et à la médecine C’est l’aspect le plus fort.
L’intention de Marguerite Yourcenar est de nous montrer que son personnage a le souci de la connaissance du réel, de l’objectivité :
Zénon a pratiqué la dissection (cf. la scène du suicide).
Il cherche à atteindre la vérité du réel (d’où son souci d’ob­jectivité).
L’alchimiste connaît mais aussi dépasse le réel.
Il n’est pas matérialiste ni rationaliste mais mystique.
Il vise un dépassement du réel. Ce qui explique que Zénon se défende parfois d’être médecin.
Zénon apparaît comme étant en quête de lui-même.

(édition FOLIO, p. 20 :  « Ils se séparèrent ———–> moi-même. »
Cette quête de lui-même repose sur deux principes :

1./ Zénon est un homosexuel. A ce titre, il est en quête du double de lui-même. En quête de l’être et de la connaissance de soi.

L’homosexualité symbolise le sens de la quête de soi : chacun a d’abord à se connaître.

2./ Où cette quête doit-elle se faire?

Pas dans l’Eglise, qui est en crise (les institutions sont en crise). Il ne sera donc pas un ermite.
La quête de soi ne peut plus être assurée par la quête religieuse. Elle ne peut plus se faire dans un couvent, ni seul, mais au coeur du siècle.
Une des thèses du roman est que la quête se fait dans la complexité historique.
Zénon est l’anti-moine ou l’anti-ermite, bien qu’il ait le même projet.
Toutefois, bien que Zénon se plonge au coeur de la réalité historique, il va rencontrer des obstacles.
L’empêcheront-ils d’atteindre son but ? Quel est ce but ?
Ce but est-il révélé par le récit final de sa mort ?

***

Décrivons le héros (Zénon) :

Qui est-il ? Comment réagit-il ?
C’est un homme hors du commun. Il est fort, il manifeste peu de faiblesses.
Trois éléments le caractérisent :

  1. une certaine distance par rapport aux choses et aux êtres
  2. son homosexualité
  3. son objectivité médicale

1./ la distance :

(édition FOLIO, pp. 37-38 : « L’étudiant  ——————> du Christ. »)

Distance par rapport au Christ et à la religion :

(édition FOLIO, pp. 71-72 : « Dieu n’entend guère–>M’entendez-vous ?)

2./ L’homosexualité :

Quelle symbolique implique-t-elle?

A/  (édition FOLIO, pp. 39-41 : « Zénon logeait —>esprits succubes. »)

cf. David et Jonathan.
Zénon garde néanmoins sa distance vis-à-vis du jeune homme qu’il a séduit.

B/ (édition FOLIO, pp. 152-153 : « Moi, dit Zénon  ——–>en vogue. » )

Zénon manifeste peu de pudeur dans ce texte.

3./ L’objectivité médicale

Elle se manifeste notamment vis-à-vis de la mort.
La médecine permet de voir la mort de près et donc de se libérer de la peur qu’elle suscite.
Zénon paraît s’exclure, du fait de sa distance, des tensions de
son temps :

  • tensions religieuses (bûcher, inquisition, etc.)
  • guerres
  • tensions économiques (manque de denrées, peste, etc.)
  • tensions de la vie de tous les jours

On croit qu’il va en mourir, mais même sa mort sera maîtrisée, lui donnant l’occasion de dominer ces tensions : la bonne tension, c’est celle qui permet de manifester notre propre liberté. Nous avons le choix.

Zénon est-il un sceptique ?

(édition FOLIO, p.53 :  « Sitôt la grand-route  ———–> que lui. »

Ce spectacle le laisse froid : il en connaît la cause.
Il va dénoncer l’erreur de ces gens qui sont toujours perdants. Est-il donc un sceptique?
Certes, il fait l’éloge du doute :

(édition FOLIO, p. 141 et suivantes)

Mieux vaut étudier la médecine que la théologie, car à s’intéres­ser à celle-ci on risque de se faire brûler.

cf. la conversation à Innsbruck, et notamment : (édition FOLIO, pp.158-16O)

 » …je mourrai un peu moins sot que je ne suis  né. »

Il apparaît dès lors que l’idéal du héros c’est le stoïcisme (et pour Zénon et pour M. Yourcenar).

(édition FOLIO, p. 166 : « Pétrone, expliqua-t-il, est l’un de mes saints intercesseurs. »

Il faut vivre dans le présent, dans la lucidité totale, sachant que la mort nous attend.
On valorisera donc la maîtrise du regard sur la réalité qui implique la mort.
L’intention claire du roman est de faire l’éloge de l’idéal du stoïcisme.
cf. le récit de la mort de Zénon :
Zénon fait l’expérience de la peur, mais son stoïcisme lui per­mettra de la dominer. Ce sera sa liberté.
Même si Zénon est victime de la bêtise et de la méchanceté humaines, il saura la traverser grâce à son stoïcisme.

***

CRITIQUE : les faiblesses du roman

A/ le cadre du roman :

Pourquoi avoir choisi le XVIème siècle plutôt que le XIIIème ou le XIVème siècle (ou même le XVIIIème siècle) ?
Il s’agit d’un choix conscient et voulu :
M. Yourcenar aime les époques charnières (quand le monde ancien s’effondre et que le nouveau monde n’est pas encore apparu).

Dans ces mondes anciens où les systèmes théogoniques n’ont pas été relayés par de nouveaux, la majeure partie des gens meurent pour cette raison, mais certains héros, capables de vivre sans références transcendantes, peuvent apparaître (cf. Hadrien).

Le XVIème siècle est un siècle de tensions et « oeil du cyclone » pour ceux qui savent survivre, traverser la violence et donc supporter la solitude.
Zénon sera victime de la violence mais sera capable de supporter sa solitude.

Zénon est un solitaire dans l’honnêteté :
ironie cruelle sur les gens qui s’étripent au nom de la vérité absolue : ils conduisent à la mort ou vont à la mort.

***

Que penser de I »‘ Oeuvre au noir » ?

– Est-ce un chef d’oeuvre ?
C’est le livre de Marguerite Yourcenar (plus que « Mémoires d’Hadrien« ) où M.Yourcenar fait la synthèse de sa pensée.
– Cela permet-il d’assurer un roman au vrai sens du mot ?

On peut avancer trois critiques :

1/ ce texte est trop discursif (on parle beaucoup).
« La conversation à Innsbruck« , c’est bien, mais le reste est trop bavard.

2/ sur le plan de la narration :
certaines scènes sont bien menées mais il y a des scènes statiques. Par exemple « La fête à Dranoutre » (p. 43) qui décrit un tableau de Breughel : (édition Folio, pp. 54-67)

Son roman est né, notamment, de réflexions sur Dürer : on perçoit l’essai sur la peinture, ce qui est une faiblesse.
D’autre part, le prétexte du voyage est un mauvais signe de maîtrise de l’oeuvre.

3/ ce qui est sans doute l’explication de ses faiblesses : c’est une oeuvre stoïcienne :
le héros et l’auteur sont continuellement à distance.
On ne sent pas l’émotion et la passion (à l’opposé de Dostoïevski, Bernanos, Malraux).

Chez Marguerite Yourcenar chaque mot est maîtrisé mais au prix d’une certaine froideur.

Conclusion :

Est-ce une oeuvre qui peut nous combler ?
Elle ne vous arrache pas à vous-même.

***

DISCUSSION

Le XVIème siècle rappelle le XXème siècle.

– Zénon est enfant naturel, homosexuel, alchimiste : il est hors cadre. Il en fait la condition de la liberté : être de nulle part, refuser de s’impliquer.

– Lors de la rencontre avec le franciscain prieur Zénon exprime une émotion, mais contenue : il est touché par les malheurs de ses contemporains. Mais s’engager signifie être tué ou tuer. Il doit donc choisir de ne pas s’engager.

– Zénon ne peut pas se situer.
Son confort à lui, c’est sa liberté intérieure. Zénon est l’homme qui se fait lui-même.

– Yourcenar n’a pas connu sa mère. Elle a connu son père. A sept ans, elle est complètement déconnectée de sa famille. Détachée, on ne la sent pas engagée dans ses oeuvres.
On voit clairement l’opposition entre la mort de Zénon et celle de Kyo (dans « La condition humaine » de Malraux)

Voir la discussion avec le prieur  : (édition Folio, p. 277 )

Adriansen : (édition Folio, p. 33)

– Yourcenar a un sens vrai de la vérité chrétienne.

– Yourcenar est très visuelle (cf. « La fête à Dranoutre« )

– Il faut souligner l’honnêteté de Zénon : rien ne peut l’acheter.

– Zénon revient à Bruges : on peut en tirer la leçon que le salut n’est pas dans la fuite. Il n’y a pas d’ailleurs : il est en moi-même. Il faut donc revenir.

Le stoïcien n’est pas insensible, mais il veut rester libre (comme Yourcenar qui le veut par rapport à toute attache : pays, religions, etc.). Yourcenar n’a jamais remis les pieds à l’Académie.

– Son attachement au concret est typiquement flamand (opulence des Flandres). Yourcenar nous rend les objets.

– Qu’est-ce qui amène Yourcenar à se poser la question de la liberté ? La situation dans laquelle on se trouve accule à se poser la question : on n’a plus les cadres dans ces périodes de transition, de crise.
La liberté, où va-t-on la trouver ? Comment va-t-on la vivre ?
La réponse de M. Yourcenar : en soi, et laissons courir le monde…

DISCUSSION

Le XVI ème siècle rappelle le XX ème siècle.

– Zénon est enfant naturel, homosexuel, alchimiste : il est hors cadre. Il en fait la condition de la liberté : être de nulle part, refuser de s’impliquer.

– Lors de la rencontre avec le franciscain prieur, Zénon exprime une émotion, mais contenue : il est touché par les malheurs de ses contemporains.
Mais s’engager signifie être tué ou tuer. Donc : il doit choisir de ne pas s’engager.

Zénon ne peut pas se situer.
Son confort à lui, c’est sa liberté intérieure. Zénon est l’homme qui se fait lui-même.
– Yourcenar n’a pas connu sa mère. Elle a connu son père. A sept ans elle est complètement déconnectée de sa famille. Détachée, on ne la sent pas engagée dans ses oeuvres.
On voit clairement l’opposition entre la mort de Zénon et celle de Kyo (dans « La condition humaine« )

Voir la discussion avec le prieur Folio, p. 277

Adriansen Folio, p. 33

– Yourcenar a un sens vrai de la vérité chrétienne.

– Yourcenar est très visuelle (cf. « La fête à Dranoutre »)

– Il faut souligner l’honnêteté de Zénon : rien ne peut l’acheter.

– Zénon revient à Bruges : on peut en tirer la leçon que le salut n’est pas dans la fuite. Il n’y a pas d’ailleurs : il est en moi-même. Il faut donc revenir.

Le stoïcien n’est pas insensible, mais il veut rester libre (comme Yourcenar qui le veut par rapport à toute attache : pays, religions, etc.)
Yourcenar n’a jamais remis les pieds à l’Académie.

– Son attachement au concret est typiquement flamand (opulence des Flandres). Yourcenar nous rend les objets.

– Qu’est-ce qui amène Yourcenar à se poser la question de la liberté ? La situation dans laquelle on se trouve accule à se poser la question : on n’a plus les cadres dans ces périodes de transition, de crise.
La liberté, où va-t-on la trouver ? Comment va-t-on la vivre ?
La réponse :  en soi, et laissons courir le monde.

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Ce texte est le compte rendu d’un colloque qui s’est tenu à Lyon sous les auspices de l’Université Catholique de Lyon.

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY