Entre Paracelse et Marguerite Yourcenar, qui est Zénon, le protagoniste de « L’Oeuvre au noir » ?

Introduction

L’ objectif de ce travail est de connaître la personnalité de Marguerite Yourcenar (auteur de « L’Oeuvre au Noir« ) et celle de Paracelse (grand savant du XVlème siècle) pour découvrir qui est Zénon (le protagoniste de « L’Oeuvre au Noir »).

Certes, il ne viendrait à l’idée de personne de discuter le classement générique du roman, de prétendre, par exemple, qu’il s’agit en fait de la biographie d’un personnage réel. Pourtant, l’Histoire n’est pas absente de cet ouvrage et Zénon emprunte un certain nombre de ses caractéristiques à des figures historiques dont le destin est parfois analogue au sien. C’est pourquoi nous avons été frappés par la ressemblance qu’il y a entre lui et Paracelse. Par exemple, on trouve dans la vie de Zénon des périodes peu claires : le séjour en Allemagne, entre 1542 et 1551, dont on ne connaît que l’incident de la rencontre avec Martha, la mention d’Aleï et celle des ennuis à Bâle, ce qui se rapproche indubitablement de la vie de Paracelse, avec les mêmes hauts et bas faits de succès financiers, d’éclipses dans la solitude et de quête quasi hallucinée. De même, toutes les références culturelles de Zénon, tout le corpus scientifique et philosophique sur lequel il base ses propres théories, viennent de l’espace intellectuel de ce qu’on appelle couramment la Renaissance. Il faut dire que Paracelse et Zénon (voire Marguerite Yourcenar) étaient en quelque sorte des individus en avance sur la mentalité de leur époque.

En outre, dans le roman il est difficile de faire la part entre la reproduction stricte du réel et la fiction libérée de toute contrainte. Pour Marguerite Yourcenar comme pour le lecteur, il est important de distinguer entre les différents niveaux de réalité; bien sûr, Zénon est un personnage de fiction, mais s’il est impossible, et pour cause, de retrouver la trace de ses méditations, presque tous les détails de son procès, jusqu’aux remarques ironiques des juges, ont été inspirés par les archives de ce temps, et la base de sa pensée est entièrement informée par les découvertes qui ont valu à cette période le nom de Renaissance.

Nous ferons d’abord un bref passage en revue de la situation historique qui entourait Zénon et Paracelse pour mieux les situer.
Nous continuerons avec une biographie abrégée de chacun des personnages, pour mieux introduire notre troisième point qui présentera certaines caractéristiques communes aux deux savants.
A cette occasion, nous aborderons plus en détail des thèmes tels que l’alchimie, la médecine, la philosophie, etc. En somme, tout ce qui touche de près Zénon et Paracelse.

Nous en viendrons pour finir, au quatrième point qui touchera à quelques aspects de Zénon qui diffèrent de Paracelse et qui, en revanche, reflètent la personnalité de Marguerite Yourcenar.

1. La Situation historique :

Les grandes découvertes marquent la fin du XV ème siècle et le cours du XVl ème siècle. L’Europe élargit ses horizons aux dimensions de la terre. Ses marins et ses marchands entrent en relation avec le nouveau monde, « l’Amérique », aussi bien qu’avec les vieux pays de l’Asie et de l’Extrême Orient.

La création des premiers empires coloniaux suit les grandes découvertes. Dans ce sens, au début du XVl ème siècle se constituent les empires portugais et espagnol et, de plus, à la fin du siècle, de nouvelles puissances apparaissent : Anglais, Hollandais et Français commencent à former leurs propres empires. Ainsi les empires coloniaux contribuent à transformer et à enrichir l’Europe.
Cependant, une crise religieuse déchire l’Europe au XVl ème siècle. Née du désir de rénover la vie religieuse autant que de réformer les abus qui s’étaient produits dans l’Eglise, elle crée, en dehors de l’église catholique romaine, des églises protestantes, comme, par exemple, les églises luthérienne en Allemagne, calviniste en France et anglicane en Grande Bretagne. Par conséquent, elle marque profondément l’Europe moderne en brisant son unité religieuse.

Certes, les causes politiques et sociales ne font pas naître la Réforme, mais elles lui assurent une large diffusion, c’est la raison pour laquelle nous les mentionnons ci-dessous :

Causes politiques : les souverains avides d’accroître leur autorité veulent s’emparer du pouvoir spirituel et mettre la main sur les biens de l’Eglise. Le résultat est que leur attitude décide souvent du succès ou de l’échec de la Réforme.
Causes sociales : le XVl ème siècle connaît de grandes transformations sociales. D’une part, les marchands qui forment la classe montante sont ouverts aux idées nouvelles; d’autre part, les petites gens qui souffrent voient un changement susceptible d’améliorer leur sort et, de plus, la noblesse saisit l’occasion de fronder l’autorité des souverains et de s’approprier des biens de l’Eglise.

Pour le cas de l’Allemagne, point de repère pour Zénon et Paracelse, la Réforme éclate avec Luther et y trouve des conditions qui lui assurent une rapide expansion. En 1555, la paix d’Augsbourg constate l’existence d’églises luthériennes soumises aux princes.

De ce point de vue, le choix de la période est évidemment fort important et fort significatif. Dans « L’Oeuvre au Noir« , le temps des guerres confuses entre la France et l’Empire romain germanique, à la fin du XV ème siècle, correspond de manière idéale au choix du « héros sans qualités » qu’est Zénon. Avant d’entrer dans l’âge moderne, c’est la dernière époque de la civilisation occidentale où l’individu peut être livré à lui -même, en dehors de toute contrainte civile, et a le loisir de partir en quête de son identité. Temps de bouleversements, temps de confusion extrême, temps de découvertes où les limites de la science reculent et où de nouveaux territoires (au propre comme au figuré) s’ouvrent à l’homme, et aussi « temps-charnière » où se fixe la notion même d’individu.

« C’était une de ces époques où la raison humaine se trouve prise dans un cercle de flammes (1). »

Dans le roman « L’Oeuvre au Noir« , les références aux événements historiques sont précises et bien documentées : l’histoire des Pays­- Bas, les luttes entre nationalistes et Espagnols, les exécutions, les relations entre les différents personnages connus, tout cela est vrai, mais tout cela n’a au fond aucune importance. Ces événements, si choquants et si douloureux qu’ils soient, ne constituent que la toile de fond sur laquelle se déroule un combat encore plus cruel, par exemple, dans la conscience du prieur (2) qui s’en nourrit. Pour Zénon, les choses sont un peu différentes : ces problèmes ne le concernent pas, dans la mesure où il a toujours été un marginal, un observateur extérieur qui ne prenait pas parti.

Puisque l’on parle d’histoire, voyons la révolte et la chute de Münster, auxquelles on se réfère dans le roman, elles sont bien connues et constituent un incident important de l’expansion de la foi dite « réformée » dans l’Europe du nord.

« Très souvent, l’aspiration à une religion plus proche des idéaux originels de la chrétienté se double d’une ardeur révolutionnaire qui vise au renversement des régimes en place, et en particulier des dignitaires de l’église catholique. Le texte s’attache à montrer à la fois la sincérité de la plupart de ceux qui se lancent dans l’aventure des « Saints », et la dérive que ne tarde pas à connaître cet univers communautaire en quête d’un équilibre impossible à l’époque. Comme dans toutes les hérésies du Moyen-Âge, on retrouve dans le « communisme » de Münster des outrances qui tendent à déconsidérer des idéaux par ailleurs estimables, et un certain nombre de traits pathologiques sur lesquels l’auteur n’insiste pas, mais qui n’en sont pas moins très sensibles : ainsi le recours systématique à l’extase, qui transforme la population, surtout féminine, de l’Arche, en autant d’hystériques coupées de tout lien avec le réel (3) ».

En réalité, ce que Marguerite Yourcenar veut nous montrer dans son récit de la chute de Münster, ce sont les injustices de la société, c’est-à-dire, qu’on est dans un monde où tout dépend de l’argent. Les pauvres font parfois des révoltes, mais ils savent à l’avance qu’ils ne peuvent rien faire contre ceux qui ont le pouvoir. Ce n’est pas non plus le rêve de liberté qui les pousse à engendrer des insurrections, puisqu’ils sont bien conscients qu’ils n’aboutiront à rien, mais c’est plutôt un besoin d’échapper à la vie quotidienne, voire un moyen d’arriver plus vite à la mort, qui est inconsciemment leur profond désir.

La personnalité et la vie de Paracelse, comme on l’a déjà relevé chez Zénon, si mêlées qu’elles soient à leur époque, demeurent pourtant au-dessus des luttes de la Réforme et des querelles religieuses. Comme homme pas plus que comme savant et médecin, il ne suit le courant de sont temps. Il est profondément original, ennemi des prohibitions, indépendant. Il reste ainsi durant toute son existence de vagabond et de sans abri.

Légende de la Figure 1.

La gravure de la page précédente montre clairement la naissance de l’esprit scientifique, les recherches pour connaître et comprendre le monde.

En outre, on peut aussi s’apercevoir du déroulement des autres activités, plutôt artistiques, qui représentent l’ouverture précoce à la Renaissance, et dont témoignent notamment les personnalités de Zénon et de Paracelse.

La vertu de tempérance fut illustrée par Bruegel dans un dessin pour cette gravure. Le dessin inclut des représentations des sciences et des techniques. L’astronomie et la mensuration de la terre sont symbolisées dans la partie supérieure du centre. Sur la colonne de droite, un homme jette un plomb et un autre calcule les distances. D’autres types de mensurations sont figurées derrière la colonne. L’instrument qui consiste en une roue à l’extrémité d’un bâton sert à mesurer les angles. La sagesse est associée à des symboles des techniques, y compris une horloge, des lunettes et l’aube d’un moulin à vent. En dessous sont symbolisés le calcul et la lecture.

2. Aperçu biographique des deux personnages.
2.1. Zénon :

Personnage principal de « L’Oeuvre au Noir« , qui relate son histoire depuis la petite enfance jusqu’à sa mort; médecin, alchimiste, marginal qui s’efforce de faire reculer les limites de la connaissance et qui se détourne avec impatience de toutes les formes d’intolérance ou de bêtise, particulièrement celles qui ont trait à la religion. Il est de ce fait persécuté par les différentes instances du pouvoir et, après avoir longtemps échappé aux tribunaux de l’inquisition, il devient finalement la victime d’un procès qui ne le concerne pas, auquel il refuse de se dérober par lassitude et par principe, et qui le contraint au suicide.

2.2. Paracelse :

Philippus Aureolus Theophrastus Paracelsus, était son vrai nom. Il faut dire qu’il semble qu’il n’avait jamais répondu au premier, qui figure pourtant dans l’inscription gravée sur son sépulcre; le second était sûrement inspiré de son goût pour la théologie; du troisième, il parait qu’il avait toujours tiré une espèce de satisfaction ingénue; et pour finir, il nous reste le quatrième nom qui était celui qu’il avait adopté. Son père, Wilhelm von Hohenheim, était issu d’une branche de la famille souabe des Bombast. Il s’est rendu à Einsiedeln, peut­ être à l’occasion du pèlerinage annuel, où il a connu sa femme dont on ignore toutes les caractéristiques (elle disparaît brusquement. Certains historiens prétendent qu’elle se serait ôté la vie).

Une personnalité aussi complexe que celle de Paracelse et une oeuvre aussi vaste, dénotant l’étendue extraordinaire de ses connaissances et la profondeur de sa pensée, expliquent la diversité de jugements qu’elles ont provoqués et rendent très ardue la tâche de celui qui cherche à les rendre compréhensibles aujourd’hui. Il n’existe presque pas de branches du savoir humain qui ne puisse sur un point se réclamer de lui : médecin, alchimiste, philosophe, herboriste, naturaliste, etc. Il est né en hiver 1493 à Einsiedeln, lieu suisse de pèlerinage. Il a enseigné les secrets de la nature et de ses forces. Il a fait ses études au monastère bénédictin de Saint-Paul dans la vallée de Lavant; c’est là qu’il a acquis sa formation littéraire et sa connaissance du latin. Pour le reste, on sait vaguement qu’il a fréquenté des années durant les académies allemandes, italiennes et françaises et y a recherché les principes de la médecine; On sait aussi de source sûre qu’il à fréquenté l’Université de Ferrare. C’est là qu’il a obtenu ses grades de docteur en médecine, en 1515, et qu’il a changé son nom de Hohenheim en celui de Paracelse. Il a parcouru l’Europe, l’Afrique et l’Asie; Au moment où il est retourné chez son père, il a été chassé pour avoir été mêlé à des affaires confessionnelles. Dès lors, son existence a été une série de fuites. Il est mort à quarante-huit ans. Le 21 septembre 1541, sa course s’est achevée. Il repose dans le cimetière de l’ordre mendiant de Saint­ Sébastien (4).

Figure 2. Paracelse, gravure sur cuivre (5)

3. Les points communs

Après avoir brossé, d’une part, un résumé de la pensée du XVl ème siècle et, d’autre part, une brève biographie de chacun des personnages, on est un peu plus proche, espérons-nous, de leur mentalité. On pourra donc mieux aborder les différentes phases de l’évolution de leurs personnalités qui se confondent. Pourtant, il ne faut pas oublier que Zénon appartient au domaine de la fiction, au contraire de Paracelse qui a réellement vécu. En ce sens, l’intérêt des points que l’on abordera par la suite, se trouve dans le fait que les deux personnages s’intéressent simplement aux mêmes domaines, ce qui ne veut pas dire que leurs théories et intérêts sont identiques. De plus, on verra toujours plus de détails précis sur la vie de Paracelse, ce qui confirmera que la différence entre le réel et l’imaginaire joue un rôle important.

3.1. L’ Alchimie :

Science occulte née des techniques chimiques employées pour la fusion des métaux. Cette technique avec, de plus, des spéculations mystiques était une science secrète. Son objectif était la création du « Grand Oeuvre ». Elle a été fort appréciée par les savants du XVl ème siècle tels que Paracelse et Zénon. Pour cette raison, c’est un des thèmes importants de ce travail. En outre, derrière « L’Oeuvre au Noir » il y a tout le processus alchimique à découvrir au fur et à mesure que l’action se développe.

L’oeuvre alchimique comporte une étude sur la matière qui se transmute en une ascendance vers la Lumière libératrice; en poussant à l’extrême positif cette lumière métallique, par un feu emprunté à la matière même et qui ira au rouge vif, nous abordons le principe du « Grand Oeuvre« . C’est, d’une certaine manière, retrouver le processus de la descente aux enfers avec la remontée vers la lumière, c’est-à-dire que dans ce processus, l’adepte doit franchir les stades purificateurs de la connaissance. La transmutation de la matière dont résultera le « Grand Oeuvre ou Pierre Philosophale » se déroule en trois phases : l’Oeuvre au Noir,
l’Oeuvre au Blanc et l’Oeuvre au Rouge.

Mais, il est plus important pour nous maintenant d’examiner dans quelle mesure l’alchimie touche Zénon ou Paracelse que de commencer à approfondir cette science.

Paracelse :

Un des principes de cet homme était que toute vraie science devait être vécue. Il avait associé la foi et la connaissance en une puissante synthèse, en concevant une doctrine dans laquelle la science, la philosophie et la religion se complètent harmonieusement.

Il croyait au surnaturel et il était convaincu que les réponses à tout se trouvaient dans la nature. Par le moyen de sa doctrine, « la lumière de la nature », il a mis en évidence les corrélations profondes existant entre l’homme et la nature. Dans cette perspective, il expliquait encore qu’une faculté créatrice avait été confiée à l’homme. C’est-à­ dire que le Maître du macrocosme lui permettait de collaborer à la création. Sans cette faculté, le médecin ou le savant seraient impuissants. Ils étaient en quelque sorte des instruments divins qui parvenaient à être efficaces en approfondissant leur recherche. En ce sens, l’alchimiste était, lui aussi, selon Paracelse, en mesure de parachever l’oeuvre de la nature.

L’alchimie est plus qu’une simple transmutation de métaux vils en métaux précieux, elle est une technique et une philosophie de la métamorphose. C’est ainsi que la « philosophia adepta« , noyau de la sagesse paracelsienne, conduit dans « la lumière de la nature » à la connaissance des mystérieuses métamorphoses, ces transmutations auxquels participe tout le déroulement technique.

D’autre part, l’alchimie est aussi, pour Paracelse, un des piliers de la médecine, pour le traitement des maladies. L’alchimie est la partie supérieure de la chimie. En ce sens, dans la chimie on ne s’occupe que de l’analyse ou de la synthèse des corps, tandis que dans l’alchimie s’ajoute un élément astral qui donne vie au produit obtenu.

Le corps humain est une sorte de laboratoire alchimique dans lequel les matières inorganiques, comme l’âme, prennent vie et où les influences astrales deviennent conscientes et sont reconnues même par l’astronome. Ce sont ces forces alchimiques qui, dans les remèdes, agissent sur l’âme et par la suite sur le corps pour le guérir. Par conséquent, les traits principaux de la doctrine de Paracelse par rapport à l’alchimie médicale, étaient que toute chose comporte une enveloppe immatérielle, nommée « aura (6) » ou « périsoma« , qui recouvre l’objet tel un voile de rayons. Car c’est là que se trouve le siège de toutes les qualités, scientifiquement perceptibles ou non. De sorte que le devoir du médecin est de distinguer les oscillations, de découvrir, par l’observation des astres, un remède correspondant à l’organe malade et possédant les mêmes oscillations et de redonner de la force à l’aura afin de ramener l’équilibre dans tout l’organisme.

Après avoir vu ce qui, dans l’alchimie, se rapporte à la médecine, il nous reste à la considérer en elle-même, puisqu’elle est au centre de la conception que Paracelse se fait du monde. L’alchimie, art plutôt que science, est un mystère qui ne pouvait pas être enseigné mais pour lequel il fallait un don inné et divin.

L’alchimiste met autant de pudeur à relater ses expériences qu’un croyant qui parlerait d’une expérience religieuse, c’est pourquoi son style devient métaphorique pour n’être compris que par ses frères en la foi. Par conséquent on rencontre une sorte de langue spécifique de l’alchimie qui s’est formée au cours des siècles.

Au Moyen-Âge on posait comme principe que l’extérieur des corps était en relation indissoluble avec l’intérieur et, se basant sur le processus de la « palingénésie (7) » , on considérait comme nécessaire que le corps subisse une semblable transformation. Telle est l’origine de la croyance en la transmutation des métaux; il faut nous rappeler que celle-ci n’est pas le but essentiel de l’alchimie, mais une recherche accessoire, car l’or que l’on veut obtenir n’est pas l’or terrestre.

Pour Paracelse, l’alchimie était l’art de rendre parfait ce que la nature nous livre sous une forme imparfaite. Mais avant tout l’homme doit atteindre cette perfection en lui-même. On peut relever cela dans la maxime de l’alchimiste : « connais-toi toi-même », « c’est en toi qu’est caché le trésor des trésors (8) ». Pour finir, il faut bien garder à l’esprit que l’alchimie n’est pas un simple exercice spirituel, comme on pourrait le croire d’après ce que l’on vient de lire. En effet, on trouve plusieurs autres textes qui nous rapportent des expériences concrètes et nous font penser à une opposition entre l’alchimie spirituelle et l’alchimie expérimentale. Cependant, d’un autre point de vue, cette opposition n’est qu’apparente, car il n’y a dans ce domaine rien de purement spirituel ni de purement expérimental, de sorte que l’un est expression de l’autre.

Zénon :

A vrai dire Zénon ne donne pas beaucoup de détails sur ses théories alchimiques. Pourtant, on retrouve la même idée de base que chez Paracelse : la recherche de soi. Ce besoin insatiable est très bien exprimé dans le premier chapitre du livre où Zénon et Henri Maximilien (9) se rencontrent :

« j’ai vingt ans, calcula Zénon. A tout mettre au mieux, j’ai devant moi cinquante ans d’étude avant que ce crâne se change en tête de mort. Prenez vos fumées et vos héros dans Plutarque, frère Henri. Il s’agit pour moi d’être plus qu’un homme (10) »

« … d’un côté, le pays de La Mirandole, de l’autre, celui d’Avicenne. Et, plus loin encore, la mer, et, par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. Et partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Oeuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour centre à l’univers. Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune (11) ».

« -… un autre m’attend ailleurs. Je vais à lui.

Et il se remit en marche.

– Qui ? demanda Henri-Maximilien stupéfait. Le prieur de Léon, cet édenté ?

Zénon se retourna:

– Hic Zeno, dit-il. Moi-même (12) » .

Comme on a pu le constater, l’objectif de Zénon est d’aller étudier à Compostelle, sous la direction des ecclésiastiques, en réalité des ecclésiastiques fort préoccupés d’alchimie. Il ne faut pas oublier que l’ambition du jeune homme est toujours du côté des choses interdites; certes, son univers est celui des livres, de la sagesse ou plutôt du savoir, cependant il a renoncé a une carrière estimable afin de déchiffrer directement le « livre du monde ». En outre, il faut bien comprendre que la curiosité de Zénon n’est pas gratuite, elle est permanente et inflexible. Zénon va se chercher lui-même, et l’idée d’alchimie, prétexte qui l’a arraché à son prétendu foyer, suggère qu’en effet le parcours de sa vie se comparera au voyage alchimique, avec ses différentes étapes et son effort aveugle de transmutation.

Par ailleurs, il est aussi vrai que Zénon a renié très tôt, d’une certaine manière, sa formation d’alchimiste pour exercer plutôt des tâches comme celles de médecin. C’est seulement après son arrivée à Bruges qu’il a l’occasion d’observer sur lui-même la vérité du discours alchimiste : toutes les croyances qui guident un être humain, que ce soit pour lui-même ou dans la société, ne lui semblent pas valides. Les frontières, non pas entre le bien et le mal, mais entre la vie et la mort, l’inanimé et l’animé, le passé et le futur, s’estompent, l’abandonnant au milieu du tout dont il découvre qu’il est une partie indissociable.

Voyons quelques étapes de la vie de Zénon qui correspondent parfaitement au processus alchimique :

Comme on l’a déjà mentionné, le premier pas est de se connaître soi-même, et comme on a aussi pu le constater, c’est une des premières préoccupations de notre héros.

Le processus alchimique proprement dit s’effectue dans les trois étapes que parcourt aussi la vie de Zénon :

L’Oeuvre au Noir : cette phase prévoit une cuisson et une décomposition de la matière. Ce qui est représenté dans « La vie errante » de Zénon. Il est en train de se préparer, en acquérant des connaissances grâce à tous ses échanges et ses expériences. Il est dans la phase de la purification de sa connaissance pour passer à une deuxième étape de sa vie, comme les métaux dans une marmite se préparent a être dilatés.

L’Oeuvre au Blanc est le moment où a lieu le processus de dilatation, de sublimation, que l’on peut voir chez Zénon à son retour à Bruges (« Vie immobile« ). Comme on l’a déjà dit, c’est après le retour dans cette ville qu’il a été capable de se rendre compte de la vérité du discours alchimiste, c’est-à-dire qu’il a atteint un degré suffisant de maturation pour être capable de s’en rendre compte.

 » … Cette séparation alchimique, si dangereuse que les philosophes hermétiques n’en parlaient qu’à mots couverts, si ardue que de longues vies s’étaient usées en vain à l’obtenir, il l’avait confondue jadis avec une rébellion facile. Puis, rejetant ce fatras de rêvasseries aussi antiques que l’illusion humaine, ne retenant de ses maitres alchimistes que quelques recettes pragmatiques, il avait choisi de dissoudre et de coaguler la matière dans le sens d’une expérimentation faite avec le corps des choses. Maintenant, les deux branches de la parabole se rejoignaient; la mors philosophica s’était accomplie : l’opérateur brûlé par les acides de la recherche était à la fois sujet et objet, alambic fragile et, au fond du réceptacle, précipité noir. L’expérience qu’on avait cru pouvoir confiner à l’officine s’était étendue à tout. S’en suivait-il que les phases subséquentes de l’aventure alchimique fussent autre chose que des songes, et qu’un jour il connaîtrait aussi la pureté ascétique de l’Oeuvre au Blanc, puis le triomphe conjugué de l’esprit et des sens qui caractérise l’Oeuvre au Rouge ? Du fond de la lézarde naissait une Chimère. Il disait Oui par audace, comme autrefois par audace il avait dit Non. Il s’arrêtait soudain, tirant violemment sur ses propres rênes. La première phase de l’Oeuvre avait demandé toute sa vie (13) « .

L’Oeuvre au Rouge : on arrive finalement à la dernière phase. La couleur rouge marque le stade final, puisque le rouge est la couleur du soleil, de l’or. Pour obtenir l’Oeuvre au Rouge, le feu doit torturer la matière et ce n’est qu’à partir d’une souffrance qui va jusqu’à la mort, que le métal peut être régénéré. On trouve ici, donc, la dernière étape de la vie de Zénon, sa mort, par laquelle il a parachevé son Oeuvre :

« … Mais ce noir différent de celui qu’on voit par les yeux frémissait de couleurs issues pour ainsi dire de ce qui était leur absence : le noir tournait au vert livide, puis au blanc pur; le blanc pâle se transmutait en or rouge sans que cessât pourtant l’originelle noirceur, tout comme les feux des astres et l’aurore boréale tressaillent dans ce qui est quand même la nuit noire (14) » .

Pour conclure, on peut constater dans cette analyse de la vie de Zénon les efforts qu’il a faits au cours de cette vie pour trouver un sens à son existence. A une époque de transformation et de bouleversements si radicaux, l’usage de la métaphore alchimique qui informe le roman est justifié. Zénon n’est pas le sujet de son étude, mais l’objet : c’est sur lui-même que doit s’exercer la transmutation qui lui permettra d’accéder à un autre niveau de conscience.

Figures 3 et 4. Deux illustrations se référant à l’alchimie (15)

3.2. La Médecine :

En effet, la médecine est une des formations de base de Zénon et de Paracelse, on ne peut donc pas négliger cette science et ne pas voir en détail en quoi elle nous concerne. Il faut dire qu’à cette époque la médecine était totalement rudimentaire, les pratiques les plus courantes étaient la saignée et la purgation. Pourtant, la conception que Zénon et Paracelse ont de cette science est plutôt philosophique, même si elle satisfait aussi leur curiosité scientifique.
De plus, nous nous permettons de mentionner leur connaissances d’herboristes, puisque dans les deux cas elle est étroitement liée à leurs pratiques médicales.

Paracelse :

Comme on l’a déjà relevé dans sa biographie, Paracelse a obtenu son grade de docteur en médecine en 1515, à l’Université de Ferrare. En 1526 il a travaillé comme chirurgien à Strasbourg, en 1527 et 1528 comme médecin de la ville et professeur à l’université de Bâle; mais les innovations de ses méthodes ont suscité des conflits avec la faculté, les médecins et les apothicaires, de sorte qu’il a été obligé de partir. Plus tard, on le rencontre à lnsbruck au moment de la peste où il est allé soigner les pestiférés.

On peut résumer le fondement de sa pensée par la citation suivante :

« Il faut que vous compreniez bien désormais sur quels principes je fonde la médecine, principes auxquels je me tiens et resterai fidèle: à savoir la philosophie, l’astronomie, l’alchimie et la vertu. Le premier de ces piliers, la philosophie, est une science totale de la terre et de l’eau. Le second, c’est l’astronomie et l’astrologie avec la connaissance complète des deux éléments air et feu. Le troisième, c’est l’alchimie, la vraie, qui sait préparer, s’approprier et reproduire les quatre éléments en question et le quatrième, c’est la vertu que le médecin doit observer jusqu’à la mort car elle complète et maintient les autres piliers (16). »

Pour Paracelse, le médecin était en même temps un prêtre. Quand les rapports entre le corps et l’âme demeuraient normaux, cela signifiait un bon état de santé. La médecine paracelsienne tend à sauver l’homme tout entier, aussi bien dans son physique que dans son moral et à lui faire atteindre un degré spirituel élevé. A la base de cette médecine se trouve une religiosité profonde, c’est-à-dire que la notion de la santé et celle du salut vont de pair. Le médecin, selon Paracelse, ne doit pas être un individu quelconque, mais son amour de la nature, son élévation morale, son pouvoir de divination et son art doivent le conduire à un haut degré de philosophie. Pour soigner, il applique souvent des plantes et des remèdes, dont la vertu réside dans leur puissance astrale et non dans leur composition chimique.

En outre, l’utilisation des éléments de la nature que Paracelse pratique pour soigner les malades, et les théories sur la médecine que l’on vient de voir, nous amènent à identifier parfois ce personnage comme le précurseur de la médecine homéopathique.

Zénon :

La peste est une maladie qui fait ravage et on trouve fort peu de médecins pour la soigner, d’autant plus qu’ils ne peuvent en général que constater les progrès du mal et ne sont pas immunisés contre la contagion. Cette situation de pénurie médicale est celle de Cologne au début de l’épidémie, où l’on peut voir Zénon en tant que médecin des pestiférés. L’apparition de Zénon, identique à celle de Paracelse, est d’autant plus surprenante qu’elle met en valeur ce que le personnage a d’exceptionnel. Mais, contrairement à Paracelse, il ne s’agit pas pour ce mystérieux personnage, d’un souci humanitaire, mais d’une curiosité scientifique qui le porte à négliger le danger pour lui-même, afin d’acquérir une expérience : souci d’expérimentation fort rare à cette époque, et qui caractérise dès le début Zénon, soucieux de mettre en application les principes de tous les arts qu’il maîtrise. S’il n’y a pas chez lui de dévouement que l’on pourrait qualifier d’humaniste face aux souffrances endurées par les individus, il n’y a pas non plus de cruauté. Par exemple, au moment de soigner Bénédicte (17), il est empreint d’une neutralité professionnelle, naturelle dans le cas d’un savant qui sait très bien qu’il n’y a rien à faire. A ce stade du roman, il apparaît déjà comme on le verra dans la suite : empli d’une sorte de compassion profonde. Il n’a plus rien du jeune clerc intolérant qui condamnait volontiers à mort l’apprenti Thomas pour avoir cassé ses machines.

Il reste à dire que l’on voit très clairement que Zénon aussi, se sert des plantes et des méthodes naturelles pour les soins aux malades.

« … Il arriva à la porte de Damme au moment où on levait la herse et où on abaissait le pont-levis. Les gardes le saluèrent poliment; ils étaient habitués à ces sorties matinales de l’herboriste; son paquet n’attira pas l’attention (18). »

3.3. La Philosophie :

Dans notre contexte, cette science est influencée surtout par les innombrables expériences qu’ont vécues Paracelse et Zénon, c’est-à­ dire que leur philosophie est la représentation de leur pensée et de leur vision du monde.

Paracelse :

La conception de la philosophie chez Paracelse est très différente de l’idée que l’on se fait aujourd’hui de cette discipline, c’est-à-dire qu’elle n’a rien à voir avec une théorie, qu’elle est plutôt une sorte de religion. Après tout, c’est aussi là le reflet de son époque.

« la philosophie traite de la puissance divine, de la nature de Dieu, et enseigne comment la nature, les germes, les éléments sont créés dans l’essence divine et d’où chaque chose tire son origine (19). « 

Pour Paracelse, la philosophie est l’amour de la sagesse et l’amour de Dieu; elle est une science religieuse de la nature. Tout ce qui ne vient pas de cet amour est vanité et néant. La puissance de cet amour est telle qu’il ne voit plus les choses seulement de l’extérieur mais de l’intérieur. Celui qui est éclairé par la lumière de la nature est capable de pénétrer la structure de l’être humain et de trouver de lui-même les moyens de guérir. Mais, dans ce cas, il ne doit jamais s’écarter de la nature, puisque l’intérieur est aussi important que l’extérieur. En ce sens, le vrai philosophe jugera toujours l’intérieur d’après l’extérieur, comme un jardinier qui saura à l’avance quelle plante sortira de quelle graine. Avec cette théorie on revient à la définition que donne Paracelse du médecin :

« le médecin est celui qui connaît l’invisible, ce qui est sans nom, sans matière et exerce pourtant ses effets (20). »

D’autre part, on trouve dans ses théories philosophiques une relation étroite entre l’homme et les quatre éléments essentiels. C’est pourquoi il stipule que c’est parce que l’homme est fait de terre qu’il doit manger, d’eau, qu’il doit boire, d’air, qu’il doit respirer, de feu, qu’il a besoin de chaleur. De sorte que le bien être des humains n’existe que dans une parfaite harmonie avec l’univers, de même que la perturbation du monde astral se répercute sur le physique.

Zénon :

Pour Zénon, les éléments les plus importants de la vie d’un homme dépendent du hasard des circonstances. Il a choisi la voie ardue de la philosophie comme moyen de réaliser son rêve d’évasion, de savoir, pour connaître la liberté et l’aventure.

Zénon croit en l’homme, au-delà de toutes les déceptions. Ce qui est très important pour lui, comme pour Paracelse, c’est d’arriver à voir les choses depuis l’intérieur. En ce sens, il n’a pas trahi son ambition initiale qui était de se connaître lui-même.

3.4. La famille Fugger :

C’était une famille de Banquiers allemands, issue du Tisserand Hans Fugger de Graben, près d’Augsbourg. Son fils, nommé également Hans Fugger, obtint le titre de citoyen d’Augsbourg en 1370. Il se consacra au commerce de la toile et fut le véritable fondateur de la richesse de la famille. A la fin du XV ème siècle, elle rend de grands services aux empereurs allemands en leur faisant des avances considérables en argent. En échange, les Fugger obtiennent des titres de noblesse et s’allient aux meilleures maisons d’Allemagne. Un peu plus tard, une génération ayant passé, les entreprises des Fugger s’étendent déjà sur toute l’Europe centrale et occidentale. En même temps, ils exercent leur influence non seulement dans la politique et dans l’église mais aussi comme collectionneurs et protecteurs des arts. Pour avoir aidé, comme on l’a déjà dit, plusieurs empereurs ils reçoivent le droit de battre monnaie en 1534.

C’est seulement dans la deuxième moitié du XVl ème siècle que l’on voit le déclin des Fugger. Cependant, plusieurs branches existent encore de nos jours.

Maintenant il reste à voir quel est le rapport entre cette distinguée famille et nos personnages.

Paracelse :

Après avoir grandi dans la campagne au côté de ses parents, il fut emmené par son père, Guillaume de Hohenheim, en 1502, à Villach en Carinthie, où il allait mettre ses capacités de médecin et de chimiste au service de la famille Fugger.

Zénon :

On rencontre dans « L’Oeuvre au Noir« , la famille Ligre qui n’a pas existé en tant que telle. Cependant, sa ressemblance avec les Fugger et les liens familiaux qui existent entre les deux, produisent un effet de vraisemblance extrêmement fort. Ainsi, ce roman qui se veut oeuvre de fiction joue sur la séduction de l’histoire et flirte avec la tentation du documentaire, sans jamais y succomber, bien sûr.

Peut-être le rapport, toujours distant, entre Zénon et la famille Ligre, ressemble-t-il à la relation entre Paracelse et les Fugger : il ne faut pas oublier que Zénon n’a jamais pu s’identifier avec eux, sûrement à cause de sa condition de fils illégitime et de l’indifférence de sa mère.

Toutefois, il reçoit de cette famille une grande partie de son éducation.

3.6. Les voyages :

Paracelse comme Zénon, voire Marguerite Yourcenar, ont été de grands voyageurs. C’est sans doute un des facteurs qui a marqué leurs personnalités. Les deux principales causes de ces déplacements sont, d’une part, leur curiosité, leur envie de faire « le tour de [leur] prison (21) » et, d’autre part, leur désir de fuir l’intolérance qui régnait à l’époque.

De plus, ce qui est très intéressant en ce qui concerne les mouvements de Zénon et de Paracelse, c’est qu’ils sont presque identiques.

Paracelse :

On sait vaguement que Paracelse a fréquenté durant des années les académies allemandes, italiennes et françaises pour y apprendre les principes de la médecine. Il est certain qu’il a traversé toute l’Italie, séjournant en plusieurs endroits. On trouve en tout cas l’empreinte culturelle qu’a laissée sur lui l’Italie septentrionale. Il a parcouru aussi presque tout le reste de l’Europe. De récentes recherches de B. de Telepnef (22) ont prouvé qu’il a même visité l’Afrique et l’Asie. Ses voyages, il les a faits en partie comme chirurgien militaire, puis comme médecin, etc. Par conséquent, il a eu des contacts avec des docteurs, des barbiers, des savants médecins, des femmes, des magiciens, des alchimistes, des moines, des nobles ou des roturiers, des gens instruits ou des humbles, ce qui a élargi le cercle de ses expériences. En effet, on reconnaît dans ses actes et dans ses écrits l’influence de ses voyages et de ses multiples contacts. Le désir constant de Paracelse est de rendre les choses dont il parle vivantes à l’oeil, à l’âme et à l’esprit. En 1524, il revient chez son père avec l’intention de se consacrer à la pratique de sa profession et d’imprimer ses ouvrages à Salzbourg. Malheureusement, il est chassé pour avoir été mêlé à des controverses confessionnelles. Dès lors, son existence n’est plus qu’une série de fuites.

Zénon :

Ce personnage, avec la même curiosité insatiable que Paracelse, est amené à s’intéresser à tous les domaines de la curiosité humaine, même ceux que l’on considérait à l’époque comme bas ou dangereux. C’est en effet cette ambition qui le pousse à voyager dans des pays lointains. On peu constater cela au début du roman, où il parle de ses projets à Henri-Maximilien :

« …- Je vais du côté des Alpes, dit Henri-Maximilien.

– Moi, dit Zénon, du côté des Pyrénées.

Ils se turent. La route plate, bordée de peupliers, étirait devant eux un fragment du libre univers. L’aventurier de la puissance et l’aventurier du savoir marchaient côte à côte (23). »

Tout compte fait, on note qu’il a été en Europe du nord, en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne et même en Afrique. Il nous est difficile d’indiquer avec exactitude les voyages de Zénon dans le Roman puisqu’on les rencontre tout le long de l’histoire, mais nous nous sommes permis de citer deux chapitres comme exemples : tout d’abord, on trouve une concentration de ses déplacements, surtout dans la première partie du roman, « La vie errante » au chapitre : « Les derniers voyages de Zénon (24) » , et encore, dans la deuxième partie « La vie immobile » dans le chapitre: « L’abîme » (25) .

3.6. L’intolérance

C’est une des caractéristiques les plus symboliques de l’époque. C’est elle qui a empêché un grand nombre de savants et de chercheurs, tous ceux qui avaient des idées novatrices, tels que Zénon et Paracelse, de réaliser et diffuser leur oeuvres.

Paracelse :

Comme on l’a déjà dit, sa vie est devenue une série de fuites, après avoir été chassé de Villach (chez son père) à cause de ses problèmes avec l’Eglise. Pour une raison similaire, il a dû quitter Bâle. Il est resté pendant toute son existence un vagabond sans abri. En résumé, il a été simplement une victime de l’intolérance et c’est la raison pour laquelle on trouve, même dans notre siècle, des jugements tels que celui-ci de la part de ceux qui l’ont critiqué :

« Pour beaucoup d’auteurs, la médecine de la renaissance se résume dans l’oeuvre de Paracelse, dont les Allemands font le promoteur de la médecine moderne, alors qu’en réalité son oeuvre n’intéresse guère la médecine. Ce fut en effet un vagabond mégalomane, colportant de ville en ville des bibles, en même temps que ses brochures et ses portraits; ce fut un empirique grossier et superstitieux, un alchimiste et un astrologue de place publique, puisant son exaltation dans l’alcoolisme et dans la folie (26). »

De plus, il a exposé d’innombrables écrits, qui étaient les fruits de ses réflexions et de ses expériences, dont très peu furent publiés de son vivant. En fait, la plupart des tentatives faites par Paracelse dans le but d’imprimer d’autres oeuvres concernant la médecine échouèrent aussi. Il y a même eu, à Paris, un décret de l’Université, menaçant du retrait de son grade de docteur celui qui emploierait les remèdes ou les méthodes de Paracelse. Ce n’est là qu’un exemple de plus de la méfiance qu’il rencontra partout. On peut y voir aussi le reflet de la mentalité du Moyen-Âge.

Zénon :

De même que Paracelse, il souffre de l’intolérance et de la stupidité de ceux qui occupent une position de pouvoir et l’obligent à vivre caché et à s’exiler plusieurs fois. Certes, parfois, l’initiative de partir est tout à fait spontanée, mais son statut un peu particulier et ses idées font de lui un marginal qui est souvent contraint de prendre la fuite pour sauver sa vie. Malheureusement pour lui, les choses tournent mal et il lui est impossible d’éviter la condamnation. On se prépare donc à exécuter cet individu célèbre, un athée, recherché par de nombreuses autres instances garantes de l’orthodoxie dans toute l’Europe. Cependant, Zénon est sur le devant de la scène et il choisit le suicide, la mort volontaire qui, en quelque sorte, signifie pour lui la clé de la liberté. Le médecin aura une mort de chirurgien, car il sait ce qu’il fait et jusqu’à sa mort il sera maître de lui-même.

4. Les liens étroits entre Zénon et Marguerite
Yourcenar.
4.1. Zénon reflet de Yourcenar.

« …Que de fois, la nuit, ne pouvant dormir, j’ai eu l’impression de tendre la main à Zénon se reposant d’exister, couché dans le même lit. Je connais bien cette main d’un brun gris, très forte, longue, aux doigts en spatules, peu charnus, aux ongles assez pâles et grands, coupés ras. Le poignet osseux, la paume assez creuse et sillonnée de nombreuses lignes. J’en connais la pression, de cette main, son degré exact de chaleur. Ce geste physique de tendre la main à cet homme inventé, je l’ai plus d’une fois fait. Ajoutons tout de suite pour les imbéciles qui liraient cette note que, s’il m’est arrivé souvent de regarder mes personnages faire l’amour (et parfois avec un certain plaisir charnel de ma part), il ne m’est jamais arrivé de m’imaginer m’unissant à eux. On ne couche pas avec une partie de soi-même (27). « 

Par cette citation, on peut se faire une idée du rapport qu’avait créé Marguerite Yourcenar avec Zénon.

En outre, comme on l’a déjà mentionné auparavant, la vie de notre protagoniste a été un long processus alchimique. Mais, en fin de comptes, on pourrait affirmer que la vie de Zénon, qui se déroule sur l’ensemble du livre, n’est que le résultat de l’expérience alchimique de son auteur. Cela peut vouloir dire, en termes plus scientifiques, que « L’Oeuvre au Noir » est « L’Oeuvre au Rouge » de Marguerite Yourcenar.

Nous sommes amenés, maintenant à exposer deux points importants qui distinguent la vie de Zénon de celle de Paracelse, non pas pour revenir à ce dernier mais pour mieux mettre en évidence l’interférence de la personnalité de Marguerite Yourcenar avec son personnage.

4.2. Les différences entre Zénon et Paracelse.

4.2.1. La croyance en Dieu:

Paracelse :

Pour lui, Dieu, la nature et l’homme sont encore et partout le centre et le point de départ. Dieu est le centre et le secours dans tout les actes de la vie quotidienne et il est aussi le médecin du macrocosme.

A cet égard, en considérant la doctrine de Paracelse dans son ensemble, tout revient toujours à deux points essentiels : Dieu et l’homme. D’ailleurs, tout ce qui se trouve entre les deux est nature, de sorte que plus les savants et chercheurs la pénètrent, plus ils vivent en Dieu. A partir de cette définition de base, qui englobe une grande partie de ses théories, nous pouvons nous faire une idée plus profonde de sa vision de l’extérieur et du monde de ses pensées.

Zénon :

Au contraire, Zénon ne croit pas en Dieu, en tout cas pas dans le Dieu trinitaire reconnu par à peu près toutes les églises « catholiques » du XVl ème siècle. Il croit simplement en l’homme, comme on l’a déjà dit en nous référant à sa philosophie. Certes, on peut le voir fatigué, découragé par les obstacles, les mésaventures et les persécutions, Mais il n’est pas brisé et il ne le sera jamais.

En réalité, on trouve très bien ici, l’influence de la pensée de Marguerite Yourcenar, puisqu’elle ne croyait pas non plus en Dieu; elle croyait à la vie et elle était ouverte à toutes les nouvelles cultures, les nouvelles religions et les nouvelles conceptions du monde.

4.2.2. La mentalité :

Ce bref passage est consacré à tirer au clair les différences évidentes de mentalité entre Zénon et Paracelse, (malgré leurs points communs qui touchent plutôt à leurs intérêts scientifiques). D’une part, il y a le rapport entre le réel (Paracelse) et l’imaginaire (Zénon) et, d’autre part, le fait que Zénon à été créé par un auteur du XX ème siècle. Il est donc difficile de lui attribuer un véritable esprit du XVl ème siècle, simplement parce que Marguerite Yourcenar ne l’a jamais connu, nonobstant le fait que le rapprochement qu’elle a élaboré, est presque parfait. En ce sens, en dépit de cet esprit plutôt ouvert, bien caractéristique de la Renaissance, et de son éloignement par rapport aux luttes de la Réforme et aux querelles religieuses, la personnalité de Paracelse reste profondément mêlée à son époque.

Figure 5.

Marguerite Yourcenar à l’époque des Mémoires d’Hadrien.

Conclusion

Au cours de ce travail nous avons découvert successivement, dans différents domaines, les théories de Paracelse et donc une des sources qui ont influencé Zénon. D’autre part, toutes les différences que nous avons mises en évidence prouvent qu’il ne s’agit pas d’une biographie (comme on l’a déjà dit dans l’introduction) et que l’on trouve chez Zénon l’influence de Marguerite Yourcenar.

Le thème essentiel de « L’Oeuvre au Noir« , est la représentation d’un être humain dans l’effort qu’il fait pour rassembler les fils de son existence et devenir un homme.

Ce peut-être la raison pour laquelle l’auteur a été attiré par la personnalité de Paracelse, le penseur, le médecin créateur, le philosophe, l’homme qui a mis en oeuvre sa propre expérience, en dépit de l’intolérance, pour venir en aide à l’humanité.

En outre, cette ambition, commune à Zénon et à Paracelse, de devenir « plus qu’un homme », ne serait-elle pas la recherche de Marguerite Yourcenar elle-même ?

En effet, « Oeuvre au Noir », Zénon, avec toutes ses qualités, nous enseigne le secret de la vie. L’importance de se connaître soi-même. La curiosité pour les choses étranges, qui ouvrent l’esprit. C’est dire qu’il faut aller jusqu’au bout, malgré les obstacles, et réaliser ses rêves. Une fois notre « oeuvre » accomplie, nous serons prêts pour la mort.

Marguerite Yourcenar, a toujours dû surmonter toutes sortes d’intolérances, de préjugés et d’injustices. Sa vie a été une éternelle recherche, une ambition insatiable de tout connaître et de tout comprendre.

De surcroît, son intention était peut-être aussi de mettre en évidence le fait que l’intolérance n’est pas seulement un phénomène du XVl ème siècle mais qu’elle règne encore de nos jours. La différence, c’est qu’il est plus facile pour nous de critiquer le passé, que de juger notre époque.

En somme, Zénon est une création, d’une part, faite d’un mélange de fiction et de réalité, en ce sens qu’il n’est pas réel mais qu’en même temps il reflète toutes les caractéristiques des deux grandes personnalités dont nous avons parlé. D’autre part, il se situe entre le passé et le présent, puisqu’ il emprunte la personnalité d’hommes de différentes époques. En ce sens, il est le résultat d’une synthèse des mentalités du XVl ème et du XX ème siècle

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Notes :

(1) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre au Noir, Paris, Gallimard, 1968, p.178.

(2) Ami de Zénon, qui trouve auprès de lui la seule atmosphère de liberté et de tolérance qu’on puisse rencontrer à Bruges. p.246.

(3) Anne BERTHELOT, L’Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar, Paris, Nathan, 1993, p. 44.

(4) Voir Robert. H. BLASER, Paracelse et sa conception de la nature, Genève, Droz, 1950, p. 5.

(5) Journal de Genève et Gazette de Lausanne, samedi 16, dimanche 17 mars 1996. Article se référant à une exposition sur Paracelse, au Musée Historique de Lausanne.

(6) Sorte de halo enveloppant le corps, visible aux seuls initiés.

(7) (1512; bas latin paligenesia, du grec palin « de nouveau », et genesis « naissance »). Retour périodique éternel des mêmes événements. Renaissance des êtres ou des sociétés conçue comme source d’évolution et de perfectionnement.

(8) Ethan Allen HITCHCOCK, Remarks upon Alchemy and the Alchemists, Boston, 1857, p. 34. Cité par Robert. H. BLASER, op. cit., p. 27.

(9) Cousin légitime de Zénon.

(10) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op.cit., p.17.

(11) Ibid., p. 18.

(12) Ibid., p. 20.

(13) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., pp. 238- 239.

(14) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., pp. 442-443.

(15) La première illustration de cette page représente l’alchimiste à l’oeuvre. Et la deuxième nous montre les quatre stades du processus alchimique, dont les quatre éléments sont indiqués sur les sphères.

(16) Robert. H. BLASER, op. cit., p. 10.

(17) Cousine de Martha, demi-soeur de Zénon, elle meurt lors de la peste.

(18) MargueriteYOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., p. 315.

(19) Robert. H. BLASER, op. cit., p. 11.

(20) Ibid. p. 11.

(21) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., p. 18.

(22) Die Wanderwege des Theophrastus von Hohenheim genannt Paracelsus 1512-1524 dans STREBEL, vol. I, 284- 302, St-Gall, 1944. Cité par Robert H. BLASER, op. cit., p. 5.

(23) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., p. 18.

(24) Ibid., p. 178.

(25) Ibid., p. 223.

(26) J. GUIART, Histoire de la médecine française, Paris,
1947, p. 121. Cité par Robert H. BLASER, op. cit., p. 35.

(27) Marguerite YOURCENAR, L’Oeuvre…, op. cit., p. 464.

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Bibliographie

1. Texte de référence :

– YOURCENAR, Marguerite, « L’Oeuvre au Noir« , Paris,
Gallimard, 1968.

2. Ouvrages utilisés :

– BERTHELOT, Anne, « L’Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar« , Paris, Nathan, 1993.

– BLASER, Robert-Henri, « Paracelse et sa conception de la nature« , Genève, Droz, 1950.

– BRAND, Ch. et GASCON, R. « Histoire 4 : la fin du Moyen­ Age et l’époque moderne« , Paris, J. de Gigord, 1965.

– JUNG, Carl Gustav, « Psychologie et alchimie« , Traduction française, Paris, Buchet-Chastel, 1970.

3. ouvrages consultés :

– KOYRE, A, « Mystiques, spirituels, alchimistes du XVI ème siècle allemand, Paris, Gallimard, 1970.

– SCHMIDT, A. M., « Paracelse ou la Force qui va« , Paris,
Plon, 1967.

4. Dictionnaires et encyclopédies :

– MOURRE, Michel, « Dictionnaire D’Histoire Universelle« ,
Paris, éditions universitaires, 1968.

– ROBERT, Paul, « Le petit Robert« , Paris, S.N.L.Dictionnaire le Robert, 1972.

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Table des illustrations :

– Figure 1 : Gravure faite par Bruegel, peintre du XVl ème siècle.

– Figure 2 : Gravure en cuivre de Paracelse.
Extraite du Journal de Genève et Gazette de Lausanne.

– Figures 3-4 : Extraites de Carl Gustav JUNG, Psychologie et alchimie, traduction française, Paris, Buchet­ Chastel, 1970.

– Figure 5 : Marguerite Yourcenar à l’époque des Mémoires d’Hadrien. Archives Gallimard. Tiré du Magazine littéraire, n°283, décembre 1990.

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Table des matières
Introduction
1. La Situation historique
2. Aperçu biographique des deux personnages
2.1. Zénon
2.2. Paracelse
3. Les points communs
3.1. L’ Alchimie
3.2. La Médecine
3.3. La Philosophie
3.4. La famille Fugger
3.6. Les voyages
3.6. L’intolérance
4. Les liens étroits entre Zénon et Marguerite Yourcenar
4.1. Zénon reflet de Yourcenar
4.2. Les différences entre Zénon et Paracelse
4.2.1. La croyance en Dieu
4.2.2. La mentalité
Conclusion
Bibliographie
Table des illustrations
Table des matières

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UNIVERSITE de GENEVE, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Mémoire de Diplôme d’Etudes Françaises présenté par Mme Veronica BUSTAMANTE

Professeur : M. J.L.Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY