« Première neige » : structures narratives

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Proposition d’analyse des structures narratives de « PREMIERE NEIGE » de Guy de Maupassant

La place des textes littéraires dans la classe de langue.

L’utilisation de textes littéraires dans la classe de FLE peut se révéler un support appréciable dans l’apprentissage et le perfectionnement de la langue.

En effet, le texte littéraire incite les apprenants à une réflexion sur la spécificité langagière de la littérature tout en leur permettant d’observer la langue en son fonctionnement.

Cependant, pour accéder au texte, l’apprenant doit faire face à quelques difficultés.

La première relève des compétences linguistiques de chacun. Car, si d’une part, il est toujours possible de trouver des textes à la portée des étudiants qui peuvent donner lieu à des exercices de vocabulaire et de syntaxe, cette démarche de l’enseignant occulte souvent la dimension proprement littéraire du texte et privilégie le document littéraire comme modèle de « bon français » apte à être imité par les étudiants dans leurs productions écrites.

La seconde difficulté concerne tout ce qui a trait à l’univers socio-culturel de l’oeuvre.

Souvent utilisé pour initier ou former les étudiants étrangers à l’histoire littéraire, à la civilisation française ou aux techniques de la critique littéraire, le texte ouvre la voie à l’apprentissage de divers « savoirs » qui sont certes en relation avec la pratique de la langue étrangère mais qui demandent de gros efforts de la part de l’apprenant.

De telles difficultés obligent celui-ci à faire appel à la masse de connaissances virtuelles dont il dispose: une bonne maîtrise de la langue et de la culture d’origine autorise, par exemple, le transfert d’un certain nombre de facultés cognitives et intellectuelles.

En outre, de la même façon que chaque communauté possède des habitudes culturelles qui lui sont propres, chaque locuteur possède sa « théorie » de la langue qui apparaît dans les constructions individuelles qu’il se forge. Un locuteur est donc un utilisateur et un théoricien.

A ce propos, certains écrivains – et lecteurs – décrivent admirablement les représentations qu’ils se font des signifiants.

C’est le cas de Proust dans « Journées de Lecture »:

« J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé, sans nous laisser, comme le parfait, la consolation de l’activité est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses » .

Ainsi, entre les valeurs de l’imparfait répertoriées dans les grammaires scolaires et les productions langagières, il y a, semble-t-il, la nécessité d’une « science » intermédiaire propre à chaque individu.

En ce sens, le document littéraire aide l’étudiant à reconduire dans la langue seconde ce qui se passe – et que Proust décrit à sa manière – en langue maternelle: des perceptions liées à une pratique de la langue et la théorisation individuelle qui s’ensuit.

Enfin, étant donné que l’usage de la langue implique toujours un engagement et que celle-ci peut se transformer peu à peu, même à l’insu de son utilisateur, le texte littéraire peut fonctionner comme un véritable laboratoire langagier en devenant un outil de travail dans le processus d’appropriation de la langue.

Avant-propos.

Lors de cette étude, nous nous proposons d’analyser les structures narratives d’un conte de G. de Maupassant intitulé « Première Neige« .

Il s’agit d’un récit pessimiste, celui de la solitude et du désenchantement progressifs d’une jeune femme face à la vie.

Nous avons sélectionné un récit court mais exhibant, dans sa forme même, les marques de sa propre clôture. Il nous semble, d’un point de vue méthodologique, qu’il est plus motivant pour les apprenants d’étudier des textes dans leur intégralité que de travailler sur des extraits ou « morceaux choisis ».

Pédagogiquement, les récits brefs ont l’avantage de comporter un temps fort autour duquel la trame narrative se construit, ce qui permet au lecteur de se construire un sens à partir d’un axe narratif unique.

De par leur dimension, ces récits sont nécessairement concentrés, ce qui amène Baudelaire à écrire:

« La nouvelle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains ( 1 ). »

Ces caractéristiques nous semblent non négligeables dans une   classe de langue.

En effet, pour le lecteur dont le plaisir de la lecture « n’est jamais parfait parce qu’il est toujours troublé par l’étrangeté de la langue et de la culture qui le suscitent ( 2 )« , des textes courts focalisés sur certains aspects du récit permettent des repérages plus aisés et facilitent le sentiment d’une connivence lecteur – auteur.

Mais où donc puiser les clés du décryptage de « Première Neige« ?

Dans son « Introduction à l’analyse structurale des récits« , Roland Barthes demande où chercher la structure des récits et répond, par la même occasion, qu’il faut la chercher dans les récits eux-mêmes.

Or, nous savons que rien n’est gratuit, rien n’est secondaire, tout participe à une édification – consciente ou non – en « oeuvre littéraire ». A partir de cette prémisse, nous essayerons d’établir une attitude devant l’oeuvre qui consistera à s’interroger sur « tout ce qui n’est pas dit », sur le sens caché et la valeur de certains signifiants, sur ce que Barthes appelle « la mythologie de l’oeuvre« .

Si « le mythe est une parole« , comme il l’a affirmé, ce n’est qu’en cherchant son sens, ou un de ses sens, que nous pourrons aspirer à atteindre un niveau de lecture plus pertinent et plus authentique.

Cependant, pour pouvoir décrire et classer, il est nécessaire d’avoir esquissé au préalable une « théorie ».

Cette théorie nous l’avons cherchée en partie dans les travaux de Gaston Bachelard.

Dans son oeuvre, nous pouvons distinguer deux versants: une réflexion sur la science contemporaine et une réflexion sur les produits de l’imagination, l’une et l’autre éclairées de lumières lui venant de la psychanalyse.

Au premier abord complètement différents, ces deux intérêts semblent avoir une source commu ne. La pensée par concept et la pensée par image, la raison et l’imagination créent le problème d’une double situation: d’un côté la recherche scientifique avec des données objectives et d’autre côté les intuitions personnelles avec tout ce qu’elles comportent de subjectivité.

Pour Bachelard, les savants rationalistes n’ont pas compris l’état psychologique de l’homme. Son propos est donc d’enrichir et d’éclairer les domaines de la recherche scientifique en déterminant la part de l’imaginaire dans la formation de concepts.

Il écrit:

« Il y aurait donc place pour une psychanalyse indirecte et seconde, qui chercherait   toujours l’inconscient sous le conscient, la valeur subjective sous l’évidence objective, la rêverie sous l’expérience. »

« On ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé. La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe ( 3 ). »

C’est à cette psychanalyse que Bachelard fera appel pour analyser le rapport de l’homme avec les éléments, avec la totalité cosmique. Il découvre ainsi, dans le régne de l’imagination, une « loi des quatre éléments qui classe les diverses imaginations matérielles suivant qu’elles s’attachent aufeu, à l’air, à l’eau et à la terre ( 4 ). »

C’est donc en nous inspirant de l’oeuvre de G. Bachelard que nous nous proposons d’analyser les structures narratives de « Première Neige », tout en focalisant notre attention sur quelques thèmes et images fréquents et lancinants de l’univers sémantique de G. de Maupassant.

Nous savons que ses romans sont construits en partie à partir de ses contes et de ses nouvelles. Néanmoins, si certains thèmes sont introduits de façon complexe dans les romans, ils se présentent avec limpidité dans ses récits courts. Il s’agit, pour la plupart, de thèmes accumulés par la mélancolie et le pessimisme de plus en plus profonds de l’écrivain.

Maupassant est désigné souvent comme un écrivain déterministe. Parler de déterminisme c’est parler d’absence de liberté.

Forcément dans cette étude, l’un et l’autre seront présents. L’un des problèmes fondamentaux posés par Maupassant étant celui du libre arbitre – « suis-je maître de ma destinée? » – nous essayerons de l’analyser de l’intérieur du récit en suivant son orchestration thématique.

Le thème de la solitude et de l’ennui nous dévoilera le héros-type de Maupassant  – en l’occurrence une héroïne – et nous n’aurons plus qu’à la suivre à travers les images de l’eau, du feu, de la terre et de l’air pour être confrontés aux thèmes de la relation de l’homme à la femme, de l’homme à l’objet et de l’homme à la nature.

Nous verrons que Maupassant répond par la négative à la question du libre arbitre : nous sommes déterminés par des causes qui échappent à notre contrôle.

La fatalité fera valoir tout son poids, car l’être ne dispose pas de moyens pour résister ou céder à telle ou telle coercition.

Introduction

Un couple se forme sous la pression sociale, pour satisfaire aux conventions. Ce mariage n’est pas une vraie relation entre un homme et une femme, seulement une cohabitation tolérée.

C’est l’image même de la famille manquée : d’une part, il n’y a pas de communication ou d’identification entre la jeune femme et son mari, d’autre part ils n’ont jamais eu d’enfants, car elle est stérile.

Pendant les années qui ont suivi leur mariage, l’héroïne a subi des transformations d’ordre morale et physique. Au début, elle était joyeuse, pleine d’espérances, saine d’esprit et de corps :

« Elle était Parisienne, gaie, heureuse de vivre ( 5 ). »

Quatre ans après, malade, elle est condamnée à une mort imminente et irrévocable :

« A présent, elle va mourir; elle le sait ( 6 ) . » 

Maupassant commence le conte par une description idyllique de la nature. Il y a un fort contraste entre ce tableau et le récit proprement dit. Car, si le cadre est grandiose, le récit aboutit à l’échec, à la souffrance et à la mort.

Le cadre fournit une introduction au récit-souvenir de la jeune femme; la transition de l’un à l’autre est dissimulée par l’état de rêverie de celle-ci.

Le déroulement du récit dévoilera au lecteur la tristesse de sa vie de jeune mariée, l’inutile écoulement du temps et son désespoir.

Graduellement, elle glissera hors de la vie.

En fait, quand l’héroïne pressentira son vide intérieur et la misère de sa vie, elle cherchera la mort comme délivrance.

Le tragique du récit fournit donc une explication à l’attitude énigmatique du personnage au début du conte :

« Elle sourit encore, et murmure :

Oh! que je suis heureuse .

Elle sait pourtant qu’elle va mourir, qu’elle ne verra point le printemps ( 7 ).  » 

Première partie : Le vertige

Le titre du conte –  »Première Neige » – est déjà évocateur d’une image qui avant même le début du récit a pénétré la conscience du lecteur.

Cette image reviendra à plusieurs reprises, pour grandir et atteindre toute sa force dans le cadre qui ouvre et clôt l’oeuvre : ils’agit de l’eau .

Le récit commence à Cannes.

Pour Maupassant, la vraie mer, la seule qui peut offrir le mirage du bonheur est la Méditerranée : elle s’accorde à l’azur de son ciel pour délivrer des servitudes du quotidien et soulager du poids des habitudes.

Réceptacle de la chaleur et de la lumière, la mer est liée essentiellement au ciel qui détermine sa couleur et sa capacité d’évoquer l’impression   d’espace.

Gaston Bachelard écrit : « contempler l’eau, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir« .

La mer porte donc en elle la vie et l’éternité, elle symbolise le moi libre et heureux :

« Elle regarde le ciel plein de soleil de d’hirondelles, les sommets capricieux de l’Esterel là-bas, et, tout près, la mer si bleue, si tranquille, si belle. Elle sourit encore, et murmure :

Oh! que je suis heureuse ( 8 ). »

Dans le pur miroir de l’eau, le ciel semble devenir une eau aérienne :

« ( ...) elle regarde le vaste ciel bleu, si bleu, la vaste mer bleue, si bleue, … ( 9 ). »

Il y a comme une fusion entre la mer et le ciel, entre l’univers liquide et l’univers aérien.

Ce milieu fluide et accueillant ravit l’âme de la jeune femme et lui promet la sécurité du ventre maternel, tout en l’enivrant par son étendue.

Cet espace où rien ne fixe le regard invite sa pensée à s’étendre vers des horizons infinis.

Le décor naturel parle aussi à l’odorat du personnage.

Les exhalaisons de la nature constituent l’essence du monde, l’élément constitutif des choses.

En aspirant les essences des fleurs, elle goûte et s’approprie la nature.

« Elle ne sera plus. Toutes les choses de la vie continueront pour d’autres. Ce sera fini pour elle, fini pour toujours. Elle ne sera plus. Elle sourit, et respire tant qu’elle peut, de ses poumons malades, les souffles parfumés des jardins ( 10 ).  » 

La substance même de son être semble se mêler à la terre pour se fondre en elle. En s’immergeant dans cet élément, elle cherche à s’affranchir de la limitation imposée à son existence.

Ces odeurs enivrantes créent une sorte de complicité sensuelle qui encourage la rêverie. L’air, chargé de bonheurs, rend plus aérien son corps et dispose son âme à ce moment d’envolée.

L’âme de la jeune femme va donc se déployer dans l’espace pour conquérir le monde extérieur. La pensée ouvre ses ailes, s’envole, plane :

« Et elle songe ( 11 ). »

La rêverie est définie par le dictionnaire Larousse comme « l’état de l’esprit qui s’abandonne à des souvenirs, à des images. »

Le contact avec la nature a provoqué cet état de rêverie chez l’héroïne qui laisse les sensations l’envahir complètement.

Cette emprise de la sensation a un effet libérateur: elle absorbe tout son esprit et chasse de son âme toute agitation.

Il ne subsiste que la sensation d’exister à l’état pur, isolée de toutes les autres.

Dans « La poétique de la rêverie« , G. Bachelard écrit que « psychologiquement parlant, c’est dans la rêverie que nous sommes des êtres libres. »

Cet envol de la pensée est donc un moment de liberté, car il satisfait le besoin d’évasion et d’émancipation qui est en tout être humain.

Cependant, cette délivrance ne sera que de courte durée, car illusoire.

Après ce moment de rêverie vague et imprécise, la jeune femme revoit son ancienne vie.

Refoulées dans l’inconscient par la pensée, les images de son passé surgissent.

Le récit-souvenir fait alors irruption :

« Elle se souvient ( 12 ). »

Deuxième partie : L’abîme

– La femme.

« On l’a mariée, voici quatre ans, avec un gentilhomme normand. ( ...) Elle aurait volontiers dit « non ». Elle fit « oui  » d’un mouvement de tête, pour ne point contrarier père et mère ( 13 ). »

Dans la réalité sociale de l’époque, la femme est mal préparée à la vie et impuissante à infléchir sa destinée.

La femme est avant tout une occasion de jouissance. Elle se doit d’être jolie, consommable, obéissante. Elle reste une inférieure soumise aux hommes, ses maîtres.

Le mariage est vécu comme une dépossession.

La première dépendance est d’ordre économique :

« On les accoupla pour des raisons defortune qu’elle ne connut point ( 14 ). »

Un deuxième niveau concerne la dépendance physique.

La jeune femme ne se possède pas elle-même, car elle est passée des bras de ses parents au bras de son mari.

Cependant, la fatalité qui pèse sur la vie de l’héroïne résulte de son éducation, mais aussi de son tempérament. Elle n’est pas un personnage volontaire. Elle est faible et sans détermination. Elle ne connaît que la passivité :

« Elle se tut. Elle était timide et douce, sans révoltes et sans volonté ( 15 ). »

A l’homme, l’action, la conquête du monde extérieur; à la femme, l’inertie, le foyer et les enfants.

Cette femme d’autrefois, appartenant à une classe sociale moribonde, marquée par une éducation prompte à transformer la jeune fille en épouse et l’épouse en esclave, incapable d’agrandir le cercle de ses intérêts et de ses réflexions, sera nécessairement réduite à une existence étriquée et ratée.

Ainsi, malgré sa part de responsabilité dans son propre malheur, la jeune femme est avant tout une victime. Victime de son tempérament, mais surtout de son éducation et de l’état d’une société qui écrase la femme.

La ligne du récit est donc celle de la dégradation et de la déception. Ce processus commence dès les premiers jours de mariage. Déjà au début du récit­ souvenir, nous avons des signes avant-coureurs de son dénouement :

« Son mari l’emmena en son château normand. (…) Quand elle descendit de voiture, elle regarda le vieux bâtiment et déclara en riant:

– Ce n’est pas gai!

Son mari se mit à rire à son tour et répondit :

– Baste! on s’y fait. Tu verras. Je ne m’y ennuie jamais, moi ( 16 ). »

Dès lors, la communication est coupée entre eux. L’écart qui sépare ces deux êtres condamnés à ne pas se comprendre se creuse.

L’apprentissage de la vie d’épouse commence:

« C’était l’été. Elle allait aux champs voir moissonner. La gaieté du soleil entretenait celle de son coeur ( 17 ). »

A la « lune de miel » succède l’indifférence de la jeune femme vis-à-vis de son mari :

« L’automne vint. Son mari se mit à chasser. ( ) Elle restait seule alors, sans s’attrister d’ailleurs de l’absence d’Henry. Elle l’aimait bien, pourtant, mais il ne lui manquait pas ( 18 ). »

Pour la jeune mariée, c’est l’usure de l’habitude et des petites occupations.

En revanche, son mari est toujours en activité ou pris par ses responsabilités :

« (…) il chassait sans cesse, ou bien s’occupait des semences, des labours, de toutes les choses de la campagne ( 19 ). »

« L’hiver vint. L’hiver normand,froid et pluvieux ( 20 ). »

L’héroïne s’effondre sur la rigueur de cette région âpre. Et elle se met à   avoir froid.

  • Le froid versus la chaleur

Le récit-souvenir est construit sur une gradation dans les désillusions du personnage.

La progression de son désenchantement est symbolisée par le froid toujours grandissant qu’elle ressent à mesure que le récit avance :

« Elle avait froid tout le jour, partout, au salon, aux repas, dans sa chambre. Elle avait froid jusqu’aux os, lui semblait-il ( 21 ). »

Le thème du froid s’accorde donc à l’expression de ses sentiments et de ses émotions.

Il s’oppose forcément à celui de la chaleur. Ce dernier regroupe tout ce qui a trait à la découverte du plaisir, à l’évasion, à la liberté, bref, au bonheur   :

« Cejour-là, ilspassèrent le temps à s’embrasser, et elle ne le trouva pas trop long. Le lendemain ils recommencèrent et toute la semaine, vraiment, fut mangée par les caresses. ( ) C’était l’été ( 22 ). »

Ou encore :

« On l’envoya dans le Midi.

Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l’air des orangers en fleurs ( 23 ). »

En opposition, les frissons glacés de l’héroïne, le froid terrible qui l’assaillit, ne sont que les manifestations de la monotonie, de la répétition, de l’ennui.

Tout au long du récit, la présence du soleil fait presque tache. Il est présent à l’arrivée de la jeune mariée dans sa nouvelle demeure, mais nous ne savons rien des belles saisons suivantes :

« Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa. ( ) Et le chagrin occupa seul son esprit pendant six mois environ (...) Quand revinrent les froids ( …)  ( 24 ). »

En contrepartie, le soleil brille à Cannes :

« Il fait bon, il fait doux. C’est un tiède jour d’hiver où passe à peine un frisson de fraîcheur ( 25 ). »

Cependant, de la même façon qu »‘elle brûlait des monceaux de bois sans parvenir à réchauffer les pièces immenses envahies par l’humidité »  (  26  ), ce pâle soleil d’hiver n’est pas suffisamment chaud pour l’empêcher d’attraper froid :

 » ( ) Elle est demeurée trop tard dehors et elle a eu froid, un peu froid (  27 ). »

Dans cette vie qui n’a aucun sens ni aucun but, il ne peut pas y avoir de chaleur. Ce « feu » qui ne chauffe pas préfigure l’échec final du récit.

– Le jeu des saisons

Par rapport au pessimisme, on peut dire qu’au fur et à mesure que l’ennui et le désenchantement s’installent, le temps ne compte plus; quand on n’a plus rien à attendre, le temps n’a plus d’importance.

Tout se répète sans cesse et lamentablement :

« Ce sera ainsi, toujours, toujours, jusqu’à la mort ( 28 ). »

Jamais rien d’imprévu qui puisse troubler la sensibilité de l’héroïne. Jamais rien non plus qui puisse faire cesser l’éternel recommencement des jours. Tout devient écoeurant.

Le sentiment d’oppression du personnage grandit au rythme des saisons :

« Plus âpre, plus pénétrant encore que l’autre année, le froid la faisait continuellement souffrir ( 29 ). »

Les saisons se succèdent et les mois s’écoulent – le texte est jalonné de ces formules qui marquent l’ennui de l’héroïne :

« L’automne vint » ( 30 ),  « vers décembre »  ( 31 ), « la douceur des beaux jours ( 32 ). »

Cependant, les saisons marquent de leur cycle régulier le cours de la vie, s’associant parfois à certains événements importants.

Deux saisons, notamment, par leur effet d’opposition, sont plus étroitement liées aux joies et aux douleurs qui composent la vie de l’héroïne : l’été et l’hiver.

L’alternance des saisons fait coïncider les événements heureux et les saisons symboliquement promesses de bonheur. C’est en été qu’elle se marie :

« La gaieté du soleil entretenait celle de son coeur ( 33 ). »

En contrepartie, les malheurs lui arrivent pendant la saison morte :

« Vers le commencement de janvier, un grand malheur la frappa. Son père et sa mère moururent d’un accident de voiture ( 34 ). »

Confusément et inconsciemment, pourrait-on dire, les saisons agissent aussi sur l’humeur du personnage .

Malgré sa désespérance, l’été exerce encore son charme sur la jeune femme  :

« La. douceur des beaux jours finit par la réveiller, et elle se laissa vivre dans un alanguissement triste jusqu’à l’automne ( 35 ). »

La saison hivernale agit négativement sur elle :

« Quand revinrent les froids, elle envisagea pour la première fois, le sombre avenir ( 36 ). »

Ainsi le temps dans le récit est vécu subjectivement par l’héroïne.

En effet, le rythme des saisons ponctue son lent cheminement vers le désespoir et la souffrance.

– La volonté de mort

Une fois la désillusion de l’état d’épouse survenue, elle projette sur la maternité des espérances de satisfaction.

Privée de cette compensation, symbole de l’accomplissement de la femme, elle se lance dans des projections sur l’avenir :

« Que ferait-elle? Rien. Qu’arriverait-il désormais pour elle? Rien. Quelle attente, quelle espérance pouvaient ranimer son coeur? Aucune. Un médecin, consulté, avait déclaré qu’elle n’aurait jamais d’enfants ( 37 ). »

L’apprentissage de la vie d’épouse s’achève dans le désenchantement. N’ayant point connu l’amour ni la maternité, il ne lui reste plus rien à espérer, aucun sens à donner à sa vie, aucune possibilité de réalisation personnelle.

La prise en charge de soi-même, l’engagement personnel et le courage de refaire sa vie sont des antidotes au pessimisme de Maupassant pas encore découverts.

Les dernières attentes détruites, incapable dans la passivité de son âme d’entreprendre quelque chose de constructif, soumise au rythme des saisons, une volonté inconsciente de mort va s’emparer de l’âme de l’héroïne :

« Il fallait qu’elle toussât. Alors il aurait pitié d’elle, sans doute. Eh bien! elle tousserait; il l’entendrait tousser; il faudrait appeler le médecin; il verrait cela, son mari, il verrait! ( 38 ). »

Il ne s’agit peut-être pas d’une vraie tentative de suicide, mais pas non plus d’une fausse.

Maupassant décrit une de ces manifestations équivoques de la tentation de la mort, du recours au chantage affectif comme arme naturelle de la faiblesse.

– L’objet-desir: le calorifère.

Nous avons vu que la jeune femme a froid, toujours froid, de plus en plus froid.

Elle exprime le désir d’un calorifère. Cet objet est au centre du récit et   son rapport avec le personnage est d’emblée un rapport vital:

« Je veux un calorifère, et je l’aurai . Je tousserai tant, qu’il faudra bien qu’il se décide à en installer un ( 39 ). »

Cette idée s’est imposée à son esprit au point que celui-ci ne peut plus s’en libérer.

Une idée obsédante se dérobe perpétuellement à notre volonté, affecte l’imagination, détermine pensée, sentiment et action.

La fixation d’une idée dans l’esprit implique une répression plus ou moins complète de toutes les sensations, images ou idées au profit d’une seule :

« Elle eut une fluxion de poitrine. Elle délira, et dans son délire elle demandait un calorifère ( 40 ). »

Dès lors, l’héroïne s’est engagée sur une voie où tout est déjà fixé et déterminé d’avance. Sans doute ignore-t-elle encore la suite des événements. Toujours est-il que toute action aussi bien que toute délibération ne seront que le reflet ou l’effet de cette idée.

Déjà par son étymologie – calorifère signifie « qui porte ou répand (gère) la chaleur (calor) » – cet objet a une valeur symbolique très forte.

Il fonctionne comme un avertisseur, déclenchant certains réflexes de décryptage : il se charge, par sa présence obsédante, de la fonction d’indice prémonitoire de la fatalité.

A partir du moment où l’héroïne est tentée par sa possession, l’objet s’installe dans sa vie pour produire dégradation et mort.

Cette place remarquable qu’il occupe dans le récit a pour mission aussi de prendre en charge certaines obsessions ou certaines images dont il est le développement métaphorique.

Les demandes pressantes d’un calorifère de par la jeune femme représentent un appel au secours; la vraie demande n’est pas de l’ordre du « avoir », mais du « désir ».

Désespérée, elle se voit entraînée dans le gouffre de la solitude et du vide. Néanmoins, le « désir » ne peut être supprimé.

Un passage montre bien le mouvement monotone, incessant et éternellement recommencé du « désir » :

« La douceur des beaux jours finit par la réveiller ( 41 ). »

Dans l’optique de Maupassant, le « désir » est le mal définitif.   Insatisfait, il engendre la douleur et l’ennui. Peut-être la sagesse consisterait-t-elle à ne plus désirer.

Ainsi, le refus de voir sa vie s’enliser dans la médiocrité quotidienne aura des conséquences dramatiques pour la jeune femme.

Le seul projet qu’elle forme et qu’elle puisse mener à bien – l’obtention d’un calorifère – se termine tragiquement par la maladie et la mort.

Cette relation de contiguïté ne peut être perçue autrement que comme un rapport de causalité: l’objet symbolique sera fatal à celle qui tente de trouver par son appropriation un point d’ancrage dans le monde.

– La nature et les lieux: images et symboles.

De même que le temps, l’espace est perçu subjectivement. Les descriptions des paysages et des lieux ont pour mission de créer des atmosphères qui reflètent les états d’âme de l’héroïne.

Ces descriptions comportent une série de manifestations clôturantes qui symbolisent l’emprisonnement, l’obstacle mis à l’élan vers les espaces et la liberté. En fait, la peinture de la nature aide l’auteur à imprimer au texte l’aspect d’un cheminement inexorable vers la désillusion et le désespoir.

Le conte est situé géographiquement. Si l’on excepte le court séjour à Paris à l’occasion de la mort des parents de l’héroïne, l’action se déroule à Cannes et en Normandie.

Le récit commence au bord de l’eau.

Il est aisé de constater que les traits de la ville blanche au bord de la Méditerranée s’opposent point par point aux paysages du Nord.

A la monotonie de la plaine, Cannes oppose un paysage grandiose.

Comme nous avons vu dans la première partie de notre analyse, la mer fut pour l’héroïne un éblouissement. La ville aux creux du golfe, les montagnes autour, la pureté du ciel et de l’eau symbolisent la vie rêvée.

C’est là que la jeune femme boit, pour la dernière fois de sa vie, à la source du bonheur.

Autant le bonheur est lié à la mer, autant la campagne normande, humide et boueuse, ne sécrète que la mélancolie.

Le personnage aime l’eau. Mais sur la terre, l’eau se transforme en boue :

« L’hiver vint, l’hiver normand, froid et pluvieux. ( …) Les chemins semblaient des fleuves de boue; la campagne, une plaine de boue; et on n’entendait aucun bruit que celui de l’eau tombant ( 42 ). »

Au chapitre du symbolisme des éléments, on peut ajouter la neige qui noie la terre de sa chape glacée :

« En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neige couvrit la terre ( 43 ). »

C’est à ce moment que toute illusion meurt pour la jeune femme et que sa vie se glace définitivement.

La fuite dans la neige –  » mousse légère et glacée , écume gelée »  ( 44 ) – qui entraînera sa maladie et sa mort, symbolise son refus d’une vie ratée.

La pluie et la neige fonctionnent donc comme des images fatales. Elles sont souvent accompagnées par l’obscurité de la nuit :

« Les interminables averses tombaient sur les ardoises du grand toit anguleux, ( …) on ne voyait aucun mouvement que le vol tourbillonnant des corbeaux. ( …) Elle les regardait , chaque soir, le coeur serré, toute pénétrée par la lugubre mélancolie de la nuit tombant sur les terres désertes ( 45 ). »

Cette eau néfaste vaticine la « noyade » dans le désenchantement. Le climat normand ne fait pas seulement couleur locale, il est l’expression du pessimisme du romancier.

Les variations climatiques fournissent donc un écho, un redoublement des états d’âme du personnage .

Il en sera de même pour la végétation.

Le château est entouré « de grands arbres très vieux » : « un haut massif de sapins arrêtait le regard d’en face » et  » de grandes hêtres » ( 46 ) se situaient à gauche.

Au début du récit-souvenir, cette présence de l’arbre marque les forces de la vie. En ascension vers le ciel, figé dans sa verticalité, l’arbre symbolise l’élan vital qui anime la jeune femme.

Au fur et à mesure que la narration avance, les arbres deviennent limitatifs. Ils ferment l’horizon et se transforment en gardiens de l’enfermement de la jeune femme.

En revanche, les cimes de l’Esterel, les citronniers et les orangers pleins de fruits d’or symbolisent la liberté, le paradis retrouvé.

Il est un autre élément important dans le décor naturel qui semble englober les précédents : ils’agit du paysage dans son aspect le plus large, le plus ouvert. L’espace qui s’ouvre au regard, l’immensité du large qui s’étend, sont des symboles de liberté.

Nous avons vu que le château normand est entouré par des hêtres et des sapins. Cependant, « sur la droite une trouée donnait sur la plaine qui s’étalait, toute nue, jusqu’aux fermes lointaines ( 47 ). »

Enfermée, prisonnière devant une fenêtre ouvrant sur une campagne dépeuplée, la jeune femme rêve d’évasion, de prendre le large.

D’ailleurs, en demandant d’aller à Paris, elle exprime un désir de détente, de changement. Contrairement à son mari qui, lui, « ne s’ennuie jamais » ( 48 ), elle manifeste un besoin de voyage, d »‘aller plus loin » , de vouloir « quelque chose de plus » :

« Dis donc, mon ami, estce que nous n’irons point passer une semaine ou deux à Paris avant le printemps? ( 49 ) »

On pourrait appliquer à l’héroïne ces phrases de G. Bachelard :

« L’immensité est l’un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille » car « l’immensité est le mouvement de l’homme immobile » .

Oisive, n’ayant plus rien à attendre de la vie, la jeune femme en est réduite à puiser des compensations dans sa rêverie devant l’horizon, que ce soit à sa fenêtre, en Normandie, par un soir lugubre et pluvieux, ou à Cannes par un crépuscule rose et tiède.

Ainsi elle échappe aux désenchantements de sa vie par la contemplation songeuse de l’immensité naturelle.

La mythologie animale joue aussi un rôle dans ce processus.

L’hirondelle, oiseau de lumière car messagère du printemps, symbolise la nature de l’héroïne tournée vers l’espace :

« Elle regarde le ciel plein de soleil et d’hirondelles ( …) Elle sourit encore, et murmure:

Oh! que je suis heureuse ( 50 ). »

Aériens, légers, rapides, ces oiseaux migrateurs aident son âme à s’envoler.

Comme l’eau, l’air vient accueillir son aspiration à la liberté.

En opposition, les corbeaux, « bêtes sombres et volantes »  ( 51 ) , représentent l’oppression et la domination.

Oiseau de mauvais augure, oiseau maléfique, le corbeau est aussi le rapace, toujours prêt à s’abattre sur une proie :

 » … le vol tourbillonnant des corbeaux ( … ) se déroulait comme un nuage, s’abattait dans un champ, puis repartait ( 52 ). »

La présence de l’oiseau dans le récit est donc chargée d’un sens profond.

Cependant, si à Cannes l’héroïne contemple et s’identifie aux hirondelles, nous savons que cette promesse de bien-être n’est qu’un leurre : souffrante, sa mort est irrévocable. Impossible de luter contre  » l’armée des bêtes sombres et volantes »  ( 53 ) : les hirondelles ne feront pas le printemps.

Ainsi, dans le chapitre des manifestations clôturantes, nous avons les arbres, les oiseaux, mais aussi les habitations.

Le château normand fait figure d’endroit retiré, fermé, propice à se constituer en prison ou même en tombeau.

Une série de protections l’isolent du monde : le haut massif de sapins, les grands hêtres, la barrière.

La description du château accentue cette impression d’enfermement :

« C’était un vaste bâtiment de pierre, ( 54 ) (un) vieux château qui semblait s’être refroidi avec les siècles  ( 55 ). »

A Cannes, l’héroïne habite une « petite et coquette maison »  (donnant) sur la Croisette ( 56 ). »

Changement de décor, changement de vie : les clôtures qui l’isolaient du monde sont remplacées par la mer libératrice.

Cependant, le récit s’ouvre et se clôt sur des scènes parallèles qui condensent les tendances trompeuses et contradictoires qui s’opposent dans la narration.

Dans le cadre initial, la jeune femme « sort de sa petite et coquette maison » ( 57 )

Elle accède donc à l’espace.

A la clôture du récit, elle « rentre » ( 58 ) chez elle, elle se renferme   de nouveau.

Cette « dialectique du dedans et du dehors », chère à Bachelard, résume l’essentiel de l’échec de son existence, de son incapacité à maîtriser sa vie.

Encore dans le chapitre des manifestations de la nature, nous avons observé que celles-ci prennent souvent la forme d’un véritable panthéisme, aussi bien à Cannes qu’en Normandie :

« L’ Esterel s’avance au loin dans la mer » ( 59 )

« le peuple blanc des villas semble endormi dans le soleil »  ( 60 )

« le feu flamboyant lui brûlait le visage; mais des souffles glacés semblaient se glisser dans son dos, pénétrer entre la chair et les étoffes ( 61 ) (…)

« Des courants d’air innombrables paraissaient installés dans les appartements, des courants d’air vivants, sournois, acharnés comme des ennemis. Elle les rencontrait à tout instant; ils lui soufflaient sans cesse, tantôt sur le visage, tantôt sur les mains, tantôt sur le cou, leur haine perfide et gelée ( 62 ). »

Le monde semble transmettre à l’héroïne les frémissements de sa vie propre.

A cette vie accordée aux objets inertes s’opposent l’immobilité et la passivité de l’héroïne.

Pour les traduire, Maupassant a choisi un style qui efface le personnage .

Un substantif, souvent abstrait, remplace le sujet de la jeune femme qui devient entièrement passive, jouet de phénomènes auxquels elle sert de siège, mais qu’elle ne domine pas :

« Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa ( 63) »  « une terreur la saisit ( 64 ) », « et le chagrin occupa seul son esprit ( 65 ) » « on l’a mariée ( 66 ) », « le froid la faisait continuellement souffrir ( 67 ). »

Ces procédés contribuent à créer le climat d’une pétrification du réel et d’une lourde fatalité .

Troisième partie : Impuissance et fatalité

Au début du récit, l’héroïne est délivrée, elle est sortie du cercle étroit de sa vie antérieure :

« Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l’air des orangers en fleurs ( 68 ). »

Cette délivrance, elle va la payer de sa vie. Elle le sait, et pourtant elle est heureuse.

Malgré sa maladie, elle est prête à jouir jusqu’au bout, à s’enivrer :

« Elle sait pourtant qu’elle va mourir. ( …) Elle sourit, et respire tant qu’elle peut, des ses poumons malades, les souffles parfumés des jardins ( 69 ). »

A Cannes, elle naît à la liberté. Elle se voit enfin affranchie de cette lourde volonté détenninatrice, représentée par son mari et sa vie de famille :

« () elle l’a eu, son calorifère ( 70 ). »

L’éveil de l’être s’accompagne donc, avant tout, d’une découverte ou d’une conquête du monde extérieur.

Cependant, en quoi consiste cette liberté de la jeune femme? Pouvons-nous vraiment parler chez elle d’émancipation ?

Nous pensons que cette libération a un caractère fictif. Si, d’une part, le cadre contribue à donner l’illusion du « vrai » en tant qu’ouverture sur une liberté illimitée, d’autre part, il y a contradiction entre la situation du personnage et ce monde paradisiaque.

La mort imminente de la jeune héroïne est décrite d’une façon très réaliste.

A cette mort s’opposent la douceur de cet après-midi d’hiver et la beauté de la nature prête à continuer son cycle.

Il y a donc un contraste entre la présence obsédante de la mort et le charme du paysage: le caractère dérisoire de cette mort témoigne de l’absurdité du monde et de la vie.

C’est là que réside le pessimisme de Maupassant. Ce monde qui apparaît comme un réservoir de possibilités permettant au désir de libération de se satisfaire, finit toujours par se restreindre et se resserrer.

En réalité, ce cadre idyllique, avec tout ce qu’il comporte d’aspiration à l’infini, est chargé d’espoir trompeur :

« le peuple blanc des villas semble endormi dans le soleil ( 71 ) »  mais « les maisons claires ( …)tachent de points de neige la verdure sombre ( 72 ). » 

Nous apprenons aussi que, malgré le soleil, la jeune femme « a eu froid, un peu froid ( 73 ). »

Et si « on aperçoit les orangers et les citronniers pleins de fruits d’or ( 74 )  » , ce n’est qu’un avant goût du paradis. Hors de portée, ces fruits se cachent derrière « les murs des jardins ( 75 ). »

En fait, le moment de libération n’affranchit pas pour autant des déterminations antérieures.

Conclusion

Cette vie, morne et proche du non-être, s’achève de manière tragique.

Le pessimisme du conte consiste, au fond, à ne montrer que les malheurs de l’oppression, vécus sur le mode de la dépossession, de la désillusion et de l’aliénation.

Lorsque l’héroïne se retourne sur son passé, ce retour n’est jamais critique; elle ne se reconnaît aucune responsabilité dans les événements, elle ne conçoit pas qu’elle aurait pu faire autrement, qu’elle aurait pu jouer d’autres rôles.

Sa conscience n’est pas réflexive : elle est pur enregistrement de la sensation. Le personnage suit les impulsions de sa nature plutôt que la réflexion sur ses actes. Il n’y a dans le récit aucune analyse psychologique, seulement des faits et des sensations: la montée des souvenirs est occasionnée par un sentiment de bien-être, d’harmonie avec la nature. Le désenchantement se traduit par un défilé d’images.

La vie de l’héroïne est en permanence dominée par l’inquiétude et l’angoisse. En provocant inconsciemment sa mort quand elle se rend compte de son extrême solitude et de la vacuité de sa vie, elle pressent que la réalité masque le vide et que seule la mort existe.

Cependant, la mort ne revêt pas un sens chrétien dans le conte. Maupassant, « l’homme sans Dieu », n’accorde aucune consolation à son personnage par la religion. La mort, c’est le Néant :

« Elle ne verra point le printemps.( …) Au fond d’un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui reste encore aujourd’hui sera tombée en pourriture, laissant seulement ses os couchés dans la robe de soie qu’elle a choisie pour linceul.

Elle ne sera plus .( …) Ce sera fini pour elle, fini pour toujours ( 76 ). »

La mort physique de l’héroïne va couronner en fait une autre mort, symbolique, celle des illusions de la jeune femme.

Mais, si la présence et la peinture de la mort constituent une approche qui permet de comprendre le pessimisme de l’écrivain, le véritable fil qui tisse la trame de la vie est l’ennui.

En ce qui concerne la clôture du conte, la séquence finale est un retour au cadre qui revient après le récit-souvenir pour clore l’ensemble de la narration. Cette fin prend donc une importance accrue dans la structure totale de l’oeuvre.

Ce cadre final est une conclusion tragique. Il s’agit, en effet, d’une fausse clôture qui dévoile la fausseté de la vie : ce paysage idyllique qui s’ouvre sur une liberté illimitée n’est en réalité qu’un moment de trêve.

En ce sens, les derniers émois de la jeune femme devant la nature ont tout du chant du cygne.

Notre étude nous a donc montré que l’utilisation des éléments naturels révèle chez Maupassant une sensibilité obsessionnelle qu’il fait passer dans ses personnages.

Chez lui, la nature est vivante, réelle, intégrée à l’oeuvre. Elle est plus qu’un décor pour l’intrigue, elle est une composante de la narration, un personnage fascinant. Elle souligne un caractère, symbolise un sentiment, authentifie une attitude.

Le temps des désillusions venu, la nature apparaît comme le dernier refuge chargé de vaines consolations.

***

Notes de « Première neige » :

 

1 R. Godenne, « La nouvelle française« , p.84

2 H. Besse, « Eléments pour une didactique des documents littéraires« , p. 30.

3 G. Bachelard, « La psychanalyse du Feu« , p. 11-12

4 G. Bachelard, « L’eau et les Rêves« , p. 6

5 Guy de Maupassant, « Contes et nouvelles« , p.128

6 Ibid., p. 134

7 Ibid., p. 127

8 Ibid., p.127

9 Ibid, p. 134

10 Ibid., p. 127

11 Ibid., p. 127

12 Ibid., p. 127

13 Ibid., p. 127-128

14 Ibid., p. 127

15 Ibid., p. 131

16 Ibid., p. 128

17 Ibid, p. 128

18 Ibid., p.128

19 Ibid., p. 129

20 Ibid, p. 129

21 Ibid., p. 129

22 Ibid., p. 128

23 Ibid., p. 134

24 Ibid., p. 130

25 Ibid., p. 126

26 Ibid., p. 129

27 Ibid., p. 134

28 Ibid., p. 132

29 Ibid., p. 130

30 Ibid., p. 128

31 Ibid., p. 129

32 Ibid., p. 130

33 Ibid., p. 128

34 Ibid., p. 130

35 Ibid., p. 130

36 Ibid., p. 130

37 Ibid., p. 130

38 Ibid., p. 132

39 Ibid., p. 133

40 Ibid., p. 133

41 Ibid., p. 130

42 Ibid., p. 129

43 Ibid., p. 131

44 Ibid., p. 133

45  Ibid., p. 129

46 Ibid., p. 128

47 Ibid., p. 128

48 Ibid., p. 128

49 Ibid., p. 131

50 Ibid., p. 127

51 Ibid., p. 129

52 Ibid., p. 129

53 Ibid., p. 129

54 Ibid., p. 128

55 Ibid., p.129

56 Ibid., p. 127

57 Ibid. p. 127

58 Ibid., p. 134

59 Ibid., p. 126

60 Ibid., p. 126

61 Ibid., p. 130-131

62 Ibid., p. 131

63 Ibid., p. 130

64 Ibid., p. 132

65 Ibid., p. 130

66 Ibid., p. 127

67 Ibid., p. 130

68 Ibid.,p. 134

69 Ibid., p. 127

70 Ibid., p. 134

71 Ibid., p. 126

72 Ibid., p. 126

73 Ibid., p. 134

74 Ibid., p. 127

75 Ibid., p. 126

76 Ibid., p. 127

BIBLIOGRAPHIE :

BACHELARD, Gaston (1971). « L’eau et les rêves« .- Essai sur l’imagination de la matière -Paris, Corti.

BACHELARD, Gaston (1974). « La poétique de la rêverie« . Paris : P.V.F.

BACHELARD, Gaston (1978). « La poétique de l’espace« . Paris : P.V.F.

BACHELARD; Gaston (1987). « La psychanalyse du feu« . Paris : Gallimard.

BARTHES, Roland (1966). « Introduction à l’analyse structurale des récits« . Paris : Ed. du Seuil.

BARTHES, Roland (1970). « Mythologies« . Paris : Ed. du Seuil

TABLE DES MATIERES

  • La place des textes littéraires dans la classe de langue
  • Avant-propos
  • Introduction
  • PREMIÈRE PARTIE:
  • Le vertige
  • DEUXIÈME PARTIE:
  • La femme
  • Le froid versus la chaleur
  • Le jeu des saisons
  • La volonté de mort
  • L’objet-désir: le calorifère
  • La nature et les lieux: images et symboles
  • TROISIÈME PARTIE:
  • Impuissance et fatalité
  • Conclusion

***

Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Rosane MARINI

dans le cadre du séminaire de Méthodologie littéraire

pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Spécialisées en didactique du Français Langue Etrangère (DESFLE)

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY