Solitaire ou solidaire ? Le dilemme de l’artiste dans la nouvelle d’Albert Camus « Jonas ou l’artiste au travail »

I. Le propos

Dans la nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail« , nous pouvons constater tout de suite la présence de deux sentiments qui vont perdurer tout au long du récit : celui d’être « solitaire » et celui d’être « solidaire ».

Ces deux mots cohabitent, chez Jonas, tout en marquant une polarité.

Chez Jonas, le sentiment d’être tout à la fois « solitaire » et « solidaire » est présent dès le début du récit. Nous pouvons noter chez lui une certaine prédisposition à la solitude.
Cette « solitude » vécue va être parallèle à un sentiment de « solidarité », en même temps qu’elle va se transformer, au fur et à mesure qu’on avance dans le récit, en « solidarité » affirmée.

Le but de notre étude de « Jonas ou l’artiste au travail », est de parvenir à démontrer les mécanismes qui amènent Jonas à se réfugier dans une sorte de faux plafond afin de se sortir d’une situation personnelle qui l’a détruit.

Est-il donc solitaire ou solidaire ? Mais peut-être, au fond, n’a-t-il jamais été qu’un rêveur ?  « Solitaire » et « solidaire »: ces deux mots s’insèrent dans un ensemble qui met en lumière leur interdépendance dans le récit.

L’étude comportera tout ce qui est révélateur du caractère « solitaire » et du caractère « solidaire », par rapport au passé de Jonas (son enfance, ses parents, son ami Rateau, et la famille de ce dernier) et par rapport à son entourage à l’âge adulte (sa femme Louise, son ami Rateau, les disciples), et tous les lieux possibles qui mènent Jonas à cet état particulier qui précipite inexorablement le héros vers sa fin.

Une deuxième partie, toujours dans le cadre du thème « solitaire »-« solidaire », comportera une tentative d’élucidation des éléments symboliques qui sont insérés dans le récit et qui représentent, notamment, une forme obscure du sentiment religieux.

II. Le thème « solitaire » et le thème « solidaire » dans la nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail ».

 

A. Introduction

Il s’agit, d’une part, de relever tout ce qui a trait au fait d’être solitaire et tout ce qui touche le fait d’être solidaire tout au long du récit. D’autre part, on analysera le « pourquoi » et le « comment » du mécanisme qui joint, chez Jonas, le terme « solitaire » et le terme « solidaire », et les états de conscience par lesquels passe Jonas.

B. Les éléments « solitaire » et « solidaire »

Dès le début de la nouvelle, on peut constater que Jonas est un être solitaire. Toute son enfance a été solitaire, il était fils unique (1)

« Il nourrissait ainsi une tendre reconnaissance à l’endroit de ses parents, d’abord parce qu’ils l’avaient élevé distraitement, ce qui lui avait fourni le loisir de la rêverie, ensuite parce qu’ils s’étaient séparés pour raison d’adultère » (J. 104).

« Leurs attentions redoublaient et l’enfant n’avait alors plus rien à désirer. » (J. 105)

En revanche, Jonas peut toujours compter sur son ami d’enfance, Rateau, qui constitue un élément solidaire pendant tout le récit :

« Les parents de Rateau invitaient souvent son petit camarade de Lycée parce qu’ils plaignaient son infortune » (J. 105).

La famille Rateau éprouve un sentiment tout à fait sincère et solidaire envers Jonas, c’est-à-dire « une responsabilité solidaire ».

La différence qui s’établit entre les deux personnalités, celle de Jonas et celle de Rateau, est latente :

Rateau (ACTIF) :
– « Rateau, qui réussissait, mais à force du poignet, dans tout ce qu’il entre­prenait« … (J. 104)

Tout cela révèle l’esprit lutteur et anticonformiste de Rateau.

vs

Jonas (PASSIF)
-« Il croyait en son étoile. Il ne croyait d’ailleurs qu’en elle. » (J. 103)
« … consacrera bientôt ses journées à peindre, toujours sans effort, excella dans cet exercice« … (J. 106)

Au contraire, Jonas n’est pas un véritable lutteur. Il est plutôt conformiste.

Rateau constitue un élément actif dans le récit, c’est le personnage « solidaire » par excellence, qui se manifeste tout au long du récit.

L’autre personnage qui, avec Rateau, ne quitte pas Jonas, est Louise. Louise, la sage épouse de Jonas, est également un élément actif dans le récit:

« La vocation de Louise était l’activité » (J. 106)

Tout au long du récit, Louise va s’occuper de tout; elle apparaîtra comme une femme complètement dévouée à la cause de son mari, comme une épouse solidaire:

« Louise se dévoua d’abord à la littérature, tant qu’elle crût du moins, que l’édition intéressait Jonas. Elle lisait tout, sans ordre, et devint en peu de semaines, capable de parler de tout. Jonas l’admira et se jugea définitivement dispensé de lectures puisque Louise le renseignait assez. »
(J. 107)

Louise appartient à l’univers « solidaire » de la nouvelle:

« Louise déserta la littérature dès qu’elle comprit que Jonas ne s’intéressait qu’à la peinture« . (J. 107)

Grâce à Louise, Jonas peut se plonger dans la peinture sans aucun souci :

« Oui, disait Rateau, c’est entendu. Mais elle ne peut aller chez le dentiste à ta place« . (J. 108)

Cependant, Jonas commence déjà à sacrifier tout à son art, y compris sa famille. La peinture le dévore tout entier. La tyrannie de son besoin de peindre est telle que le problème de l’espace vital l’emporte de loin sur tous les autres car l’unique passion de Jonas est la peinture. Le « solitaire » Jonas commence à connaître le succès et tout ce que comporte la gloire:

« Ce fut le moment aussi où le succès de Jonas lui valut beaucoup d’amis« . (J. 113)

Il connaît déjà le succès, la réussite, les contrats, et l’argent :

« Dès lors, il put accepter, avec humilité, ce surcroît d’honneurs« . (J. 116)

Il justifie son succès :

« C’est l’étoile, disait-il, qui va loin » (J. 116)

La vie de Jonas commence à se transformer, le processus est lancé. Le terme « solitaire », chez Jonas, va acquérir un sens plus profond que jamais, alors que le terme « solidaire » va se transformer au fur et à mesure que l’on avance dans le récit. Ces deux termes font partie du mécanisme qui entraîne Jonas dans une situation particulière.

Le succès artistique de Jonas fait de lui la cible d’invitations à déjeuner et à dîner, d’appels téléphoniques, de visites d’artistes et de critiques que les occupations laissent libres de venir chez lui aux heures où il aurait normalement dû travailler:

« Ainsi voulait le temps de Jonas, qui peignait au milieu d’amis et d’élèves installés sur des chaises maintenant disposées en rang concentriques autour du chevalet« . (J. 118)

Jonas est occupé par la peinture, par les disciples et les visites. Ainsi, son travail se ralentit de plus en plus :

« Sa réputation, par chance, grandissait d’autant plus qu’il travaillait moins« . ( J. 120)

Au milieu de toute cette foule, la solitude de Jonas est évidente; c’est un sentiment prémonitoire qui se fait désormais plus intense.

Tout à coup, Jonas se trouve confronté à sa nouvelle situation et à lui-même. Sa solitude est complète face aux autres et au monde. En définitive, sa vie est déjà bouleversée.

Jonas est victime de la mode, du succès; il est applaudi, fêté, admiré ou haï. Il se trouve en butte à des attitudes anti-solidaires :

ou bien…

« Aussi, sa réputation s’en ressentit. « Il est devenu fier, disait-on, depuis qu’il a réussi. Il ne voit plus personne« . (J. 122)

« il n’aime personne que lui« . (J. 122)

La vie de Jonas est envahie au point qu’il ne peut plus peindre.

Le résultat se devine : disciples, admirateurs, amis, ennemis veulent conduire tout droit le doux Jonas au vide, et à l’immobilité, dans une solitude incomparable et au bord de la folie :

« Il était difficile de peindre le monde et les hommes et, en même temps, vivre avec eux. »
(J. 123)

Le côté « solitaire » de Jonas est brusquement touché. Son ami Rateau s’aperçoit de la nouvelle situation de Jonas. Il se montre toujours solidaire envers son ami. Il essaye de le mettre en garde contre les nouveaux venus qui sont apparus dans la vie de Jonas.

Cependant, Jonas ne réagit pas, même si son ami s’efforce de lui faire voir la réalité.

Jonas est déjà plongé dans sa solitude. Rateau se trouve impuissant face à Jonas lorsqu’il lui demande :

« – Et toi, dit Rateau, tu existes donc ?…
« Non, je ne suis pas certain d’exister« . (J. 126)

Derrière cette phrase se cache sans doute la croyance de Jonas en son étoile; elle ne l’abandonnera jamais. Jonas n’est qu’un malheureux solitaire qui a peur, qui se sent coupable. Mais il ne fait rien pour changer d’attitude, il n’est pas encore conscient de sa situation:

« J’aime peindre. Je voudrais peindre ma vie entière, jour et nuit. N’est-ce pas une chance, cela ? » (J. 127).

La réponse de Rateau est solidaire :

« Rateau le regardait avec tendresse: « Oui, dit-il, c’est une chance«  ». (J. 127)

Il ne fait aucun doute que le côté le plus fragile de Jonas est son esprit solitaire.

C’est un solitaire qui manifeste une attitude passive face à la vie, une « passivité solitaire »:

… « mais il avait maintenant de la difficulté à peindre, même dans les moments de solitude« . (J. 128)

Il est piégé par sa propre solitude :

« Il pensait à la peinture, à sa vocation, au lieu de peindre « J’aime peindre«  ». (J. 120)

Du jour au lendemain, Jonas passe du succès au déclin. Cependant le lecteur prévoyait déjà qu’il allait tomber dans le vide et la passivité.

Le mécanisme de la conscience commence à apparaître d’une façon palpable :

« A cette époque, il peignait des ciels ».  (J. 130)

Le ciel est aussi un symbole de la conscience (2).

La prise de conscience s’est déjà produite chez Jonas; une mauvaise conscience l’envahit :

« Chaque soir, il fournissait sans trêve en bonnes excuses une mauvaise conscience qui ne le quittait pas. Il allait peindre, c’était sûr, et mieux peindre, après cette période de vide apparent« . (J. 131)

Jonas continue à croire en son étoile, et il est convaincu qu’elle doit réapparaître et l’aider à sortir du vide qui l’a envahi.

C’est le moment où Jonas commence à éprouver des difficultés à créer. C’est la naissance et le progrès des inhibitions de Jonas, celles qui se feront de plus en plus fortes (3).

La prise de conscience de Jonas marque un tournant décisif dans la nouvelle, car elle va transformer petit à petit son sentiment d’être « solitaire » en désir de se montrer « solidaire ».

Jonas traverse une phase encore « solitaire », mais avec quelques traces de son évolution vers une attitude « solidaire »:

« Simplement, il se jouissait dans le vide« … (J. 132)

Jonas est à la recherche de l’objet essentiel, de « son objet », qui va le sortir de l’impasse; mais un jour, dans les larmes de Louise, Jonas comprend que « son objet » est définitivement perdu  (4).

C’est alors que l’on découvre son ultime message :

« Parfois, il lui semblait que son ancienne force revenait. Un jour où il avait été encouragé par une de ses amies, il se décida. Il revint chez lui, essaya de travailler à nouveau dans la chambre. Mais au bout d’une heure, il rangea sa toile, sourit à Louise sans la voir et sortit« . (J. 133)

Jonas a une volonté ambiguë au moment de travailler : il a envie de peindre, puis soudain il se décourage, mais il est sûr qu’il découvrira la façon de s’en tirer, dès qu’il saura comment organiser son travail :

« Je vais peindre, il faut que je peigne« . (J. 134)

Jonas s’enferme, dans le but de travailler; il revient « chargé de planches » et se confectionne un faux-plafond où il se retire :

« A mi-hauteur de murs, il construisit un plancher pour obtenir une sorte de soupente étroite, quoique haute et profonde« . (J. 134)

Louise est à bout de forces. Elle est abattue, tout en restant « solidaire » de Jonas :

« Louise ne pouvait parler et se détourna pour cacher ses larmes« . (J. 139)

Jonas a fermement décidé de se mettre à travailler; il a tout prévu :

« Jonas, prit une lampe à pétrole, une chaise, un tabouret et un cadre. Il monta le tout dans la soupente« … (J. 135)

Cependant, Louise commence à s’inquiéter lorsque Jonas a tout arrangé afin de reprendre son travail :

« Voilà, dit-il du haut de son perchoir. Je travaillerai sans déranger personne« . (J. 135)

« Louise demanda s’il en était sûr« … (J. 135)

Le plus simple est de se réfugier dans l’immobilité, et le silence :

« Il ne peignait pas, mais il réfléchissait« . (J. 135)

Une fois installé dans la soupente, Jonas semblait avoir retrouvé la paix intérieure :

… « il écoutait son propre coeur« . (J. 135)

Jonas observe la plus grande immobilité et le silence, mais il attend son étoile qui va surgir, inaltérable :

« Brille, brille, disait-il. Ne me prive pas de ta lumière ». Elle allait briller de nouveau, il en était sûr« . (J. 136)

Un soir, Jonas décide de passer la nuit dans la soupente. Sa femme Louise est malgré tout inquiète. Elle avait toujours été dévouée à son mari. Puis elle lui dit :

« Comme tu voudras, mon chéri« . (J. 137)

Désormais, Jonas passe ses nuits dans la soupente dont il ne redescend presque plus.

Le seul qui vienne lui rendre visite, est évidemment son ami Rateau :

« Ca va? disait-il. – Le mieux du monde. – Tu travailles? – C’est tout comme – Mais tu n’as pas de toile! – Je travaille quand même. » (J. 137)

Jonas commence déjà à se libérer de tout son passé; le processus de transformation qui suit la prise de conscience a déjà été déclenché.

Un autre soir, Jonas appelle Rateau afin de lui demander une toile. Jonas lui indique qu’il va travailler. Rateau communique à Louise toute son inquiétude qui est évidemment partagée par Louise. Elle se montre toujours et malgré tout « solidaire » envers son mari mais son angoisse et sa crainte se manifestent de toute évidence et son inquiétude se transforme en panique. Cependant elle tient toujours le coup :

« Ah! si je pouvais travailler à sa place! – Elle faisait face à Rateau, malheureuse. « Je ne peux vivre sans lui« . (J. 138)·

Rateau et Louise sont confrontés à la terrible et fatale attitude passive de Jonas, même s’ils restent « solidaires » de lui. Rateau et Louise sont plongés dans la confusion quand ils apprennent que Jonas reste immobile dans la soupente. C’est devenu un véritable cauchemar pour tous les deux. Jonas vit en dehors de tout cela. Une belle journée commence mais Jonas ne s’en aperçoit pas. Cependant, il continue, paralysé à se terrer dans sa soupente. C’est pour lui le ventre : il a régressé jusqu’à une sorte de stade « intra-utérin », c’est son espace à lui; ainsi il est à l’abri du monde extérieur (5).

La soupente est justement le lieu de réflexion et de transformation de Jonas : « le « ventre » est lieu de transformations, le ventre est refuge, la chaleur du ventre facilite toutes les transformations » (Dictionnaire de symboles, J. Chevalier, p. 791).

L’importance de la soupente dans le récit est capitale, car c’est l’endroit o la métamorphose de  »solitaire » en « solidaire » se produit.

Jonas attend impassible…, il adopte l’attitude du stylite :

« Epuisé, il attendait, assis, les mains offertes sur les genoux« . (J. 138)

Jonas a déjà franchi l’étape de la prise de conscience et il a compris que  »son objet » est perdu. C’est pourquoi ses tortures vont disparaître à jamais. Jonas est soulagé car le grand vide qui l’habitait s’est désormais transformé en joie et satisfaction. Tout cela constitue, sans aucun doute, l’acceptation du réel; en conséquence, on peut déjà affirmer que Jonas est tout près d’être « solidaire » avec lui-même :

« Il se disait que maintenant il ne travaillerait plus jamais, il était heureux« . (J. 138)

Le processus va être définitivement achevé. Jonas écoute les siens, les bruits de sa maison, les rires des enfants…, il écoute la belle rumeur que font les hommes, car le monde est là.

Son étoile n’est plus la même, elle aussi a subi une transformation, elle est désormais spirituelle et intérieure. Elle a toujours exercé une forte influence sur Jonas. L’étoile constitue chez lui une idée fixe jusqu’à la fin :

… « là n’était-ce pas son étoile qui brillait toujours ? » (J.139)

Jonas, à la vue extatique de son étoile, s’écroule sur le plancher de sa soupente…, sans bruit, il faut le coucher, appeler le médecin: (« ce n’est rien, du surmenage« ).

Mais dans l’autre pièce :

… « Rateau regardait la toile, entièrement blanche, au centre de laquelle Jonas avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire SOLITAIRE ou SOLITAIRE« .  (J. 139)

La transformation de l’élément « solitaire » en élément « solidaire » est achevée.

A partir de ce fait, on peut établir deux polarités :

  • Jonas regardait son étoile… (lorsqu’il tombe de la soupente)

vs

  • Rateau regardait la toile (qui était blanche)

Rateau représente le réel, le concret de la toile blanche, tandis que Jonas représente le spirituel.

On a parfaitement vu l’évolution du processus qui transforme Jonas de « solitaire » en « solidaire ». Justement, c’est lorsqu’il s’écroule de la soupente, (c’est-à-dire du ventre), qu’une nouvelle étape commence.

C’est alors qu’une confrontation entre « l’étoile » et « la toile » s’impose:

  • TOILE
    Matériel, travail, le monde, Action, activité

vs

  • ETOILE
    Spirituel, inspiration, l’individu, réflexion, passivité

III. Essai d’élucidation des éléments symboliques

L’importance du symbolisme dans « Jonas ou l’artiste au travail » réside surtout dans quelques similitudes ou coïncidences entre les deux personnages, « Jonas » de Camus et « Jonas » le prophète de l’ancien testament.

On établira un parallélisme entre ces deux personnages toujours dans un contexte purement symbolique.

Tout en restant dans le domaine des symboles, il convient d’abord d’indiquer que le nom de « Jonas » signifie « colombe » (6).

La « colombe » est fondamentalement un symbole de paix, d’harmonie, d’espoir, de bonheur retrouvé (7).

Dans le cas présent, cette signification de « Jonas » s’accorde parfaitement avec le « Jonas » de Camus, car Jonas a enfin retrouvé le bonheur et la paix intérieure, et c’est pour cela qu’il est devenu « solidaire », à la fin du processus qu’on a déjà analysé.

Il est possible de comparer le fait que « Jonas », le prophète biblique qui désobéit aux volontés de son Dieu, est jeté à la mer et englouti par un monstre marin, dans les entrailles duquel il passe trois jours et trois nuits. Finalement, il est rejeté par le monstre sur un rivage.

Dans ce contexte-là, le « Jonas » de Camus passe aussi, semble­ t-il, trois jours et trois nuits dans sa soupente – qui représente le ventre – jusqu’à ce qu’il s’écroule sur le plancher de la soupente.

La similitude réside surtout dans la période de transformation que connaissent les deux personnages, l’un dans le ventre de la baleine et l’autre dans la soupente.

La soupente du « Jonas » de Camus prend la forme du ventre ou des entrailles de la baleine de « Jonas » le prophète, sorte de refuge où la transformation aura lieu.

Il nous semble que la raison pour laquelle Camus a intitulé sa nouvelle « Jonas » réside dans l’expérience intérieure du prophète dans le ventre de la baleine.

Dans les deux cas, celui de « Jonas » le prophète et celui du « Jonas » de Camus, le ventre est symbole de vie (8).

On a déjà vu que ce terme désigne aussi un lieu de réflexion et de transformation.

On aura noté une citation qui précède la nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail » et qui mentionne ce passage de la Bible :

« Jetez-moi dans la mer… car je sais que c’esr moi qui attire sur vous cette grande tempête« .

Tout laisse penser que cette phrase fait allusion à la mauvaise conscience et au sentiment de culpabilité de Jonas le prophète, qui a désobéi à Dieu. Dans le cas du « Jonas » de Camus, cette citation se rapporte à la mauvaise conscience qui avait envahi le héros lorsqu’il avait des difficultés à peindre. Cette mauvaise conscience va être présente dans le récit et va être capitale dans le processus de transformation de Jonas dont on a déjà parlé.

En conclusion, ce qu’il faut remarquer, c’est que c’est l’expérience intérieure des deux personnages (qui se passe dans le ventre et la soupente pendant trois jours et trois nuits) qui va changer leur vie.

Ce chiffre symbolique fait, bien sûr, penser à Jésus :

… « il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures » (10).

Cette dernière citation éclaire la portée symbolique de la période, de trois jours et trois nuits passée dans le ventre de la baleine et dans la soupente.

Conclusion

Au terme de cette étude, on a constaté que l’élément « solidaire » et l’élément « solitaire » se trouvent opposés tout au long de la nouvelle.

On assiste au succès de Jonas, ainsi qu’à son déclin. On observe la naissance et le progrès des inhibitions de Jonas au moment de reprendre son travail.

On voit un Jonas qui est à la recherche de son « objet » essentiel et finalement perdu. On voit un Jonas qui est réduit au silence lorsqu’il prend conscience de sa situation.

Pour finir, Jonas tente alors de sauver sa créativité en se réfugiant dans une sorte de faux-plafond qu’il s’est aménagé. C’est dans la soupente que tout va se produire, c’est-à-dire la transformation que va subir Jonas, comme suite à sa prise de conscience.

On voit un artiste qui souffre lorsqu’il a des difficultés à créer. Un artiste qui décide de s’enfermer afin de reprendre son travail. L’artiste en effet se trouve partagé entre deux polarités : d’un côté la vocation « solitaire » du créateur, et de l’autre, le caractère « solidaire » de l’individu engagé dans une histoire. Comment sortir de ce dilemme ? Il existe une opposition entre l’artiste et l’être humain, c’est-à-dire, entre un sentiment de solidarité (« solitaire ») et un sentiment de solidarité (« solidaire »). C’est cette dualité qui se manifeste chez l’artiste et dans sa création et, finalement, chez l’être humain Jonas.

Au terme de la nouvelle, le vide, le silence et l’immobilité disparaissent de la vie de Jonas:

« Le monde était encore là, jeune adorable : Jonas écoutait la belle rumeur que font les hommes. De si loin, elle ne contrariait pas cette force joyeuse en lui, son art, ces pensées qu’il ne pouvait pas dire, à jamais silencieuses, mais qui le mettaient au­ dessous de toutes choses, dans un air libre et vif » (J. 139).

Désormais, il est heureux. C’est au moment précis où il regarde son étoile qu’il tombe puis sort du ventre comme un nouveau-né.

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BIBLIOGRAPHIE

COSTES (Alain), Albert Camus ou la parole manquante, Paris, éd. Payot, 1973.

RICOEUR (Paul), Le conflit des interprétations, Paris, éd. du Seuil, 1969.

CHEVALIER (Jean) et GHEERBRANT (Alain), Dictionnaire des symboles, Paris, éd. Robert Laffont, Jupiter, 1982.

RUBENSTEIN (Richard), The Religious Imagination, 1968; trad. française:  L’imagination religieuse, Gallimard, 1971.

URECH (Edouard), Dictionnaire des symboles chrétiens, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1972.

La Bible, Alliance biblique universelle – Le Cerf, Paris, 1975.

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TABLE DES MATIERES

I. Le propos

II. Le thème « solitaire » et le thème « solidaire »
A. Introduction
B. Les éléments « solitaire » et « solidaire »

III. Essai d’élucidation des éléments symboliques

Conclusion

Bibliographie

Notes

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Notes

(1)  « L’homme est le seul être qui soit la proie de son enfance: l’homme est cet être que son enfance ne cesse de tirer en arrière« . Paul RICOEUR,  Le conflit des interprétations, p. 114.

(2) Jean CHEVALIER,  Dictionnaire des symboles, p. 198.
(3) Alain COSTES, Camus et la parole manquante, p. 207.

(4)  Alain COSTES, Camus…, op.cit.. p. 209

(5) « Le foetus dans la matrice se développe sans rencontrer de résistance ni faire le moindre effort. Cet état est aussi proche que possible de la véritable omnipotence, commencement de tout et but de toutes les pulsions : une capacité presque absolue de satisfaire sans effort et automatiquement tous les besoins de l’organisme« . Richard L. RUBENSTEIN, L’Imagination Religieuse, p. 183.

(6) A.M. GERARD, Dictionnaire de la Bible , p. 675.
(7) J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT,  Dictionnaire des symboles, op.cit, p. 211

(8) Ibid., p. 791.
(9)  La Bible. Ancien Testament, Jonas, I, 12

(10)  La Bible. Nouveau Testament, PAUL, 1, Co. 15.3.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Gema MARTINEZ ABASOLO

pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M.J-L. Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY