Les formalistes russes : Le roman et la nouvelle

Les Formalistes russes

Le roman et la nouvelle

Le roman et la nouvelle ne sont pas des formes homogènes, mais au contraire des formes profondément étrangères l’une à l’autre. C’est pourquoi ils ne se développent pas simultanément, ni avec la même intensité, dans une même littérature. Le roman est une forme syncrétique (peu importe s’il s’est développé directement à partir du recueil de nouvelles, ou s’il s’ est compliqué en intégrant des descriptions de moeurs ) ; la nouvelle est une forme fondamentale, élémentaire (ce qui ne veut pas dire primitive). Le roman vient de l’histoire, du récit de voyages ; la nouvelle vient du conte, de l’anecdote. En fait il s’agit d’une différence de principe, déter­minée par la longueur de l’oeuvre. Divers écrivains et différentes littératures cultivent ou le roman ou la nouvelle.

On construit la nouvelle sur la base d’une contradiction, d’un manque de coïncidence, d’une erreur, d’un contraste, etc. Mais cela ne suffit pas. Tout dans la nouvelle comme dans l’anecdote tend vers la conclusion. La nouvelle doit s’élancer avec impétuosité, tel un projectile jeté d’un avion pour frapper de sa pointe et avec toutes ses forces l’objectif visé. Naturellement, je ne traite ici que de la nouvelle à intrigue, laissant de côté la nouvelle-description qui carac­térise la littérature russe ainsi que le « récit direct ».

« Short story » est un terme qui sous-entend toujours une histoire et qui doit répondre à deux conditions : les dimensions réduites et l’accent mis sur la conclusion. Ces conditions créent une forme qui, dans ses buts et dans ses procédés, est entiè­rement différente de celle du roman.

Ce sont d’autres facteurs qui jouent un rôle primordial dans le roman, à savoir la technique utilisée pour ralentir l’action, pour combiner et souder des éléments hétérogènes, l’habileté à développer et à lier des épisodes, à créer des centres d’intérêt différents, à mener des intrigues parallèles, etc. Cette construction exige que la fin du roman soit un moment d’affaiblissement et non pas de renforcement; le point culminant de l’action principale doit se trouver quelque part avant la fin. Le roman se caractérise par la présence d’un épilogue, une fausse conclusion, un bilan qui ouvre une perspective ou qui raconte au lecteur la « Nachgeschichte » des personnages principaux (Cf. « Roudine » de Tourgueniev, « Guerre et Paix »). C’est pourquoi il est naturel qu’une fin inattendue soit un phénomène très rare dans le roman (et si on la trouve, elle ne témoigne que de l’influence de la nouvelle) les grandes dimensions et la diversité des épisodes empêchent un tel mode de construction, tandis que la nouvelle tend précisément vers l’inattendu du final où culmine ce qui précède. Dans le roman, une pente doit succéder au point culminant, tandis que dans la nouvelle il est plus naturel de s’arrêter au sommet que l’on a atteint. On comparera le roman à une longue promenade à travers des lieux différents, qui suppose un retour tranquille ; la nouvelle à l’escalade d’une colline, ayant pour but de nous offrir la vue qui se découvre depuis cette hauteur.

Tolstoï n’a pas pu terminer Anna Karénine par la mort d’Anna : il s’est vu obligé d’écrire une partie supplémentaire bien que ce fût très difficile  puisque le roman était centré sur le destin d’Anna. La logique de la forme romanesque demandait un prolongement : autrement le roman aurait res­semblé à une nouvelle  délayée comprenant  des personnages  et des épisodes entièrement inutiles. Cette construction a été une sorte de tour de force : on tue le personnage principal avant que le sort des autres  personnages  ne soit décidé. Ce n’est pas un hasard si d’habitude les héros atteignent la fin du roman, sauvés après avoir été à deux doigts de la mort (ce ne sont que leurs compagnons qui périssent). Le parallélisme de la construction  a aidé Tolstoï : dès le début, Lévine dispute la première place  à Anna. D’autre  part, dans les Récits de Bielkine, Pouchkine cherche précisément à faire coïncider la conclusion de la nouvelle avec le sommet de l’intrigue  afin d’obtenir l’effet d’un dénouement inattendu (cf. « La Tempête, le Marchand de cercueils »).

La nouvelle rappelle le problème qui consiste à poser une équation à  une inconnue  ; le roman est un problème à règles diverses que l’on résout à l’aide d’un système d’équa­tions à plusieurs inconnues, les constructions intermédiaires étant plus importantes que la réponse finale. La nouvelle est une énigme ; le roman correspond à la charade ou au rébus.

B. Eikhenbaum, « Sur la théorie de la prose« , in Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965, pp. 202-204.

Le dernier hommage à Marguerite YOURCENAR

Le soleil de janvier sur l’île des Monts-Déserts

 

Après les grands froids des jour précédents, le temps était exception­
nellement doux et ensoleillé ce samedi 16 janvier dans l’île des Monts-Déserts, à l’extrême nord-est des Etats-Unis, dans l’Etat du Maine. En l’église de l’Union de North East Harbor, le village où habitait Marguerite Yourcenar, on célébrait un ser­vice funèbre à sa mémoire, un mois après sa mort, et quelques jours après l’inhumation de ses cendres.

Une dernière fois. Marguerite Yourcenar avait tout organisé. Elle avait voulu une cérémonie sobre, discrète, identique à celle qui avait eu lieu, en 1979, à la mort de Grace Frick, sa compa­ gne pendant quarante ans. Ses proches, Mme Deirdre Wilson, son infirmière, et Mme Jean Lunt, sa secrétaire, l’avait inter­dite aux photographes et aux cameramen.

Le pasteur, jeune pourtant, était le même qu’en 1979. D’emblée, il indiqua que « Mar­guerite Yourcenar ayant ses pro­pres convictions, ce service serait un peu inhabituel ». On y lirait seulement les textes qu’elle avait choisis : le Sermon sur la montagne, tiré de l’évangile de Matthieu ; la première épître aux Corinthiens de saint Paul (chapi­tre XIII) ; le cantique de saint François ; deux fragments de Chang-Tzu ; quatre préceptes bouddhistes ; le poème de Ryo­ Nan, religieuse bouddhiste du dix-neuvième siècle. « Soixante­ six fois mes yeux ont contemplé les scènes changeantes de /’automne./J’ai assez parlé du clair de lune./Ne me demandez plus rien. /Mais prêtez /’oreille
aux voix des pins et des cèdres quand le vent se tait. »

« Une cérémonie très sim­ple », aurait commenté Margue­rite Yourcenar de sa voix inimita­ble. Une célébration comme elle les aimait, sachant que ce sont les plus émouvantes, en raison même de leur nudité. Dans la petite église en pierre grise, s’étaient rassemblés ses voisins
– certains la connaissaient depuis plus de quarante ans, – ses amis américains et français. Parmi eux, MM. Walter Kaiser, professeur à Harvard, traducteur de plusieurs de ses livres, Yan­nick Guillou, son éditeur chez Gallimard – qui représentait également la maison, – Marc Brossollet, son avocat parisien (il est, avec MM. Guillou et Claude Gallimard, son exécuteur litté­raire}. L’ Académie. française n’avait pas jugé bon d’être représentée. L’ambassade de France non plus…

« Dans l’éphémère de ce monde sublunaire »

L’hommage de Walter Kaiser, qui fut le seul à prendre la parole, était un modèle de mesure et de délicatesse : pas une seule phrase ampoulée, pas même un adjectif superflu :
« Aussi longtemps que, dans l’éphémère de ce monde sub­lunaire, des hommes et des femmes s’enquerront du sens de leur humanité, Marguerite Your­cenar est un des auteurs vers qui ils se tourneront pour quêter une réponse. C’est la question à laquelle elle s’est mesurée toute sa vie, la question que tous ses livres s’acharnent à élucider, a­ t-il notamment déclaré. Elle avait beaucoup réfléchi à la mort. En vérité, à ma connaissance, nul autre auteur, dans toute la litté­rature mondiale, n’a si continû­ment dépeint au plus vif l’acte de mourir [… ]. Elle savait, comme le savait Montaigne, que c’est la vie qui importe, et non la mort, Peu avant de mourir, elle avait dit : « On se doit de peiner et de lutter jusqu’à la fin amère, de nager dans le flot qui à la fois nous porte et nous emporte, tout en sachant par avance qu’il n’est d’autre issue que l’engloutissement dans l’infini de la mer béante
» Elle savait les empires éphé­mères, les amours fugitives, la terre elle-même périssable. On sentait qu’elle pensait avec Keats que ce monde est « une vallée où se forge l’âme > !, où notre intelligence ne devient âme que dans la brûlante alchimie des douleurs et des maux. Pessi­miste quant à l’avenir d’une humanité acharnée à détruire son environnement, incapable d’entendre les leçons du passé, son regard s’endeuillait au spec­tacle de ce qu’elle nommait  « le document humain, le drame de l’homme aux prises avec les forces familiales et sociales qui l’avaient fait et qui, bribe après bribe, le détruisaient » {… ] Dans cet univers de Mount-Desert dont elle était si proche et où elle avait fait sa maison, son esprit, j’en suis sûr, planera tou­jours sur monts et rivages, répandant sur cette terre la bénédiction de son affectueuse sagesse. Et en ce jour où nous lui disons au revoir, je voudrais pour elle prononcer cette ancienne formule propitiatoire qu’Hadrien sans nul doute connaissait : Sit tibi terra levis Margarita. Puisse la terre, cette terre que vous avez aimée d’une si profonde tendresse, être sur vous infini­ment légère ».

Selon le vœu de Marguerite Yourcenar, l’office a pris fin sur une phrase de son père, Michel de Crayencour : « Nous ne devrions pas nous plaindre de la disparition de cette personne ; nous devons nous réjouir qu’elle soit restée avec nous si long­temps. » Quand la neige aura fondu, rendant au cimetière­ jardin de Somesville, non loin de North East Harbor, sa verdure et ses fleurs de printemps, la petite dalle noire sous laquelle repo­sent les cendres de Marguerite Yourcenar – placées dans un châle blanc, puis dans un panier indien recouvert d’un  autre châle, le tout enveloppé dans l’étole blanche d’Yves Saint Lau­rent  qu’elle  portait  le jour  de  sa réception à l’Académie francaise – brillera de nouveau dans l’herbe avec son inscription défi­ nitive : Marguerite Yourcenar 1903-1987.

JOSYANE SAVIGNEAU.