« Le Silence de la Mer » : un itinéraire pour la nièce …

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  » But people ask, isn’t a myth a lie ? « 
CAMPBELL :

« No, mythology is not a lie, mythology is poetry, it is metaphorical. It has been well said that mythology is the penultimate truth, penultimate because the ultimate cannot be put in words. It is important to live with the experience, and therefore the knowledge, of its mystery and of your own mystery.This gives life a new radiance, a new harmony, a new splendor. Thinking in mythological terms helps to put you in accord with the inevitables of this vale of tears. You learn to recognize the positive values in what appear to be negative moments and aspects of life. The big question is whether you are going to be able to say a hearty yes to your adventure.« 

 

INTRODUCTION

 

Dans la profondeur du silence, dans la densité de la nuit, dans l’abîme des eaux, sur le territoire de la guerre, de la domination et de la peur, émerge,  » sous les silences d’antan,- comme, sous la calme surface des eaux, la mêlée des bêtes dans la mer . « 

La nièce : raison et but de ce travail. Richesse de ce personnage qui se plonge dans son mutisme et qui engendre le récit et le discours de son oncle (le narrateur) ainsi que ceux de Werner von Ebrennac (l’officier allemand) !

Son silence recèle plusieurs niveaux de lecture qui nous emmènent dans le monde mythique et par conséquent dans la sphère des codes symbolique, social, culturel, psychologique, etc.

Parallèlement à W. von Ebrennac, la nièce sillonne, elle aussi, le chemin de la transformation. Son parcours sera l’objet de notre étude.

Pour suivre l’itinéraire de la nièce, on partira d’abord du mythe de  » La Création « , nécessaire pour identifier son point de départ, le commencement de son voyage vers sa transformation.

 

 – LA CREATION

 

«  La création symbolise la fin du chaos par l’entrée dans l’univers d’une certaine forme, d’un ordre, d’une hiérarchie. L’invention est la perception d’un ordre nouveau, de nouvelles relations entre termes différents; la création, la mise en place de cet ordre par une énergie … La création au sens strict, dite a nihilo, est l’acte qui fait exister ce chaos . « 

Le premier chapitre nous installe dans la création de ce monde où vont naître les trois personnages de cette nouvelle :

  • La nièce
  • L’officier : Werner von Ebrennac
  • L’oncle (le narrateur)

La création de ce monde est présentée sous les indices suivants :

 » Il fut précédé par un grand déploiement d’appareil militaire.« 

«  Le lendemain matin, un torpédo militaire, gris et énorme, pénétra dans le jardin. « 

 » L’un d’eux mit pied à terre… Il revint, et tous, hommes et chevaux… « 

 » Pendant deux jours il ne se passa plus rien. « 

«  Puis, le matin du troisième jour, le grand torpédo revint. « 

«  Il descendit et s’adressant à ma nièce dans un français correct demanda des draps. « 

Bien que l’auteur précise que nous sommes au «  matin du troisième jour « (ce qui donc, en termes de temps, correspond à trois jours), on pourra les compter différemment :
Entre  » Il fut précédé  » et  » le lendemain matin  » il y a deux jours.
Ensuite il y en a deux où «  il ne se passa rien « . Ensuite vient «  le matin du troisième jour « . Si on les compte, on obtiendra un total de sept jours.

«  Le monde ayant été créé en six jours, Dieu chôma le septième et en fit un jour saint : le sabbat n’est donc pas vraiment un repos extérieur à la création, mais son couronnement, son achèvement dans la perfection . « 

On entre dans la mise en scène car, avant, il n’y avait rien d’autre que ce que suggère le titre  : «  Le Silence de la mer « , c’est-à-dire le monde obscur et sous-marin des eaux avant l’arrivée de la lumière, des animaux, des plantes, des hommes, de la vie, du ciel et de la terre : la Création.

Cet acte de création sera suggéré dans ce premier chapitre par les éléments suivants :

· L’opposition jour vs nuit
· Le jardin : symbole du Paradis terrestre, de l’Eden où se trouvent Adam et Eve
· Les Hommes et les Chevaux vs les draps (les draps évoquent le linceul, signifiant qui renvoie à la mort). On a donc l’opposition vie vs mort)

 

 – LE TRIANGLE – TROIS – LA TRIADE

 

Les jours, les personnages, les lieux sont au nombre de trois.

 » Trois est universellement un nombre fondamental. Il exprime un ordre intellectuel et spirituel, en Dieu, dans le cosmos ou dans l’homme. Il synthétise la tri-unité de l’être vivant ou il résulte de la conjonction de 1 et de 2, produit en ce cas de l’Union du Ciel et de la Terre. C’est l’achèvement de la manifestation : l’homme, fils du Ciel et de la Terre, complète la Grande Triade. C’est d’ailleurs, pour les Chrétiens, la perfection de l’Unité divine : Dieu est UN en trois Personnes . « 

A partir de ce premier chapitre, considéré comme point de départ de la Création et sous-tendu par le nombre trois (triangle-triade), on rencontrera assez souvent ce nombre trois, tout au long de la nouvelle, dans son aspect symbolique.

· Le matériel vs le spirituel (ex. le besoin et la recherche de Werner von Ebrennac vs la Cathédrale de Chartres).
· L’Union du Ciel et de la Terre (ex. l’attente du mariage entre la France et l’Allemagne, entre la nièce et Werner von Ebrennac).
· Trois personnages pour former l’Unité divine, la perfection : l’union idéale recherchée par chacun d’eux.

L’auteur, en créant cette triade, donne naissance à cette union.
La nièce, initiatrice, ouvre la porte à cette union, la laissant entrer, la désirant.
W. von Ebrennac fait de cette union une prison pour pouvoir se libérer.

« Trois frères également sont les maîtres de l’univers : Zeus, le Ciel et la Terre ; Poséidon, les Océans ; Hadès, les Enfers . »

1. Ciel et Terre ( l’Union recherchée) ;
2. Les Océans (la mer, le monde sous-marin, les bêtes, la création, les eaux amniotiques) ;
3. Les Enfers (Chapitre 8) :  » Vous voyez bien ! Vous voyez combien vous l’aimez! Voilà le grand Péril  » [le mot  » Péril  » est écrit avec une majuscule afin de personnaliser le Mal, Satan].

  • La peste, allégorie de la mort :

 » Mais nous guérirons l’Europe de cette peste « .

La peste symbolise le Mal, c’est la Bête de l’Apocalypse, c’est-à-dire Satan.
La « peste brune » est le signifiant qui renvoie aux Nazis, au Nazisme (en raison de la couleur de leur uniforme).

 » Demain, je suis autorisé à me mettre en route. Je crus voir sur ses lèvres un fantôme de sourire quand il précisa : Pour l’enfer. »

  • Le rire nous renvoie aussi à un signifiant satanique :

 » Ils ont ri de moi  » (chap. 8)

 » La formation par trois est, avec le carré, et d’ailleurs en conjonction avec lui, la base de l’organisation urbaine et militaire  » :

Dans le premier chapitre, l’auteur nous place sur le terrain belliqueux :  » déploiement d’appareil militaire, troufions, torpédo, etc.  » qui, ensuite devient une organisation urbaine : il y a mise en scène de l’espace « usurpé, » « occupé « , et aussi sa transformation (transformation de l’atelier en centre d’opérations par les soldats allemands).

 » Pour Allenby également, le ternaire est le nombre de l’organisation, de l’activité, de la création « 

  • Le cri :

 » De même, le héros qui part à la rencontre d’un démon déclare à ses amis qu’il poussera trois cris: le premier, en voyant le démon ; le deuxième, lors de sa lutte avec lui ; le troisième, au moment de la victoire . « 

Il faudra noter, dans le chapitre 8, le cri de W. von Ebrennac :

 » Et sa voix…fit vibrer .. le cri dont l’ultime syllabe traînait comme une frémissante plainte : – Nevermore ! « 

«  Le triangle… a le plus souvent une signification féminine  » (cf. la mer, la France, la mère, etc.).  » D’une manière générale, des termes du ternaire, le premier correspond à l’esprit, le second à l’âme et le troisième au corps  » (cf. Chap. 4 :  » Toute cette maison a une âme « .  » Tant de choses remuent ensemble dans l’âme d’un Allemand, même le meilleur.  » Et, au chapitre 8 :  » – C’est le Combat, – le Grand Bataille du Temporel contre le Spirituel« )

 » Les psychanalystes voient avec Freud un symbole sexuel dans le nombre trois …. comme une triade, dans laquelle apparaissent les rôles de Père, de Mère et d’Enfant.  » (cf. chap. V :  » il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels « )

 » Le dogme de la Trinité »..

 » Trois désigne encore les niveaux de la vie humaine : matériel, rationnel, spirituel ou divin, ainsi que les trois phases de l’évolution mystique: purgative, illuminative, unitive« 

On ne connaîtra jamais son nom parce qu’elle est une et plusieurs …

 

 – UN ITINERAIRE POUR LA NIECE

 

La nièce vit avec son oncle dans un village de France. On le sait parce que, au chapitre VII, W. von Ebrennac dit :

 » Je serai absent pour deux semaines. Je me réjouis d’aller à Paris. « 

La description de la maison, du jardin et du vieux bâtiment nous font penser à la campagne française. On peut établir certaines caractéristiques de ce milieu :
– Vie rurale vs vie citadine (rythme, mentalité, besoins, etc.)
– Archétype de la fille campagnarde vs archétype de la fille citadine.

On a très peu d’information au sujet de la nièce : quelles sont ses origines ? Qui sont ses parents ? Pourquoi vit-elle avec son oncle ? Autant de questions sans réponses. Par contre, on la sait jeune, française, célibataire, musicienne et femme au foyer. Elle fait probablement le ménage dans la maison, sert son oncle ; c’est une espèce de gouvernante. De sa personnalité la marque la plus remarquable est son silence.

A propos du féminin, Fernando Risquez, psychiatre vénézuélien, affirme :

 » soit il est la demoiselle et elle peut être kidnappée, violée ou marquée : on l’appelle Kore ; ou bien le féminin est la mère, engrossée, remplie à maturité, et on l’appelle Déméter . « 

 » Toute femme est un trèfle à trois feuilles : l’une s’appelle Déméter, la mère ; l’autre Kore, la fille, le rejeton ; le troisième s’appelle Hécate, la charmante, la sorcière . « 

  • DEMETER : LA MERE
  • KORE-LA FILLE
  • HECATE-LA SORCIERE-LA CHARMANTE

DEMETER+KORE : MERE+ FILLE = VIE

KORE+INTRUS+VIRILITE = MORT

Le destin de la nièce est celui d’une demoiselle qui habite à la campagne, ce qui nous renvoie à l’archétype d’ARTEMIS (Diane ; pour Risquez : Kore).

 » Vierge ombrageuse et vindicative … elle châtie cruellement quiconque manque d’égards envers elle, le transformant, par exemple, en cerf qu’elle fait dévorer par ses chiens « 

La nièce est le désir contenu. Elle ne l’exprime jamais, mais on le connaît à travers ce que nous en dit son oncle :

 » Il regardait ma nièce, le pur profil têtu et fermé, en silence et avec une insistance grave … Ma nièce le sentait. Je la voyais légèrement rougir…  »
(Chapitre 4)

En réalité, le regard de W. von Ebrennac la dévoile, lui fait sentir ce qu’elle essaie de (se) cacher. Mais au fond, comme Artémis, une fois que quelqu’un l’a regardée, elle le fait dévorer par ses chiens (à noter que ce n’est pas elle qui tue, ce sont ses chiens).

La nièce est la déesse-demoiselle (Diane, qui symbolise les aspects virginaux). Ceci nous renvoie, dans le contexte du judéo christianisme, à la Vierge. Dans toutes les cultures, en effet, on observe la mutation de la déesse-demoiselle en la déesse-mère (qui distingue la demoiselle seule, telle la vierge, celle-ci étant prête à se marier car elle a la faculté de prendre un homme pour mari, et d’avoir ensuite un enfant de lui).

Ces images sont des archétypes de l’initiation.

 

– LA NIECE-INITIATRICE

 

 –  » Ce fut ma nièce qui alla ouvrir quand on frappa « (chapitre 2)

 –  » Ma nièce avait ouvert la porte et restait silencieuse » (ibidem)

 –  » Je pourrais maintenant monter à ma chambre, dit-il. Mais je ne connais pas le chemin. Ma nièce ouvrit la porte qui donne sur le petit escalier et commença de gravir les marches, sans un regard pour l’officier … L’officier la suivit.  » (ibidem).

C’est la nièce qui prend au départ la responsabilité d’accueillir W. von Ebrennac et aussi de l’emmener dans son labyrinthe. En assumant cette tâche, elle l’introduit (elle l’initie) dans son procès de transformation, de métamorphose.

« Sens de  » téleutaî «  : faire mourir. Initier, c’est d’une certaine façon mourir, provoquer la mort… L’initié franchit le rideau de feu qui sépare le profane du sacré; il passe d’un monde à un autre et subit de ce fait une transformation – la mort initiatique préfigure la mort, qui doit être considérée comme l’initiation essentielle pour accéder à une vie nouvelle« 

Tout au long de la nouvelle, on peut suivre cette transformation de W. von Ebrennac, l’initié, pour atteindre la purification.

 –  » Mais elle a du coeur, oui, elle a une âme qui aspire à s’élever. Si la Belle voulait !  » (chapitre 4)

  • LA NIECE : PENELOPE

Dans le même chapitre II, une fois que la nièce a conduit l’officier von Ebrennac jusqu’à sa chambre et qu’elle revient dans la pièce, elle abandonne son rôle d’initiatrice, maintenant accompli, pour se couler dans le rôle de Pénélope et de Cassandre.

 –  » Il frappa, mais n’attendit pas que ma nièce lui ouvrît. Il ouvrit lui-même « (chap. 3)

 –  » Elle attira sur ses genoux ma veste de velours et termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre  » (chapitre 2)

Pénélope est la femme d’Ulysse. Pendant qu’elle attendait son retour de la guerre, elle s’est mise à tisser. Le travail qu’elle avait fait le jour, elle le défaisait la nuit.

 » Elle est presque la seule parmi les femmes des héros ayant participé à la prise de Troie, qui n’ait pas succombé aux démons de l’absence « 

Il faut également souligner que Pénélope tissait le linceul de Laerte. La mort est ici présente.

L’attente de la nièce pourrait être comprise comme celle de la jeune fille qui espère le jour où le vrai amour frappera à sa porte pour, comme nous l’indiquions plus haut, passer de son état de Kore, la demoiselle, à celui de Démêter, la mère, – ou bien comme celle de la femme qui attend fidèlement la libération de la France dans son amour fidèle pour son pays. Elle est habitée par une exigence éthique qui la dépasse – ce qui se manifeste tant dans son attitude vis-à-vis de son oncle que vis-à-vis d’elle-même, comme dans sa lutte contre ses propres désirs.

La nièce tricote du chapitre II jusqu’au chapitre VIII, filant toujours le fil conducteur, celui de la nouvelle et celui de Werner von Ebrennac : le fil du retour en arrière, dans un processus de régression jusqu’à une nouvelle naissance, comme pour un retour a l’état fétal dans le ventre d’une mère.

  • Le fil nous renvoie aussi à ARIANE :

«  Lorsque Thésée vint en Crète pour lutter contre le Minotaure, Ariane le vit et conçut pour lui un violent amour. Pour lui permettre de retrouver son chemin dans le Labyrinthe, prison du Minotaure, elle lui donna un peloton de fil, qu’il déroula, ce qui lui indiqua la voie du retour . « 

  • La nièce évoque Pénélope et son attente, mais elle fait aussi songer à Ariane, une Ariane qui donnerait à W. von Ebrennac le peloton de fil ; en outre, telle CASSSANDRE qui devinait l’avenir, elle semble entrevoir celui de W. von Ebrennac. Au chapitre II, en effet, nous lisons :

 –  » elle termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre. « 

C’est bien du monde invisible (vs le monde visible) qu’il est question, de la projection dans le futur : il va mourir.

  • On pourrait donc également évoquer LES PARQUES.

Les exemples suivants montrent l’évolution du personnage :

 –   » Elle attira sur ses genoux ma veste de velours et termina la pièce invisible qu’elle avait commencé d’y coudre  » (chap. 2) = PENELOPE-CASSANDRE.

 –  » Ma nièce tricotait lentement, d’un air très appliqué « 

–  » … Ma nièce tricotait avec une vivacité mécanique  » (chap. 3) = PENELOPE.

 –  » Ses doigts tiraient un peu trop vivement, trop sèchement sur l’aiguille, au risque de rompre le fil.  » (chap. 4) = PENELOPE-ARIANE.

 – «  Il attendit, pour continuer, que ma nièce eût enfilé de nouveau le fil, qu’elle venait de casser. » ( chap. 6) = PENELOPE-ARIANE.

 – «  Je dois vous adresser des paroles graves. Ma nièce lui faisait face, mais elle baissait la tête. Elle enroulait autour de ses doigts la laine d’une pelote, tandis que la pelote se défaisait en roulant sur le tapis; ce travail absurde était le seul sans doute qui pût encore s’accorder à son attention abolie – et lui épargner la honte.  » (Chap.8) = PENELOPE-ARIANE.

  • On pourrait également songer à ANTIGONE guidant Œdipe, son père aveugle. On sait à travers les indices qui nous sont donnés par l’auteur que W.von Ebrennac est une métaphore d’OEdipe à cause de sa  » jambe raide  » (Chap. 2) et parce qu’on le voit aussi, au chapitre VIII,  » écrasant ses paupières sous les petits doigts allongés « .

Cette image mythique nous renvoie, d’autre part, au  » complexe d’Œdipe « , ce qui nous ramène à la triade : mère-fils-père afin d’expliquer l’élément dynamique de l’activité psychique inconsciente, les pulsions inconscientes.

 

 – LA NIECE : VESTA (HESTIA)

 

Jusqu’à maintenant, la nièce a accompli ses différentes missions à travers la figure intertextuelle de déesses qui, pour une raison ou une autre, sont liées à l’idée de féminité, étant donné que leur objet est en rapport avec la masculinité (Pénélope qui attend Ulysse, Ariane et son violent amour pour Thésée, etc.).

Hestia, quant à elle,  » personnification romaine du feu sacré, celui du foyer domestique, comme celui de la cité  » symbolise la féminité, mais sans aucun rapport avec la masculinité. Pour personnifier le feu, elle n’a pas de forme, elle couvre sa féminité . Elle est ronde comme la terre et dans son centre vit le feu qui réchauffe. Par opposition au feu de l’Enfer, le feu de Hestia est doux, donne du confort, est permanent comme la vie. Enfin, ce feu cuit les aliments : elle est donc aussi la nourriture.

Cette dernière caractéristique nous fait songer au  » Triangle Culinaire  » de Claude Lévi-Strauss, qui nous dit :  » Le cuit est une transformation culturelle du cru « , ce qui est l’une des caractéristiques de Hestia. Elle aussi  » entretient la vie nourricière sans être fécondante ; elle est servie par un collège de dix vierges, soumises à des interdits très stricts (dont la violation entraîne la mort ) « .

 –  » J’étais très mouillé et ma chambre est très froide. Je me chaufferai quelques minutes à votre feu  » (chap. 3).

 – «  Où est la différence entre un feu de chez moi et celui-ci ? Bien sûr le bois, la flamme, la cheminée se ressemblent. Mais non la lumière…  » (chap. 4)

 –  » Il…offrit son visage à la flamme  » (chap. 5)

A travers ces exemples, nous pouvons reconnaître les caractéristiques de Hestia : le réchauffement de l’âme, le feu qui ne s’éteint jamais, la permanence de la mère-patrie toujours prête à accueillir ses enfants.

Malgré la situation, la France maintient le feu sacré allumé. La nièce est consacrée au culte de la patrie. Elle est la gardienne de la flamme. Son moral ne faiblira pas.

 – L’ange de l’Eternel

La flamme nous renvoie également à l’ange de l’Eternel qui a fait son apparition devant Moïse sous la forme d’une flamme au milieu d’un buisson (le buisson ardent). La mission confiée à Moïse est de faire sortir d’Egypte les enfants d’Israël (la Libération). C’est après que Moïse recevra les Dix Commandements. Or ces dix commandements, on les retrouvera imprimés sur les épaules de la nièce :

 –  » Ma nièce avait couvert ses épaules d’un carré de soie imprimé où dix mains …  » (chapitre 8)

Le dixième commandement est celui qui dit :  » Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain. « 

C’est la révélation de la vérité qui accuse les Nazis d’arracher à la France ses biens :

 –  » Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance : son âme aussi…Aucun livre français ne peut plus passer…  » (chap. 8)

On trouve encore, dans le même chapitre :

 – «  Il regardait, avec une fixité lamentable l‘ange de bois sculpté au-dessus de la fenêtre, l’ange extatique et souriant, lumineux de tranquillité céleste « .

C’est l’ange de l’Eternel sous la forme d’une flamme qui est apparu au milieu d’un buisson (le bois). C’est la même lumière qui, peu après, prend de la force quand la nièce regarde W. von Ebennac pour la première fois :

 –  » … comme si ses yeux n’eussent pas pu supporter cette lumière « .

Et, finalement, l’auteur se demande :

 –  » Quels étaient ce soir, – ce soir – les commandements de la dignité ? « 

Pour ne pas avoir observé la Loi morale – les dix commandements et notamment le dixième – , von Ebrennac est puni et condamné à la mort.

 

 – LA NIECE-MERE SPIRITUELLE et LA CATHEDRALE DE CHARTRES

 

 –  » Je crois que les Français doivent éprouver la même chose, devant la cathédrale de Chartres. Ils doivent aussi sentir tout contre eux la présence des ancêtres, – la grâce de leur âme, la grandeur de leur foi, et leur gentillesse. Le destin m’a conduit sur Chartres. Oh! vraiment quand elle apparaît, par-dessus les blés murs, toute bleue de lointain et transparente, immatérielle, c’est une grande émotion !  » (chap. 6)

Cette séquence non seulement comporte un côté religieux implicite, mais aussi la description de la cathédrale correspond à celle de la nièce à la fin de ce chapitre.

Le côté religieux implicite :
On pourrait opposer de la façon suivante :

NAZISME vs JUDAISME ;

CATHEDRALE vs SYNAGOGUE ;

ANCIEN TESTAMENT vs NOUVEAU TESTAMENT ;

AME vs CŒUR ;

IMMATERIELLE vs MATERIELLE ;

RELIGIEUX vs CHARNEL.

En ce qui concerne la nièce, il est évident qu’elle représente la Mère de Dieu qui, dans la tradition chrétienne, est la Vierge Marie.
La nièce, en effet, amorce son parcours de vierge sainte dès le départ de la nouvelle. En cela elle se distingue d’une femme au sens terrestre.

Dans ce chapitre, on parvient au coeur de ce que représente la nièce en tant que Mère spirituelle. Elle est d’ailleurs, à plusieurs reprises, présentée comme telle :

 –  » Ma nièce avait fermé la porte et restait adossée au mur. . .  » (chap. 2)

Cette image correspond à l’une des visions de l’ Eglise qui est représentée sous les traits d’un buste de femme :

 –  » Elle est adossée à une tour formée par une seule grande pierre blanche« 

 –  » En parlant il regardait ma nièce. Il ne la regardait pas comme un homme regarde une femme, mais comme il regarde une statue.  » (chap. 3)

Le thème de la nièce-statue non seulement renforce l’idée première de froideur face aux événements, mais suggère aussi l’image statique d’une statue sainte que l’on regarde avec les yeux de la foi religieuse et non pas avec ceux de la séduction :

 –  » … il regardait la nuque de ma nièce penchée sur l’ouvrage, la nuque frêle et pâle d’où les cheveux s’élevaient en torsades de sombre acajou « 

La nièce = la France. Les blés mûrs = les cheveux s’élevaient (blonds) vers le ciel.
La nièce = la cathédrale
La cathédrale =  » transparente  » +  » immatérielle  » ; de même la nièce =  » pâle  » +  » frêle  »
Les cheveux de la nièce = sombre acajou = terre

La relation nièce = «  blés mûrs  » nous renvoie, par le biais de l’intertexte, à sa qualité de Déméter, déesse des moissons.

 » A travers ce grain de blé, les époptes honoraient Déméter, la déesse de la fécondité et l’initiatrice aux mystères de la vie. (…) Le sein maternel et le sein de la terre ont été souvent comparés « .

Ce symbolisme rappelle celui du chapitre V, lorsque W. von Ebrennac dit :

 –  » Il faut la boire à son sein, il faut qu’elle vous offre son sein dans un mouvement et un sentiment maternels. « 

La relation nièce =  » blés mûrs  » renforce aussi l’idée de la mort et de la renaissance manifeste tout au long de la nouvelle.

  • L’espace de la Cathédrale, ce monde qui relie le terrestre au spirituel, n’est possible que grâce à la manifestation des ANGES, les intermédiaires entre Dieu et le monde.

La nièce appartient au monde supérieur, elle est, une fois de plus, dépassée et transcendée par son rôle ; elle est, elle aussi, intermédiaire, messagère de la spiritualité dans un monde inférieur ravagé par la guerre.

L’ange conduit et montre le chemin comme le fait aussi la nièce.

  • De même que les anges, les OISEAUX servent de symboles aux relations entre le ciel et la terre :

 » En grec, le mot même a pu être synonyme de présage et de message du ciel « 

La nièce, en se transformant en  » grand-duc « , apporte le message :  » il va partir  » et le présage : il va mourir –  » Adieu « . En effet, les deux moments où l’auteur fait référence au « grand-duc » sont placés avant qu’elle ne dise :  » Il va partir… « 

 

 – LA BELLE ET LA BETE

La nièce, comme dans les contes de fées, incarne le rôle de la Belle, prisonnière de la Bête. Cette présentation permet à l’auteur de symboliser les deux figures de la Belle, c’est-à-dire de la nièce : la France prisonnière de l’ennemi, les Allemands ; la nièce prisonnière de ses désirs, de ses sentiments.

 – «  Pauvre Belle! La Bête la tient à merci – impuissante et prisonnière…  » (chap.4)

Elle est prisonnière dans un «  château « , mot qui présente trois niveaux de signification :

  • ·Château : d’habitude situé sur les hauteurs d’une colline = relation dominant vs dominé. Le pouvoir :

 – «  Ici c’est un beaucoup plus beau château  » (chap. 2) Idée de protection

  • Château des contes de fées où les belles jeunes filles attendent leur Prince Charmant :

 –  » C’est maintenant un chevalier très beau et très pur…  » (chap 4)

  • Château :  » Ce que protège le château, c’est la transcendance du spirituel . « 

La jeune fille allemande à laquelle W. von Ebrennac fait référence dans le chapitre 6 vit aussi dans un château, mais il la rejette parce qu’elle n’est pas la femme qui pourra défaire le sortilège. Mais la Belle, elle, le pourra car elle a le pouvoir de transformer la Bête.

  • La nièce fait également songer à HECATE, déesse  » présidant aux apparitions des fantômes et aux sortilèges.. ses pouvoirs son redoutables la nuit, à la trouble lumière de la lune avec laquelle elle s’identifie ; elle est liée aux cultes de la fertilité « 

Finalement, leur union a lieu :

 –  » Leurs enfant, qui additionnent et mêlent les dons de leur parents, sont le plus beaux que la terre ait portés  » (chap. 4)

A travers la figure (profane) de la Belle, la nièce accomplit pour la première fois son rôle de mère qui fait surgir de son ventre la naissance ; en cela elle s’oppose à la mère-vierge spirituelle.

 

CONCLUSION

Partis du mythe de la Création, nous entrons dans la perception d’un ordre nouveau qui a pour objet la création d’un monde à partir du  » Silence de la mer « . Ce silence, où habite la tranquillité, attend d’être pénétré par le chaos. C’est la création du Féminin qui provoque celle du Masculin. Mer, mère, terre :  » elles sont les réceptacles et matrices de la vie « .

La création est nécessaire pour pouvoir ensuite évoquer les déesses qui vont essayer d’amener, de guider (le héros) vers le Bien par un chemin juste. En sachant que, quand on arrive au terme de l’évolution, à la fin du parcours, de ce qu’on doit apprendre, nous attend la mort pour renaître de nouveau. C’est le mythe du retour à l’Origine où les choses se sont manifestées pour la première fois.

Vercors met en scène cette création et confie à la nièce la responsabilité d’accomplir la mission.

L’itinéraire de la nièce consiste à guider la destinée de W. von Ebrennac jusqu’à sa transformation, en même temps qu’elle subit la sienne propre. En effet, elle passe de la Demoiselle (Kore, la fille, Diane, Artémis) à l’Initiatrice (Pénélope, Cassandre, Ariane, Antigone, la Belle, le grand-duc , la Vierge, Hestia) pour finalement devenir la Mère dans tous les sens du terme. Sa maternité – comme toutes les autres formes qu’elle revêt – la dépasse. Et c’est pour cette raison qu’il n’est pas nécessaire de la concrétiser (en lui donnant une existence réelle) parce qu’elle existe par soi-même : la Vierge Marie a eu son Enfant sans être fécondée. De même, la nièce, sur le terrain du matériel, est mère potentielle ; sur le terrain de l’immatériel, elle est la mère de tous. A jamais sa flamme, sa chaleur demeurent. La femme est la seule qui puisse transformer le sang en lait maternel :

 – «  Il était parti quand, le lendemain, je descendis prendre ma tasse de lait matinale. Ma nièce avait préparé le déjeuner …  » (chap. 8)

Sur son chemin elle a été fécondée par l’amour, c’est pourquoi, à la fin, elle ne sera plus la même. Le seul mot qu’elle prononce annonce la mort et la Libération :

 –  » – Adieu  » (  = à Dieu ?  ).

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BIBLIOGRAPHIE

CAMPBELL, Joseph with MOYERS, Bill, The Power of Myth, New York, Doubleday,1988.

RISQUEZ, FERNANDO, Aproximaciôn a la Feminidad, Caracas, Editorial Arte, 1985.

DICTIONNAIRE DE LA MYTHOLOGIE Grecque et Romaine, 8e édition, Paris,
1986.

CHEVALIER, Jean et GHERBRANT, Alain, Dictionnaire des Symboles, Mythes, Rêves, Coutumes, Gestes, Formes, Figures, Couleurs, Nombres, Paris, Laffont/Jupiter, 1969 et 1982, collection  » Bouquins « .

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TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

LA CREATION

UN ITINERAIRE POUR LA NIECE

· La Nièce Initiatrice
· La Nièce Pénélope
· La Nièce Vesta (Hestia)
· La Nièce Mère Spirituelle-Chartres

· LA BELLE ET LA BÊTE

CONCLUSION

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Marlyn CZAJKOWSKI MOYERS dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Certificat d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY