« Vanina Vanini »

1.    Analyse sémiotique

 

1.1.   L’axe sémantique

 

La structure générale du récit s’inscrit sur un axe sémantique qui définit les trois principaux moments du récit : la situation initiale et la situation finale, marqués par les articulations S et S’ et la transformation qui se produit à un moment donné « t ».

s ———————————->      t      ———————————>  S’

C’est la situation finale qui commande toute la chaîne des événements du récit. Elle a une place fixe dans l’ordre textuel et c’est par rapport à elle que nous devons apprécier la situation initiale.

1.2.   La structure générale du récit

 

Pour constituer l’axe sémantique de nos deux séquences choisies (la première et la dernière), nous comparerons la situation finale (contenu posé) avec la situation initiale (contenu inversé). Ensuite, nous présenterons l’axe sémantique de tout le récit, ce qui nous permettra de montrer les analogies et les différences entre les deux séquences choisies. Cela nous aidera à faire une analyse plus  profonde.

***
 – L’axe sémantique de la 1ère séquence :

 

S ——————————–>   ———————————-> S’

 

 S : Vanina cherche son Objet de désir ( vivre une passion )

t : les événements du bal ( « … une nouvelle se répandit … un jeune carbonaro, détenu au fort Saint-Ange… » )    ——— ->

S’ : Vanina trouve son Objet du désir ( l’amour-passion )

 

­Dysphorie (S V 0)  —————————–> Euphorie (S/\O)

S : Vanina Vanini

O : l’amour-passion

SVO = situation de disjonction

S/ O = situation de conjonction


  • Contenu inversé    :

Au début du texte,  Vanina cherche à vivre une passion. L’ennui et sa vie sans histoire lui pèsent et, en effet, elle veut trouver quelque  chose qui pourrait rendre sa vie plus intéressante.

« Elle accepta ensuite les invitations de quelques Anglais fort beaux et fort nobles ; leur air empesé l’ennuya. »

vs

  • Contenu posé  :

A la fin de la séquence, Vanina découvre son objet du désir : un jeune carbonaro qui vient de s’évader de prison

« qui donc pourrait vous plaire? Ce jeune carbonaro qui vient de s’échapper, lui .. .au moins celui-là a fait quelque chose de plus que de se donner la peine de naître ».

***


 – L’axe sémantique de la dernière  séquence  :
S    ——————————–  t ———————————– S’

 

S : Vanina est en conjonction avec son Objet de valeur ( l’amour-passion )

t : Les événements de la prison

S’ : Vanina perd son objet du désir (l’amour – passion)

Euphorie  —————————————————->  Dysphorie
( S /\ 0 )                                                                                                             ( S V O )

 

  • Contenu inversé :

Au début de la séquence, Vanina, cette  jeune fille de la noblesse, est encore  en harmonie avec son Objet du désir (l’amour- passion). Elle attend de rencontrer son amour (Missirilli),  pour lui avouer son acte, sa trahison. Vanina croit que Missirilli, par amour, sera prêt à quitter l’Italie avec elle.

« Missirilli l’aimait-il assez pour lui  pardonner ?…Quand la raison prenait  le dessus dans cette âme bourrelée, Vanina espérait qu’il voudrait consentir à quitter l’Italie avec elle : si elle avait péché, c’était par excès d’amour . »

  • Contenu posé :

A la fin du texte, Vanina perd son Objet du désir (l’amour-passion) car Missirilli ne peut lui pardonner son acte concernant la « vente »

« – Tiens, monstre, je ne veux rien te devoir, dit Missirilli à Vanina, en lui      jetant, autant que ses chaînes le lui permettaient, les limes et les diamants, et ils ‘éloigna rapidement. »

***


Après avoir analysé ces deux séquences,  nous allons présenter l’axe  sémantique de l’ensemble de notre texte complet.

Ainsi  nous obtenons le schéma  suivant :

S   ———————————– t ————————————–S’

 

S : Vanina cherche son Objet du désir (vivre une passion) :

( S V O ) : Dysphorie

S’ : Vanina perd son Objet du désir (l’amour-passion) :

( S V O ) : Dysphorie

 

On voit donc que la situation initiale (qui présente une disjonction entre l’Objet du désir et le Sujet d’état), malgré toutes les transformations qui se produisent pendant le récit, redevient une situation de disjonction dans la situation finale .

***

1.3.     La segmentation du texte

1.3.1.     Le code séquentiel

 Les critères de segmentation du texte (la segmentation du texte nous permettra d’enrichir notre interprétation) :

  • Les disjonctions spatiales
  • Les disjonctions temporelles
  • Les disjonctions actorielles
  • Les disjonctions énonciatives

Selon ces critères, nous allons créer les parcours syntagmatiques de la première et de la dernière séquences.

– Première séquence :

 

Temporalité       « …  un soir du printemps… » , » Ce soir-là… ,vers minuit… »

Spatialité Rome, palais de la place de Venise, la prison de Saint-Ange, les rues de Rome Actants M. le duc de B (banquier), la princesse Vanina Vanini, le prince don Asdrubale Vanini, Livio Savelli (prince), le jeune carbonaro (Missirilli), les nobles d’Angleterre, les belles femmes de Rome Récit vs discours « Ce jeune carbonaro qui vient de s’échapper, lui répondit Vanina; au moins celui-là a fait quelque chose de plus que donner la peine de naître. »

 – Dernière séquence :

 

Temporalité …le jour qui devait décider. . ., le matin… , la soirée… , comme quatre heures sonnaient. .. , un peu après que minuit eut sonné…
Spatialité Château de San Leo, le passage à Città-Castellena, la chapelle de la prison, le petite place devant la   prison
Actants

 

 

Récit vs discours

Le geôlier, les carabiniers, Missirilli, Vanina Vanini, Livio Savelli
« Si j’aimais quelque chose sur la terre, ce serait vous, Vanina »

vs

« mais grâce à Dieu, je n’ai plus qu’un seul but dans ma vie: je mourrai en prison, ou en cherchant à donner la liberté à l’Italie. »

 

1.4. L’analyse du niveau de surface (niveau figuratif)

 

Le contenu d’un texte peut être analysé à différents niveaux de profondeur : du plus concret (figuratif) aux plus abstraits (narratif et thématique).

 

Niveaux                                                Axe sémantique


Concret  :        Figuratif                 nature —————> culture

Narratif                                                amour —————> passion

Abstrait  :       Thématique          raison —————> non-raison


L’analyse au niveau figuratif porte sur la forme et le contenu du discours.


a)  L’espace textuelDedans vs Dehors 

« . . .donnait un bal dans son nouveau palais de la place de Venise...  »,

« Dès le matin, elle s’enferma dans la chapelle de la prison»

vs

« .. .les sbires le suivaient dans les rues à la trace de son sang…. »

« .. .elle entendit de loin, sur le pavé, le pas des chevaux des carabiniers. »

« Elles s’arrêtèrent sur la petite place devant la prison…  »

 

b)  La temporalité textuelle :  Passé vs Présent

« C’était un soir du printemps de 182…  Tout Rome était en mouvement:  M. le duc de B***, ce fameux banquier donnait un bal…   tout ce que le luxe de Paris et de Londres peuvent produire de plus magnifique avait été réuni pour l’embellissement de ce palais. »

vs

« Le fait est qu’à l’approche de la mort, tous les principes religieux qui pouvaient s’accorder avec la passion pour la liberté de l’Italie avaient reparu dans le cœur du jeune carbonaro… »

 

c) Les « codes sensoriels » :   Euphorie (+)       vs      Dysphorie (-)

 

 – La Vue :

Lumière : Bal dans le palais (euphorique)

Les qualificatifs : éclat, feu, brillant, éblouir, luxe…

vs

Ténèbres : Dans la prison (dysphorique)

Les qualificatifs : sombre, soirée cruelle, noire…


 – L’ Ouïe :  La musique du bal (euphorique)

vs

                      Les bruits de la prison (dysphorique)


 – Le Toucher  :  Les attouchements délicats pendant la danse

vs

                                Un embrassement, serré dans les bras.


 1.5.     Le niveau profond

« Les structures profondes définissent la manière d’être fondamentale d’un individu ou d’une société, et par là des conditions d’existence des objets sémiotiques. A ce que nous en savons, les constituants élémentaires des structures profondes ont un statut logique définissable. » (François Rastier, Le jeu des contraintes sémiotiques).

1.5.1.     Le niveau narratif  – Le « schéma actantiel » de A.J. Greimas :

Selon Greimas, il existe trois axes différents :

l’axe du désir, l’axe de la communication et l’axe du  pouvoir.

 

  • L’axe de la communication :

Destinateur ——————Sujet———————–>Destinataire

  • L’axe du désir :

Sujet ————————-> Objet

  • L’axe du pouvoir :

Adjuvant  ——————->  Sujet <———————-Opposant

 

  • L’axe du désir : décrit la relation entre le Sujet et l’Objet

Le Sujet désire obtenir un Objet  – ou doit réaliser un mandat : (l’Objet).

Le Sujet part en quête pour accomplir son mandat. Ici nous définirons l’Objet comme un acte de vouloir.

 

  • L’axe de la communication : décrit la relation entre le Destinateur et le Destinataire.

Sur cet axe se trouve aussi l’Objet. C’est le Destinateur qui définit la mission (l’Objet, le mandat) à accomplir par le Sujet. Le Destinateur est celui qui profite du mandat. Vu par le Destinateur, l’Objet est « ce qui est communiqué » et vu par le Destinataire comme« ce qui manque ». C’est- à-dire que l’Objet joue ici un rôle comme objet de communication.

 

  • L’axe de pouvoir : décrit la relation entre l’Adjuvant et l’Opposant.

L’ Adjuvant est allié avec le Sujet et aide le Sujet à accomplir sa mission, alors que l’Opposant est le pouvoir négatif qui empêche le Sujet d’accomplir sa mission.

Dans notre texte :

L’axe du désir: Missirilli (Sujet) est conduit par son désir de libérer l’Italie (Objet).

L’axe de la communication: Le Destinateur est l’époque dans laquelle l’histoire se déroule. C’est un temps où tout est possible. Les idéaux sont l’héroïsme, le courage chevaleresque, la passion, le dévouement. Les gens vivent en croyant que tout est possible et ils sont  prêts à tout sacrifier pour accomplir leur mandat. Le héros du temps est Napoléon Bonaparte.  Le Destinataire est le peuple d’Italie.

L’axe du pouvoir : L’ Adjuvant est la force positive : la passion de Missirilli et sa fidélité à la patrie. Son amour pour Vanina (Opposant) est un pouvoir qui le distrait et peut l’empêcher d’accomplir  son mandat.

 

L’axe de la communication :

Destinateur  —————-> Sujet  ————->    Destinataire
Le temps historique              Missirilli                             L’Italie

L’axe du pouvoir :

Adjuvant    ————–>    Objet    <————–  Opposant

La passion :

>    la libération de l’Italie   <

l’amour pour la patrie                                            l’amour  pour Vanina

 

 

1.5.2.   Le niveau thématique, « le carré sémiotique » :

Selon A. Henault (1983), le carré sémiotique est  » binaire, extrêmement puissant, permet d’indexer toutes les relations différentielles qui discriminent tout effet de sens. »

Il s’agit des relations contractées et qu’il convient de définir. Prenons deux termes qui appartiennent à une même catégorie, mais qui sont des contraires, par exemple : blanc (S1) et noir (S2). Les deux sont des couleurs, mais des contraires.

Commençons avec blanc qui produit un contradictoire : non-blanc (non S1).
Premier parcours : S1 ——-> S2 ——> non-S1.

Continuons avec noir qui produit le contradictoire non-noir (non S2).

Deuxième parcours : non-S2.
S1 (blanc) qui a son contradictoire non-S1 (non-blanc) ne peut pas coexister avec S1. Cela implique ce système :

NON-S2 NON-S1

Une relation de contrariété
Une relation de complémentarité

L’axe des contraires S1 —–> S2

L’axe des subcontraires :  NON-S1 —–> NON-S2

Le schéma positif : S1 ———>NON-S1
Le schéma négatif : S2 ——–> NON-S2
La deixis positive : S1 ———> NON-S2
La deixis négative : S2 ———>NON-S1

Exemple, dans notre texte :

« Sa vanité fut choquée; il commençait à songer beaucoup à la différence de rang qui le séparait de sa maîtresse. »

Les relations dans la même classe sont préférables : le mariage est prescrit  = S 1.

Les relations en dehors de la classe sont « non­-préférables »  = non-S1

le mariage en dehors de la classe est interdit  =  S2.


Relations permises (prescrites)   vs   relations exclues (interdites)

Mariage dans sa classe (S1)   vs  Mariage en dehors de sa classe (S2)


S1 implique le premier parcours :


Mariage dans la classe (S1)

  <-vs->

Mariage en dehors de la classe (S2)

Relations non-matrimoniales dans la première classe = Non-S1 (non-interdites)


S2 implique le deuxième parcours ( le mariage en dehors de sa classe est interdit =  S2)


Mariage dans sa classe (S1)

< vs >

Mariage en dehors de sa classe (S2)

Non-S2 (non-prescrites) = Relations non-matrimoniales dans la deuxième classe

 

L’ensemble se présente ainsi :

Relations permises (prescrites) vs Relations exclues (interdites)

Mariage dans la classe (S1) vs Mariage en dehors de la classe (S2)

Non-S1 (non-interdites) vs Non-S2 (non prescrites)

Relations non-matrimoniales dans la première classe vs Relations non-matrimoniales dans la deuxième classe

***

2.     Essai d’herméneutique

« Les gens normaux sont des fous dont la névrose a bien tourné. »
Sigmund Freud ( in Psychopathologie de la vie quotidienne )

*

Lorsque nous essayons de comprendre et d’interpréter un texte, nous sommes, avant toute chose, confrontés au problème fondamental de l’herméneutique, qui est quelque part inséparable du sens même de cette approche. Nous nous rendons compte qu’il n’existe pas d’interprétation unique et juste du texte : on ne peut pas définir un point de vue précis qui nous permettrait d’affirmer avoir trouvé la «bonne» interprétation.

Selon Paul Ricoeur, l’interprétation implique et développe la compréhension; ces deux concepts sont étroitement liés. Pour comprendre la parole écrite, nous sommes toujours confrontés au problème de la distance culturelle, historique et géographique qui nous sépare du texte en question.

Il nous est difficile (à nous étudiantes de FLE) de nous baser sur les codes sociaux et symboliques du milieu culturel de Stendhal, car nos connaissances de cette époque et de cette société laissent beaucoup à désirer. De même, nous ignorons la culture écrite du moment : il nous est donc très difficile de parler d’intertextualité. Nous nous contenterons d’affirmer que toute interprétation est juste a priori, que le contexte détermine le sens du texte. Nous resterons donc dans notre contexte culturel et nous nous aventurerons dans une lecture psychanalytique de Stendhal.

La théorie et la vision de Sigmund Freud, aussi particulières qu’elles soient, ont néanmoins l’avantage d’être fort systématiques. Elle peuvent donc présenter une bonne base non-contradictoire pour une analyse herméneutique.

Nous nous référons essentiellement à l’ «Introduction à la psychanalyse», le travail fondamental du maître.
Vu le volume restreint du travail abordé, nous nous limiterons à la description du profil psychanalytique des deux héros principaux en suivant les moments importants de leurs relations : il est difficile d’expliquer tous les parallèles entre le comportement de ces personnages de Stendhal et l’explication qui est donnée par la psychanalyse. Il nous reste à croire que Stendhal et Freud étaient tous les deux de fins observateurs de la nature humaine.

Commençons par Vanina Vanini, une jeune princesse, reconnue comme étant l’une des plus belles femmes de Rome, mais qui vit dans une solitude émotionnelle certaine (1) La mère de Vanina n’est pas mentionnée dans le récit – elle est soit morte, soit totalement absente de la vie de la jeune princesse.
L’épisode, qui nous donne la première clé de l’analyse est probablement celle où Vanina rencontre pour la première fois Pietro Missirilli (le deuxième héros principal, dont nous reparlerons). Souvenons-nous qu’à ce moment Missirilli est habillé en femme, blessé, et complètement inconnu de la princesse. La sensibilité de Vanina « était vivement excitée en faveur de cette jeune femme si malheureuse » – nous indique l’auteur. Peu de temps après, elle se jette vers l’inconnue en s’écriant : « Je vous aime, je vous suis dévouée » ; ce comportement est, reconnaissons-le, plutôt curieux de la part de la maîtresse du palais.
Que pourrait dire Sigmund Freud à ce sujet?

Selon Freud, un enfant à qui manque l’amour d’un de ses parents (la mère, dans le cas de Vanina) n’est jamais sûr de satisfaire ses besoins émotionnels. Avec le développement de la personnalité, cette incertitude peut prendre des formes pathologiques – une excitation de la libido certaine, toujours indissociable de la tension psychique.
Selon Freud, la solitude ainsi qu’un nouveau visage éveillent l’angoisse et le sentiment du vide relatifs à l’absence d’un des parents. Comme l’individu n’est, en général, pas capable d’analyser ses sentiments (ni, d’ailleurs, de les surmonter), ils se manifestent par une peur. Chaque étape du développement d’une personnalité est caractérisée par une peur, une angoisse distincte. Nous osons supposer que Vanina n’a pas pu surmonter la peur de perdre l’amour (ou l’objet de cet amour) qui correspond aux années de la plus tendre enfance. Dans une certaine mesure, toute peur, toujours selon Freud, trouve une issue dans une excitation de la libido.
Dans ces circonstances, l’objet de cette excitation est Pietro Missirilli, encore déguisé en femme. Le «Surmoi» de Vanina, fortement influencé par l’absence de l’amour maternel, est projeté sur cette femme inconnue et visiblement malheureuse. Quand l’identité de Missirilli est découverte (il est donc identifié comme objet sexuel potentiel), la peur de perdre l’amour se transforme en peur d’être rejetée.
Cette peur se manifeste dans le comportement de Vanina par l’ambivalence de ses sentiments (amour – haine), qui resurgit tout le long du récit. Stendhal exprime toute la complexité de ces sentiments en une phrase : « Un soir, après avoir passé la journée à le détester et à se bien promettre d’être avec lui encore plus froide et plus sévère qu’à l’ordinaire, elle lui dit qu’elle l’aimait. »

Notons également que la peur d’être rejetée et l’ambivalence des sentiments sont une réaction essentiellement défensive. La peur d’être rejetée ne se manifeste pas seulement dans les relations amoureuses proprement dit. Vanina se déguise en homme pour solliciter une faveur de la part de l’oncle de son futur mari. Si l’on croit Freud, cette mascarade, n’est pas si innocente (2). N’étant pas certaine d’obtenir une réponse favorable, elle se protège inconsciemment en se déguisant. Dans ce cas, une éventuelle réponse défavorable serait reçue par un jeune valet de chambre et non pas par la princesse Vanini. Notons qu’une fois la réponse positive reçue, Vanina «redevient» une femme, avec toute la coquetterie qui « compense » et « récompense » la confusion du début de la scène.
Pour en revenir au carbonaro, à chaque moment difficile de ses relations avec Missirilli, Vanina prend tout de suite ses distances, afin de ne pas souffrir d’une rupture éventuelle. Elle devient tout de suite « froide », « distante » et, contrairement à son habitude, vouvoie Missirilli. Selon Freud, c’est la définition même de l’égoïsme – l’attitude comportementale qui empêcherait l’objet du désir de nuire au «Moi» de l’individu.
Effectivement, il n’est pas nécessaire d’être psychanalyste pour voir que l’égoïsme et le narcissisme dominent la personnalité de Vanina (3). Toutefois, il faut souligner une différence importante entre l’égoïsme, qui est un principe du «bien-être» personnel au sens large du terme, et le narcissisme, qui est une orientation spécifique de la libido.

Plus particulièrement, le narcissisme est un déplacement de l’objet du désir sur le « Moi » de l’individu. Les personnes narcissiques, dont Vanina Vanini est un parfait exemple, attribuent à l’objet du désir les traits de leur propre personnalité. Vanina n’aime en Missirilli que le reflet de ses propres émotions; elle n’aime en lui que son propre amour pour lui. C’est «par amour» que Vanina dénonce toute la vente de Missirilli. Autrement dit, elle ignore ou considère comme une nuisance toutes les pulsions de l’âme du pauvre carbonaro qui ne rentrent pas dans cette idée des relations amoureuses.
La formation du narcissisme (ainsi que de l’égoïsme) dans le caractère de Vanina est facilement explicable. Elle est fille unique ; ses deux frères « se sont faits jésuites, et ensuite sont mort fous. Il [le père] les a oubliés ». Autrement dit, tous les espoirs, tout l’amour du père se sont concentrés sur elle. Cet excès d’attention a contribué à façonner un caractère égoïste et, quelque part, infantile. L’absence de la mère – de ce repère fort important dans la vie d’une femme – n’a pas arrangé les choses non plus. Elle a dû transférer le rôle de mère sur elle-même, ce qui a contribué à la formation d’une personnalité forte, capable de prendre des décisions. En plus de cette envie d’être, il est également nécessaire de noter l’envie de posséder : le transfert sur soi de sentiments destinés à la mère absente peut être une explication justifiée de l’amour pour soi.
De toute évidence, quand une passion narcissique et égoïste est dirigée sur quelqu’un d’autre, l’objet de l’amour doit avoir beaucoup de peine à l’assumer. De plus, Missirilli, « cet obscur objet du désir», n’est pas un cadeau du ciel non plus.

Pietro Missirilli est le fils d’un pauvre chirurgien de campagne. Il est jeune, ambitieux et révolté contre la structure sociale en place. Pour le jeune carbonaro, son père, étant donnés sa position sociale, son métier et son idéologie, est loin d’ être un exemple digne de respect.
Dans la terminologie psychanalytique, cela équivaut à une absence psychologique du père, qui débouche invariablement sur la constitution d’un «Surmoi». Ce dernier, dans la psychologie de la personne, assume la place et le pouvoir de l’autorité parentale manquante. A la base de ce processus, il y a le phénomène de l’identification (identifizierung). Autrement dit, le Moi de la personne se rapproche et, parfois, s’assimile à celui de quelqu’un d’autre. L’identification est un des critères déterminants dans les relations personnelles et sociales, qui influencent énormément le choix de l’objet dans toutes les relations futures.
Dans le cas de Missirilli, la « place » du père dans son inconscient est occupée par Napoléon Bonaparte. Pour lui, c’est un exemple idéal, plus que digne d’imitation.

Il est difficile de sous-estimer l’influence du «Surmoi» sur les relations sexuelles et sociales de Missirilli . Un passage du texte nous en donne une idée très précise :

« […} il semblait trop heureux; mais un mot du général Bonaparte retentissait amèrement dans l’âme de ce jeune homme et influençait toute sa conduite à l’égard des femmes. En 1796, comme le général Bonaparte quittait Brescia, les municipaux qui l’accompagnaient à la porte de la ville lui disaient que les Bressans aimaient la liberté par-dessus tous les autres Italiens. — Oui, dit-il, ils aiment à en parler à leurs maîtresses. »

Notons également un conflit inhérent entre « Moi » et « Surmoi ». « Il semblait trop heureux, mais… » C’est un désaccord formidable entre la réalité, la satisfaction tangible de la libido, et le subconscient qui impose d’autres priorités et d’autres valeurs. Du point de vue de Missirilli, toute l’histoire de leur relation amoureuse est cette lutte permanente avec soi-même. Parfois, le «Moi» prend le dessus :  il suit ses désirs amoureux et il se sent heureux. Parfois, c’est le «Surmoi», cet idéal, qui le pousse dans l’auto-observation et provoque des crises de culpabilité.

« Que vais-je faire? pensa Missirilli; rester caché chez une des plus belles personnes de Rome? Et les vils tyrans qui m’ont tenu treize mois en prison sans me laisser voir la lumière du jour croiront m’avoir découragé! Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes enfants t’abandonnent pour si peu! »

En définitive, malgré l’altruisme déclaré de ses intentions, Missirilli est tout aussi égoïste que Vanina Vanini. La liberté, la cause, sont pour lui des moyens de satisfaire les priorités « héroïques » imposées par le « Surmoi ». Il le reconnaît lui-même dans un moment de crise :

« mais enfin j’aime la patrie et la liberté, parce que ces deux choses me sont utiles ».

De plus, ces priorités, ces ambitions politiques ne sont quelque part qu’une sublimation de la libido. En effet, il a suffi à Missirilli de devenir chef de sa vente de carbonaros, pour qu’il décide « de ne plus songer à la jeune Romaine […] et de consacrer toutes ses pensées au devoir de délivrer l’Italie des barbares. » Tout comme Vanina, Missirilli, n’accepte ni les aspirations ni les traits de caractère de sa bien-aimée qu’il ne trouve pas en lui-même.

En conclusion, quand nous pensons à l’union de la princesse Vanini et du carbonaro Missirilli, nous nous rendons compte qu’elle ne pouvait pas survivre au-delà de l’instant explosif de la passion (4).

Deux mondes parallèles se sont rencontrés grâce à une fantaisie de Stendhal…

***


Notes

(1) Vu le contexte de l’analyse, on aurait pu s’attendre à une espèce d’anamnèse médicale dans le style du privatdocent Sigmund Freud : « Patiente Vanina Vanini, 19 ans, issue d’une famille aisée, a grandi sans mère etc. »

(2) Nous ne risquons pas de l’expliquer par un fantasme de l’auteur – la femme déguisée en homme et l’inverse (dans le cas de Missirilli au début du récit). Et pourtant, « dans son déguisement en valet de pied de la casa Savelli […} Vanina était ravissante».

(3) Vanina Vanini : le nom même nous suggère le caractère que l’auteur a voulu donner au personnage. Pour elle, tout n’est que vanité.

(4) Et c’est peut-être tant mieux pour les deux personnages en question !

***

Table des matières

1 Analyse sémiotique
1.1 Axe sémantique
1.2 Structure générale du récit
1.3 La segmentation du texte
1.3.1 Le code séquentiel
1.4 L’analyse du niveau de surface (niveau figuratif)
1.5 Le niveau profond
1.5.1 Le niveau narratif
1.5.2 Le niveau thématique,« le carré sémiotique »
2 Essai d’herméneutique

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Etude présentée par Mlles Katalin Vermes, Anna Broden et Maria Potapova dans le cadre du Diplôme d’Etudes Françaises.

Professeur : M.  Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY