La paternité d’après le roman « Journal d’un curé de campagne » de Georges Bernanos

Nicole Ladmiral (1930 – 1958) : Mlle Chantal – et Claude Laydu (1927 – 2011) : le curé d’Ambricourt dans le film ‘Journal d’un curé de campagne’.

INTRODUCTION

L’une des plus importantes affirmations du livre « Journal d’un curé de campagne » est, comme l’enseigne l’Eglise catholique dans son dogme de la communion des Saints, qu’un monde perdu peut être racheté par un saint : ici, le curé d’Ambricourt. Mais tous les saints ont besoin de soutien. Le curé d’Ambricourt est soutenu par le curé de Torcy. Et, tout au long du livre, il y a un parallèle et une opposition entre paternité spirituelle et paternité charnelle. Mais qu’est-ce que la paternité ?

On se pose cette question en lisant le « Journal d’un curé de campagne » de G. Bernanos. Quels doivent être les rapports entre les personnes pour qu’il soit possible de dire qu’il existe entre elles un rapport de paternité ? On peut estimer, en se basant sur l’oeuvre de G. Bernanos, qu’il existe deux types de paternité : au sens propre, c’est-à-dire la paternité charnelle et, au sens figuré, la paternité spirituelle. C’est ce dernier lien qui se crée entre les deux curés dans le « Journal » : un rapport de paternité qui se développera tout au long du livre en passant par tous !es stades d’une relation paternelle réelle. Nous pouvons suivre les deux types de rapport de paternité dans !’oeuvre de G. Bernanos. Ces deux manières de paternité sont opposées l’une à l’autre, et c’est cette opposition qui nous a poussé à chercher ce qu’est la véritable paternité, celle dont on a tous besoin. Le rapport de paternité revêt chez Bernanos une grande importance. Cette préoccupation vient peut-être de ce que !’auteur lui-même fut très attaché à son père dont la mort le marqua profondément.

I. La paternité charnelle

Nous nous attacherons d’abord aux rapports de paternité charnelle.
1.1. Le Comte face à sa fille, Mlle Chantal

A cet égard, ce sont peut-être les rapports entre M. le Comte et sa fille, Mlle Chantal, qui sont les plus significatifs d’une relation marquée négativement.

Tout au long du roman, il n’y a pas de conversation ni de rencontre directes entre le Comte et sa fille, bien qu’ils habitent sous le même toit. Il est possible que, par ce fait, l’écrivain ait voulu montrer l’existence d’une certaine distance entre la fille et le père. D’ailleurs, le dialogue entre le curé d’Ambricourt et Mlle Chantal met au jour les rapports entre elle et son père.

On constate une absence de respect, presque de la haine de la part de Mlle Chantal envers son père :

« Je ne respecte plus mon père, Je ne crois plus en lui… il m’a trompée. On peut tromper sa fille comme on trompe sa femme. Ce n’est pas la même chose, c’est pire. » (p.1136)

Mais ce que révèlent ces paroles, c’est que Mlle Chantal aime son père. Elle l’aime et, en même temps, elle se sent écartée de lui par lui-même : c’est à son instigation qu’on a envoyé Mlle Chantal en Angleterre.

En revanche, son père n’a pas l’air de tenir beaucoup à elle. C’est lui, en effet, qui renvoie sa fille. On perçoit une certaine indifférence à son égard.

Mais que peut-on dire de Mlle Chantal ? S’agit-il seulement d’une fille qui est jalouse de la maîtresse de son père ? Peut-être. Mais autrefois, quand Mlle Chantal était petite fille, tout était différent :

« Mon père était tout pour moi, un maître, un roi, un dieu – un ami, un grand ami. Petite fille, il me parlait sans cesse, il me traitait presque en égale, j’avais sa photographie dans le médaillon… Il m’a trompée. » (p.1136)

Mlle Chantal aime son père d’un amour très possessif, qui entre dans la catégorie de l' »avoir ». En quelque sorte, elle voudrait bien diriger la vie de son père, ainsi que lui la sienne.

Il s’ensuit que le comportement des deux personnages est négatif. Tout ce qu’il y a de positif ne concerne que le passé, les souvenirs. A présent, il y a de la haine de la part de Mlle Chantal pour son père, et de l’indifférence de la part de ce dernier pour sa fille. Or, pour Bernanos, la haine et l’indifférence sont les péchés capitaux. Et l’amour de Mlle Chantal, enraciné dans l' »avoir », ne se change pas en « être » en dépit de la conversation avec le curé d’Ambricourt. Malgré tout ce qu’il lui a dit, elle restera sur ses convictions. Elle n’en sera qu’à peine troublée.

En observant le comportement du Comte, on a l’impression que sa fille l’indiffère profondément. Lui aussi la considère comme une chose, comme un objet qui lui appartient, et il n’essaie pas de la comprendre.

Dans les rapports de paternité du Comte avec sa fille, il manque donc un peu tout : respect, compréhension et même l’amour.

1.2. La comtesse face à son fils

Toujours dans le cadre des rapports « charnels », nous nous intéresserons maintenant à l’attitude de la Comtesse vis-a-vis de son fils qui est mort à dix-huit mois. La Comtesse aimait et aime son fils très intensément, mais son amour est aussi marqué, profondément, par une extrême possessivité :

« C’est vrai que je désirais passionnément un fils… » (p.1150).

« Moi qui vivais du souvenir de mon fils, le retrouvais partout – sa chaise, ses robes, un jouet brisé, ô misère ! » (p.1150)

Par contre, elle n’aime pas du tout sa fille et, à l’inverse, elle avoue:

« Il est vrai que nous sommes, ma fille et moi, comme deux étrangères. » (p. 1155).

Attachée à son fils, même mort, elle ne vit que par le passé.

Au cours du dialogue avec le curé d’Ambricourt, la Comtesse lance la phrase :

« Que peut-il (Dieu) désormais contre moi ? Il m’a pris mon fils. Je ne le crains plus. » (p.1156)

Elle ne croit plus en Dieu car, pour elle, c’est Dieu qui a pris son fils. Elle ne pardonne pas cette mort à Dieu. Aussi vit-elle dans le passé. Or :

« Le refus du temps, la nostalgie du passé … ne sont que fuites devant notre tâche : seules nos entreprises temporelles peuvent manifester notre fidélité à l’Esprit. » (Ferdinand ALQUIE, Le désir d’éternité)

 

II. La paternité spirituelle

2.1. La Comtesse et le curé d’Ambricourt
La scène de la rencontre de la Comtesse avec le curé d’Ambricourt est peut-être la scène principale du roman. C’est là que le curé d’Ambricourt parvient à rétablir une certaine foi – ou un certain lien, si l’on peut dire – entre la Comtesse et Dieu. C’est là que le curé d’Ambricourt la sauve du péché.
« Il faut vous résigner à… à la volonté de Dieu, ouvrir votre coeur. » (p.1159)
Elle ne veut pas comprendre de quoi parle le curé. Pour tous les deux ce dialogue est dur ; la tension entre eux est presque insoutenable.
« Comment osez-vous ainsi traiter Dieu ? Vous lui fermez votre coeur, et vous… » – Je vivais en paix, du moins. J’y serais morte. » Cela n’est plus possible. » Elle s’est redressée comme une vipère. – Dieu m’est devenu indifférent. Lorsque vous m’aurez forcée à convenir que je le hais, en serez-vous plus avancé, imbécile ? – « Vous ne le haïssez plus, lui dis-je. La haine est indifférence et mépris. Et maintenant, vous voilà enfin face à face, Lui et vous. » (p. 1160)
Le curé d’Ambricourt se force – et essaie de forcer la Comtesse à prendre une résolution qui lui paraît raisonnable. Elle dit qu’elle vivait en paix, mais il s’agit d’une fausse paix. Car la vie de la Comtesse, c’est le péché :
« Je n’ai jamais récité le Pater depuis… depuis que… D’ailleurs, vous le savez, vous savez les choses avant qu’on ne vous les dise. » (p. 1163)
Depuis la mort de son fils – avec sa mort -, elle a perdu la foi. Mais le curé d’Ambricourt touche son coeur par les paroles qu’il trouve au plus profond de son âme, à moins qu’il n’ait été « illuminé » par Dieu en ce moment. En effet :
« Je n’avais cessé de prier, au sens que les chrétiens frivoles donnent à ce mot. » (p.1161)
Le curé amène la Comtesse à se rendre à Dieu, à oublier sa haine envers Lui, son mépris. C’est là qu’on peut voir clairement le rapport de paternité spirituelle qui s’établit entre eux.
« C’est à vous que je me rends. » « A moi ! » – « Oui, à vous. J’ai offensé Dieu, j’ai dû le haïr. Oui, je crois maintenant que je serais morte avec cette haine dans le coeur. Mais je ne me rends qu’à vous. » – « Je suis un trop pauvre homme. C’est comme si vous déposiez une pièce d’or dans une main percée. » – « Il  y a une heure, ma vie me paraissait bien en ordre, chaque chose à sa place, et vous n’y avez laissé rien debout, rien. » – « Donnez-la telle quelle à Dieu. » – « Je veux donner tout ou rien… » – « Donnez tout… Donnez votre orgueil avec le reste, donnez tout. » (p. 1163)
Et la Comtesse lance le médaillon avec la photo et la mèche de cheveux de son fils dans le feu. Ce geste est très significatif.
Le dialogue est purificateur, ici comme dans le cas de Mlle Chantal.
La Comtesse a péché par une sorte de fixation de l’amour de la mère sur son fils. Chantal a péché en esprit, c’est plus grave. Dans les deux cas, il existe entre les protagonistes des rapports de possession, un amour du type « avoir ». Pour la Comtesse, une libération s’est produite, c’est-à-dire qu’elle a pu passer de l’ordre de l' »avoir » à l’ordre de l' »être ». Les rapports fils-mère se rétablissent.
 Le curé d’Ambricourt est le père spirituel de la Comtesse dont il est en même temps le fils spirituel. Par elle, le curé d’Ambricourt revient vers sa mère chamelle :

« J’ai glissé cette lettre dans mon Imitation, un vieux livre qui appartenait à maman... » (p.1166)

Ces lignes confirment l’affirmation précédente. La lettre que la Comtesse lui a écrite en témoigne aussi :

« …. Le souvenir désespéré d’un petit enfant me tenait éloignée de tout, dans une solitude effrayante et il me semble qu’un autre enfant m’a tirée de cette solitude. J’espère ne pas vous froisser en vous traitant ainsi d’enfant ? Vous l’êtes. Que le bon Dieu vous garde, à
jamais ! » (p.1165)

La Comtesse a retrouvé l’enfant en ellemême. La Grâce, c’est l’intervention libre de l’amour divin. Le curé n’est qu’un instrument dans les mains de Dieu.


Au matin, la Comtesse était morte. Chez Bernanos, il existe un rapport entre mort spirituelle et mort physique. Toutefois, sauver la Comtesse signifie !’amener à la mort, tandis que pour Chantal le péché, c’est le suicide.

La Comtesse brûle le médaillon, et le curé d’Ambricourt le sauve du feu. Le feu joue un rôle purificateur. Le médaillon est un signifiant dans le système sémiotique. Il représente à la fois l’objet, donc quelque chose qu’on peut posséder, et l’enfant.

Dans l’ordre de l »‘avoir », il est donc négatif. La lettre que Ia Comtesse écrit au curé est, dans le même système sémiotique, le signifié, qui signifie !’amour pour l’enfant ; aimer l’enfant est toujours positif. Cela entre dans l’ordre de l' »être ». Tandis que la crispation sur quelqu’un ou quelque chose qui est mort est négatif. A partir du sacrifice volontaire du médaillon (le signifiant), le
signifié (l’amour) est rendu à la Comtesse. Mais le médaillon lui est aussi rendu par le curé d’Ambricourt. Après le sacrifice, il est donc rentré clans l’ordre de l' »être ».

Dans cette scène, le médaillon sacrifié par la comtesse est essentiel, il est passé par le feu qui est purificateur, et la lettre est accessoire, tandis que dans la scène qui met aux prises le curé
d’Ambricourt et Chantal, la lettre est centrale ; elle lui est presque arrachée par le curé d’Ambricourt et passe dans le feu, qui est toujours purificateur. A l’inverse, le médaillon dans cette scène est
accessoire.

Comme le curé d’Ambricourt guide la comtesse vers sa libération, lui faisant franchir le passage de l’ordre de l' »avoir » à l’ordre de l' »être », ces rapports sont marqués par cette expérience « positive ». L’un respecte l’autre, mais ce respect a été dur à obtenir pour le curé ; et nous pouvons dire qu’il existe une espèce d’amour paternel de son côté la comtesse étant sa fille spirituelle ce qui n’exclut pas qu’elle soit en même temps sa mère spirituelle. Il existe entre eux, à la fin du dialogue, une compréhension presque parfaite, ce qu’on ne trouve pas dans les rapports de Mlle Chantal tant avec son père qu’avec sa mère, ses parents ne la comprenant pas non plus.
2.2. Le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt
Nous essayerons maintenant d’analyser les rapports entre le curé d’Ambricourt et le curé de Torcy.

Ce sont deux prêtres fort différents et en même temps semblables. Le curé de Torcy est riche, le curé d’Ambricourt est pauvre ; le premier est déjà assez âgé, l’autre est très jeune.

Bernanos ne nous explique pas la psychologie de ses héros, nous les regardons vivre, nous ne savons rien d’autre que les paroles et les gestes que le héros veut bien dire et faire devant nous.
Le curé de Torcy est lucide : lucidité devant le monde et devant les problèmes que pose ce monde.
Il ne porte un jugement qu’a partir de ce qu’il a vu d’abord. Il a une grande expérience de la vie, a
lors que le curé d’Ambricourt n’a pas cette expérience. Celui-ci agit selon les élans de son âme, selon son intuition. Loin d’être naïf, il croit que le côté « bon » domine chez l’homme, ce qui est, malheureusement, rare.
Pourtant, ces deux hommes s’entendent très bien. Dès la première rencontre, le curé de Torcy s’occupe du curé d’Ambricourt comme le ferait un père. On retrouve chez le curé de Torcy toutes les caractéristiques du père. En effet, il éprouve pour le curé d’Ambricourt un amour paternel, tendre, mais en même temps il conserve un aspect de sévérité qui fait dire de lui à Balthasar :
« Il manifeste une impitoyable et lucide dureté, la dureté même du véritable amour. » (Hans Urs von Balthasar)
L’amour paternel qu’éprouve le curé de Torcy pour le curé d’Ambricourt débute par une sympathie inspirée par l’indulgence qu’a le premier pour la « sensiblerie » du dernier et pour sa santé fragile.
En effet, c’est seulement quelqu’un qui se sent très proche d’une autre personne qui peut dire :  » Pas fameuse la mine, mon petit ! » (p.1036)
De cette sympathie naît une envie de protéger l’enfant vulnérable qu’est le curé d’Ambricourt ; c’est l’un des aspects principaux de la paternité qui se manifeste dans le désir qu’a le curé de Torcy d’empêcher Dumouchel d’escroquer le curé d’Ambricourt :

« Le fiche dehors, parfaitement ! D’ailleurs, je le connais, votre Dumouchel : le vieux a de quoi… Sa défunte femme était deux fois plus riche que lui – juste qu’il l’enterre proprement ! » (p.1037)

Mais on trouve également chez le curé de Torcy l’aspect du châtiment parental, car le véritable amour impose le châtiment pour remettre l’enfant sur le bon chemin :

« Ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de vous calotter. » (p. 1037)

II y a un autre aspect de la paternité selon lequel le père est, vu son âge et son expérience, plus avisé que l’enfant et plus apte à émettre des jugements de valeur adéquats, comme des opinions sur }’existence :

« Ne répondez pas, vous diriez des bêtises! » (p.1037).

« Taistoi ! Tu ne sais pas ce que c’est que !’injustice, tu le sauras. »
(p.1077)

L’oeuvre est marquée par des phrases et des appellations qui dénotent la tendresse qu’éprouve le curé de Torcy pour le curé d’Ambricourt. Les termes affectueux comme « mon garçon«  dont on relève 9 occurrences (p.1040,1041, etc.), « mon petit« , 7 occurrences (pp. 1036, 1038, 1041, 1042, 1071, 1075, 1187), « mon enfant » (p.1190), « mon pauvre bonhomme » (p.).

Nous trouvons également des termes plus taquins ou bourrus comme « mon gros » (p.1040))

Le curé d’Ambricourt manifeste également de la tendresse envers le curé de Tarcy qu’il aime et respecte ; ii remarque la tendresse du curé de Tarcy :

« II m’observait de biais sans en avoir l’air, et dans ces momentsla, je crois voir au fond de son regard beaucoup de tendresse » (p.1040 ).

« II est devenu au contraire très pâle, presque livide, j’ai compris alors combien il m’aimait. » (p.1189).

Cette tendresse se manifeste aussi par le souci que se fait le curé de Torcy, comme tous les parents, pour la santé du curé d’Ambricourt :

« Pas fameuse la mine, mon petit !«  (p.1036) d’abord tu te nourris d’une manière absurde. II faudra même que je te parle à ce sujet, très sérieusement. Bref, tu te nourris en dépit du bon sens, et tu t’étonnes de souffrir….« (p.1186)
Mais ce souci de la santé de l’enfant pousse aussi à ménager l’enfant malade en évitant de l’éprouver par des sermons trop fréquents :

« Mais je te le dirai un autre jour, pour le moment tu m’as l’air trop mal fichu, je risquerai de te voir tomber faible. » (
p. 1042).

Et quand le curé d’Ambricourt se met à pleurer d’épuisement, le curé de Torcy se sent coupable de l’avoir sermonné :

« Je ne te croyais pas si enfant, tu es à bout de nerfs, mon petit. » (p.1187 ).

D’autre part, comme tout parent digne de ce nom, le curé de Torcy accourt pour assister et soutenir moralement son « enfant », même si luimême est malade :

« Au fond, voistu, j’aurais du rester quelques jours de plus à Lille, ce temps ne me vaut rien. » « Vous êtes venu pour moi ! lui disje. »
(p.1185)

« Il a laissé pour moi un billet griffonné au crayon, alors qu’il prenait place dans l’ambulance: « Mon petit Gribouille, prie bien le bon Dieu, et viens me voir à Amiens, la semaine prochaine. » (p.1202).

La relation entre les deux curés setend de plus en plus, et déjà on constate un comportement « familier » de la part du curé de Torcy visàvis du curé d’Ambricourt. Mais il s’agit d’une familiarité dont seul un parent très proche peut faire preuve. En effet, le curé de Torcy dit d’abord « vous » au curé d’Ambricourt, mais, très vite, il passe au tutoiement. De plus, son comportement confirme ce rapprochement :

« II m’a poussé hors de la pièce par les épaules, et la tape amicale d’une de ses larges mains
a failli me faire tomber sur les genoux. Puis nous avons bu ensemble un verre de genièvre. » (p.1043)

En effet, on ne se comporte pas ainsi avec quelqu’un qu’on ne sent pas comme un proche.

Nous percevons une autre caractéristique du rapport de paternité, qui est plus difficile à expliquer et qui est plus rare que les autres. C’est une espèce de communication, de transmission des idées et des sentiments entre le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt. Cette transmission peut s’expliquer par la communion des âmes, un attachement particulier entre elles :

« Je crois voir au fond de son regard …. une espèce d’inquiétude, d’anxiété. » (p.1040) ).

« Il a réfléchi un moment et son visage, pourtant tourné vers la fenêtre, m’a paru tout à coup dans l’ombre comme s’il attendait de moi, ou de lui peut-être, de sa conscience,
une objection, un démenti, je ne sais quoi...  » (p. 1040-1041)

C’est vrai que, quand on connait quelqu’un assez bien, ii est possible de « lire, de deviner un peu ses pensées, ce qui le trouble :

« Il m’a rendu le papier en riant d’un petit rire que je connais bien« 
(p.1066)

« II riait, mais je ne reconnaissais plus son rire. C’était un rire courageux, certes, mais brisé. » (p.1072)
« II a lu cette pensée dans mes yeux. »  (p. 

Cette citation semble très explicite, car on ne lit pas facilement dans les yeux de quelqu’un,
du moins de quelqu’un qui n’est pas un parent ou un ami très proche. En outre, on ne fait pas de
confidences à tout le monde :

« Je sentais qu’il hésitait encore, qu’il cherchait à me juger, à me peser une dernière fois
avant de dire ce qu’il n’avait dit à personnedu moins dans les mêmes termes – peuttre. » (p. 1074).

Le curé d’Ambricourt perçoit le curé de Torcy, sans doute, comme son père spirituel. Il le comprend, il le devine aussi :

« Le contraste avec le visage creusé par l’insomnie, la fatigue et quelque vision plus torturante, que je devine, cela ne saurait réellement se décrire. »
(p. .

Le curé de Torcy pressent l’épreuve par laquelle passe son « enfant » après la mort de la comtesse, et partage sa peine :

« C’est vrai qu’il commençait à venter dur, mais pour la première fois, je ne l’ai pas vu redresser sa haute taille, ii marchait tout courbé. »
( p. 

Normalement, le père est une figure idéale dont s’inspire l’enfant pour sa conduite intérieure. C’est pourquoi le curé d’Ambricourt, comme tout autre enfant, recherche l’approbation du curé de Torcy, symbole du père, du père spirituel :

 »J’ai fait lire ces lignes à M. le curé de Torcy, mais je n’ai pas osé lui dire qu’elles étaient de moi. »
(p.1066)

D’autre part, l’enfant se sent coupable quand on le prend en flagrant délit ; or le curé de Torcy surprend le curé d’Ambricourt en train de se nourrir en abusant d’un mauvais vin :

« La surprise, mais non pas la surprise seule, m’a cloué sur place«  (p. 

On trouve, de manière analogue à cette recherche de l’approbation paternelle chez l’enfant, le désir de confidence chez le père, désir qui pourrait, en fait, n’être qu’une recherche de

!’approbation filiale déguisée. Dans un rapport idéal de père à fils, l’équivalent de cette recherche entre les deux êtres existe ; cela est manifeste, dans le « Journal« , entre le curé de Torcy et le curé

d’Ambricourt :

« Moi, je n’ai pas de génie.  » (p. 

« Viens voir mon oratoire. (p.1041)

« Tu vois ce tableau, m’atil dit. C’est un cadeau de ma marraine. J’ai bien les moyens de me payer quelque chose de mieux, de plus artistique, mais je préfère encore celuici. Je le
trouve laid, et même un peu bête, me rassure. » (p.1041-1042)

Mais il ne s’agit pas seulement de confidence. C’est plutôt une recherche de consolation et de compréhension auprès de l’être aimant et aimé, du fils spirituel, le curé d’Ambricourt.
Sentiments que le père ne pourrait trouver chez les autres êtres, indifférents à son sort :

« Les vieux confrères me prennent pour un optimiste, un Roger Bontemps, les jeunes de
ton espèce pour un croquemitaine , ils me trouvent trop dur avec mes gens, trop militaire, trop coriace. » (p. 1044)

« Le plus dur c’est qu’on n’est compris de personne, on se sent ridicule. Pour le monde, tu n’es qu’un petit curé démocrate, un vaniteux, un farceur. »
(p.

Nous pouvons percevoir le sentiment du devoir paternel qu’éprouve le curé de Torcy à
l’égard du curé d’Ambricourt.
Le curé de Torcy ressent ce rapport de paternité au point de vouloir s’acquitter envers lui du devoir paternel de protection matérielle. Sachant que les ressources du curé d’Ambricourt sont
limitées, il l’aide, mais en ménageant sa fierté. On comprend à travers ses paroles qu’il sent que le rapport de paternité s’est établi dès la première rencontre et qu’il ne saurait être compris par le monde extérieur
:

« Je parie que tu es sans le sou, les premiers temps sont durs, tu me les rendras quand tu pourras. Fiche le camp, et ne dis jamais rien de nous deux aux imbéciles. »
(p. 1047)

Un autre aspect du devoir paternel est !’éducation de l’enfant. Le curé de Torcy entreprend à l’égard de son protégé une sorte d »‘enseignement de la vie ». Il donne au curé d’Ambricourt différents conseils sur le comportement, sur la psychologie des gens. On pourrait
parler de « conseils vitaux »:
« II faut construire sa vie bien clairement, comme un phrase a la française. » (p. 1185)

Mais ces conseils, comme tous ses rapports avec le curé d’Ambricourt, sont de l’ordre de l' »être », car le curé de Torcy est un sage, ii vit et il « laisse vivre ». Le curé de Torcy ne s’impose pas :

« Je pourrais t’accabler de conseils, à quoi bon ? (…) Et puis, quoi, mon petit, tu n’es pas sous mes ordres, ii faut que je te laisse faire, donner ta mesure. »
(p.1101)

Ainsi, les rapports entre le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt méritent d’être appelés « paternels ». Bien que ces deux hommes ne soient pas liés par un lien de filiation charnelle, on peut dire qu’ils sont de même « sang », de la même « race ». Dans leurs rapports paternels et amicaux, il y a tout ce qui manque aux rapports que nous avons évoqués plus haut entre les membres de la famille de M. le comte. Le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt s’aiment comme peuvent s’aimer de vrais
hommes. IIs se respectent mutuellement, aucun des deux n’impose son avis à l’autre. La haine est étrangère à leurs âmes. Cette espèce d’amitié paternelle est très précieuse, car clans la vie quotidienne, ii est rare de trouver des rapports de cette qualité.

CONCLUSION

On peut dire, s’agissant des rapports que nous venons d’examiner en dernier lieu, que ce
sont les relations idéales qu’on peut espérer connaître un jour et qui devraient exister entre parents et enfants. Mais ici se pose la question : qu’estceque la véritable paternité ?
II n’y a pas à cette interrogation essentielle de réponse très claire.
Le Comte et la Comtesse aiment leur fille et la réciproque est vraie, mais pourquoi cet amour entre trois membres d’une même famille se transformetil en haine mutuelle ? Estce dû au caractère de l’être humain ou à une méconnaissance de la psychologie ? Pourquoi devienton parfois méchant avec !es êtres proches et aimés ?
Audelà des rapports et des relations de parenté, peuttre estil impérativement nécessaire d’entretenir avec les êtres des relations spirituelles ?
Au terme de cette brève étude une constatation paraît à tout le moins s’imposer : il est souhaitable d’avoir avec nos semblables « le contact de l’âme ». Cela est même plus que souhaitable, ce contact est vital pour pouvoir survivre dans notre monde d’indifférence…
***
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

I. LA PATERNITE CHARNELLE

1.1. La Comtesse face à sa fille

1.2. La Comtesse face à son fils

II. LA PATERNITE SPIRITUELLE

2.1. La Comtesse et le curé d’Ambricourt 

2.2. Le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt 

CONCLUSION 
***

BIBLIOGRAPHIE
Les références au texte de Georges Bernanos renvoient à l’édition suivante :
BERNANOS, Georges, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, Seuil, Gallimard, 1961(Collection « Bibliothèque de la Pléiade »)
ALQUIE, Ferdinand, Le désir d’éternité, Paris, P.U.F., 1943.
BALTHASAR, Hans Urs von, Le chrétien Bernanos, Paris, Seuil, 1956.
***
Université de Genève, Faculté des lettres, E.L.C.F.
Texte présenté par M. Vladimir STEPANOV pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises
Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff
 

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY