La mission de Scali dans « L’Espoir » d’André Malraux

Introduction

« L’espoir » de Malraux se déroule pendant la guerre civile d’Espagne. L’écrIvain avait de bonnes relations avec certains officiers de l’aviation espagnole. En 1968, il répondait à un journaliste qui lui avait demandé pourquoi il était parti pour la guerre :

« Pour des raisons de camaraderie. J’étais très lié avec l’Espagne de gauche qui était une vraie gauche. J’y suis allé au secours de mes camarades. Les Espagnols étaient mes amis politiques et… enfin, mes amis tout court. »

Et c’est ainsi que Malraux agit avec décision, prend les armes, accepte de se faire tuer et de tuer aussi. L’auteur de « L’espoir » ne se contente pas de raconter d’innombrables épisodes qui se sont déroulés entre juillet 1936 et mars 1937 (bien avant la fin de la guerre). Il fait assister le lecteur à un constant va et vient entre action et réflexion, l’un des points les plus forts du livre et de l’artiste.

Quand il a fallu choisir un personnage entre tous ces hommes courageux qui combattaient avec Malraux pour sauver la République, mon choix s’est porté sur Giovanni Scali, un volontaire italien. Certes, il joue un rôle moins important que, par exemple, Magnin, Manuel, Garcia ou Ximénès qui étaient tous des commandants ayant autorité. Mais Scali représente l’intellectuel qui se trouve constamment confronté à des réflexions sur le sens de la vie, la qualité de l’homme et les faits qui pourraient justifier cette révolution qui tournait en guerre civile. La guerre civile d’Espagne était une guerre juste, selon les anarchistes, parce qu’elle servait à libérer un peuple opprimé et à rendre justice à ceux qui avaient été maltraités pendant deux cents ans.

  1. Giovanni Scali – solidarité et camaraderie

1.1.  Sa solidarité envers les camarades aviateurs confrontés à la mort
1.2. Sa solidarité envers un ex-pilote

1.3. Sa solidarité envers des camarades républicains

 

1.1. Sa solidarité envers les camarades aviateurs, confrontés à la mort:

Les volontaires de l’aviation internationale attendent leurs camarades qui sont partis pour la Sierra, n’ayant d’essence que pour vingt minutes. Malraux décrit l’atmosphère de cette attente en des mots qui révèlent le suspense vécu entre tragédie et délivrance :

« Chacun savait que pour ceux qui l’attendraient, sa propre mort ne serait pas autre chose que cette fumée de cigarettes nerveusement allumées, où l’espoir se débattait comme quelqu’un qui étouffe. » (1)

 Ces mots traduisent bien le combat qu’il faut mener pour que l’espoir ne tourne pas en désespoir. Et c’est là où le lecteur fait la connaissance de Giovanni Scali :

« Regarde le petit Scali là-haut, il est  pendu  à  son  téléphone.  ( …  ) Il pourrait être espagnol, regarde-le. (… ) Le visage un peu mulâtre de Scali était en effet commun à toute la Méditerranée occidentale. » (2)

Scali est italien d’origine et surtout un homme de cœur. Il vient d’apprendre que les deux avions attendus ont été mis hors de combat et que l’un deux a atterri, endommagé ;  mais les aviateurs n’ont rien que des blessures légères, tandis que l’autre équipe tente de rentrer.

« Scali, ses cheveux presque crépus dans tous les sens, était  descendu  au  pas de course chez Sembrano. commandant de l’aérodrome civil.  ( …  ) Au-dessus du champ couleur de sable à quoi deux heures de l’après-midi donnait une solitude de Mauritanie, glissait en silence la carlingue pleine de camarades vivants ou morts. ‘ Le coteau!’ dit Sembrano. ‘Darras est pilote de ligne’ répondit Scali,  retroussant son nez de l’index. » (3)

C’est une scène très parlante et le choix des mots n’est en rien un hasard :

  • « solitude » – « silence » – « vivants ou morts »,
  • la vie opposée à la mort
  • la solitude opposée à la solidarité
  • le silence opposé à la parole articulée des vivants

sont des thèmes qui reviennent constamment chez Malraux, parce que l’écrivain cherchait à « retrouver l’homme partout où on a rencontré ce qui l’écrase« .

Quand Scali « retrousse son nez de l’index« , c’est toujours le signe d’une réflexion. Et la réponse : « Darras est pilote de ligne« , révèle le respect de l’intellectuel pour les qualités de l’homme. Scali va faire preuve de ce respect dans tout le livre, bien que cette croyance en la qualité de l’homme soit remise en question.

« ‘Le capotage,’ reprit Scali. ‘Sûrement il n’a plus de pneus…’ Il agitait ses bras courts, comme s’il eût voulu aider l’avion. Celui-ci toucha terre, (… ) tous étaient en train d’apprendre dans leur corps ce que veut dire solidarité. » (4)

Ces hommes sont profondément liés par les expériences qu’ils partagent. Même si chacun doit être seul au moment de sa mort, mourir pour une cause commune, c’est faire l’expérience de la fraternité dont Malraux fait sans cesse l’éloge. L’atterrissage de cet avion, fort avarié, est donc ressenti comme un événement qui concerne chaque homme assistant à la scène.

L’avion peut atterrir sans capoter. Quelques aviateurs sont blessés, de sorte qu’il faut les tirer de l’appareil. Pourtant ces événements, vécus si douloureusement, font partie de la vie quotidienne. Scali va assister à d’autres incidents qui le confronteront tous à des problèmes existentiels.

1.2. Sa solidarité envers un ex-pilote :

« Schreiner, un volontaire venu pour renforcer l’escadrille et qui doit d’abord faire preuve de ses connaissances de pilote » partit vers l’avion d’essai, sans hâte, mais les doigts toujours crispés. (… ) Près du bar, Scali, Marcelino et Jaime Alvear se passaient des jumelles. (… ) Schreiner était un des pilotes les plus âgés; et il n’y avait pas sur ce champ un seul aviateur qui attendît sans angoisse ce que quarante-six ans – dont dix d’usine – peuvent faire d’un grand pilote. » (5)

Schreiner a abattu vingt-deux avions alliés. Mais il ne parvient plus à piloter convenablement. Après l’épreuve, il dit à Magnin :

« ‘Excusez-moi,’ dit Schreiner. Le ton de sa voix était tel que Magnin ne regarda pas son visage. ‘Je vous ai dit : il me faut deux heures… Ni deux heures ni deux jours. J’ai trop travaillé aux mines. Mes réflexes sont perdus.’ ‘Nous parlerons tout à l’heure,’ dit Magnin. ‘Inutile. Merci. Je ne peux plus voir un avion. Faites-moi incorporer aux milices. Je vous prie.’ (… ) Schreiner repartait, les yeux dans le vide. Les pilotes s’écartaient de lui comme d’une agonie d’enfant, comme de toutes les catastrophes auprès desquelles les mots humains sont misérables. (… ) Scali, qui avait assisté à la fin de l’entretien, commençait à découvrir que la guerre est aussi physiologique. (6)

Schreiner a donc perdu ses réflexes, ce qui le rend inapte à piloter, du moins à ses propres yeux. Scali, comme tous les aviateurs sur le champ, éprouve ce fait comme une agonie, une catastrophe qui précède la mort. Malraux a écrit que les mercenaires et les volontaires sont « unis dans l’aviation comme les femmes dans la maternité » (7). Une femme qui n’est plus féconde se sent donc bien plus proche de la mort, parce qu’elle ressent fort profondément l’impossibilité de donner la vie à un enfant et ainsi, combien la durée de la vie est limitée.

Les volontaires et les mercenaires qui se présentent avec beaucoup de bonne volonté à l’escadrille ne sont pas tous capables de faire la guerre comme il le faut. Les uns sont inaptes pour des raisons physiologiques, les autres pour des raisons politiques (illustré par l’exemple d’un communiste qui s’engage sans cesse dans le recrutement de nouveaux membres) ou pour des raisons idéologiques et pratiques (illustré par l’exemple de Leclerc – voir chapitre 3.1. et 3.2). C’est alors Magnin, le responsable de l’escadrille, qui doit choisir parmi ces hommes; ce qui n’est pas toujours facile. Les républicains manquent déjà de soldats, à cause de lourdes pertes dans leurs colonnes, et l’aide soviétique tarde. De plus, Magnin ne veut pas offenser des hommes décidés à mettre leur vie en cause et ainsi à s’engager dans la libération de l’Espagne menacée par les Franquistes. Néanmoins, Magnin préfère ne pas mettre en péril le peu d’avions qui sont mis à sa disposition.

Selon Jean Lacouture, qui a écrit une biographie d’André Malraux, « la question des mercenaires n’a cessé d’être débattue. Jusqu’au moment où il réussit à découvrir parmi les volontaires des Brigades, les hommes capables de s’aventurer sur ses Bréguet et Potez, le patron de l’escadrille Espana estima que mieux valait confier l’un de ses irremplaçables appareils à un bon professionnel payé 50 000 pesetas par mois qu’à un archange inexpérimenté et ‘casseur de bois’. Argument d’efficacité qui est, en ce domaine comme en d’autres, un des leitmotifs de l’Espolr. »  (8)

1.3. Sa solidarité envers des camarades républicains :

Le 14 août, selon Malraux (9), les bombardiers de l’escadrille internationale Espana arrêtent à Medellin une colonne de 4000 Maures et Légionnaires qui progressait vers Madrid.

J. Lacouture s’y réfère avec les remarques suivantes :

« Malraux se bat avec une efficacité immédiate, reconnue par tous les historiographes (non­ franquistes) de la guerre, notamment à propos du premier engagement sérieux de ses hommes, de ses appareils et de lui-même, qui restera aussi leur haut fait le moins contesté : l’opération de Medellin, dont Pierre Broué et Emile Temime aussi bien que Hugh Thomas soulignent l’importance qu’elle eut dans le sauvetage de Madrid.

Quand on parle de l’escadrille Espana (… ) il faut avoir en tête, sinon les chiffres, au moins les proportions. Jamais Malraux et les siens n’eurent à la fois, en vol, plus de six appareils. Jamais ils ne purent compter sur plus de neuf avions en état de marche : deux ou trois Potez, deux ou trois Bréguet, deux ou trois Douglas, un ou deux Bloch – tous appareils honorables pour l’époque, opposables aux Heinkel, sinon aux Fiat et aux Savoia-Marchetti, mais si peu préparés aux missions de bombardement qu’il fallut d’abord larguer les bombes par les fenêtres, et divers orifices d’évacuation. » (10)

Malraux décrit l’événement en des mots qui montrent à quel point les aviateurs sont toujours conscients des problèmes éthiques de la guerre qui s’imposent à tous les moments cruciaux. La bataille intime, qui se livre dans le fond du cœur, concerne, d’une part, le destin de l’individu et par conséquent le sort de la République et, d’autre part, la dignité de l’homme. Les pensées qui justifient les moyens (tueries et bombardements) démontrent de la haine contre les Franquistes à cause des atrocités commises par ces derniers; mais en même temps, le désir apparaît de ne pas mener cette guerre comme des brutes ou des assassins, mais comme des hommes dignes.

« Scali, bombardier du troisième avion international, ( … ) entraîné dans l’armée italienne ( … ) regardait les bombes se rapprocher de la route. (… ) Scali voyait distinctement les points blancs des turbans maures; il pensa aux fusils de chasse des pauvres types de Medellin et ouvrit d’un coup les deux caisses de bombes légères quand l’enchevêtrement des camions arriva dans le viseur. Puis il se pencha sur la trappe et attendit l’arrivée de ses bombes : neuf secondes de destin entre ces hommes et lui. ( … ) sept, huit, – comme ça courait en bas! – neuf : ça cessa de courir sous vingt taches rouges claquant à la fois. L’avion continuait son chemin, comme si tout cela ne l’eût pas concerné. (… ) Sauf à l’instant de l’éclatement rouge des bombes, la mort semblait ne jouer aucun rôle dans cette affaire. ( … ) Sembrano savait ce qu’était la lutte des miliciens d’Estramadure; qu’ils ne pouvaient rien faire; que, seule, l’aviation pouvait les aider. ( … ) Les ombres des camions démolis s’allongeaient maintenant en tête et en queue de la colonne, comme des barrières. ‘Franco en aura pour plus que cinq minutes à arranger ça’ pensa Sembrano, lèvre inférieure en avant. (…) Demeuré pacifiste dans son cœur, il bombardait avec plus d’efficacité qu’aucun pilote espagnol; simplement pour calmer ses scrupules, quand il bombardait seul, il bombardait très bas : le danger qu’il courait, qu’il s’ingéniait à courir, résolvait ses problèmes éthiques. (… ) Il était naturellement courageux comme tant de timides. ( … ) Il avait mis le cap sur Medellin à deux cent quatre-vingts à l’heure. (… ) Sembrano attendant que toute cette fumée (provenant des bombes qu’il avait lancées) se dissipât, jeta un coup d’œil devant lui, revit le Douglas qui avait perdu la file, et deux autres ( … ) ce n’étaient pas des Douglas (avions républicains), c’étaient des Junkers (avions franquistes). C’était le moment où Scali trouvait l’aviation une arme dégoûtante. Depuis que les Maures fuyaient, il avait envie de partir. Indifférent aux mitrailleuses de terre, il se sentait à la fois justicier et assassin, plus dégoûté d’ailleurs de se prendre pour un justicier que pour un assassin. Les six Junkers, trois en face et trois au-dessous, le délivrèrent de l’introspection. » (11)

Dans son roman « L’Espoir« , Malraux ne parvient pas à dire le dernier mot sur l’absurdité et l’éthique de la guerre :

« risquer la vie pour sauver la vie« ,

c’est risquer la vie pour sauver la vie des camarades (à Medellin) et sa propre dignité, selon Sembrano;

« tuer pour sauver la vie« ,

c’est ce qui exprime la pensée de Scali. Même l’assassin peut tuer pour sauver la vie (pensons à Tchen dans l’inoubliable « Condition humaine » d’André Malraux). Néanmoins, toute justification de la guerre semble se heurter à des valeurs qui sont imprimées de façon ineffaçable dans l’âme ou le cœur de l’intellectuel italien. Donner la mort à quelqu’un est un acte définitif qu’on ne peut plus annuler. Et c’est pourquoi Scali revient sur sa décision de tuer en se demandant à quel titre il agit. L’action, c’est-à-dire l’imminente fuite (qui va être menée à bien), l’empêche de choisir entre le titre d’assassin ou celui de justicier.

2. Scali à la Sûreté : diplomatie et tact

2.1. Scali plein de diplomatie pour sauver un camarade italien
2.2. Scali plein de finesse et de tact envers un fasciste italien

Jusqu’à présent, nous avons fait la connaissance de Scali en tant qu’homme qui se solidarise avec tous ceux dont la vie ou la dignité est en péril. Confronté à trois compatriotes, il va presque nous apprendre comment on peut « manier le choux et la chèvre« .

2.1. Scali plein de diplomatie pour sauver un camarade italien :

« Magnin envoyait presque toujours Scali à la Sûreté, sa culture rendait faciles ses rapports avec l’état-major de l’air, composé presque tout entier d’officiers de l’ancienne armée. Sa cordialité pleine de finesse d’homme … rendait faciles les rapports avec tous, Sûreté comprise. Il était plus ou moins copain de tous les Italiens de l’escadrille, dont il était le responsable élu, et de la plupart des autres. Enfin il parlait fort bien l’espagnol. (12)

« Scali venait d’être appelé à la police. ( … ) … entre deux gardes, s’agitait Séruzier plus ahuri – volatile que jamais. ‘Ah! Scali, c’est toi, Scali ! Eh ben mon vieux!’ Scali attendit qu’il eût fini de faire le bourdon. ( … ) ‘Une seconde,’ dit Scali, l’index levé. ‘Commence par le commencement.’ (Séruzier raconte son aventure qu’il avait vécue en ville avec des prostituées) ‘Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’as pas été arrêté pour lubricité, tout de même ?’ (… ) Scali rigolait, l’affaire tournait bien. Quand Scali souriait, il avait l’air de rire et la gaieté, diminuant ses yeux, accentuait le caractère mulâtre de son visage. (…) ‘Quelle est l’inculpation ?’ demanda Scali, en espagnol. au secrétaire.’ ‘Pas très sérieuse. Il est accusé par des prostituées, vous savez… Attendez. Voilà: organisation d’espionnage pour le compte de l’Italie. Cinq minutes après, Séruzier était libéré, au milieu de la rigolade. » (13)

Pourtant, la vraie mission de Scali concerne deux compatriotes, aviateurs fascistes, tombés entre les mains des républicains.

3.2. Scali plein de finesse et de tact envers un fasciste italien

Le responsable de la Sûreté dit à Scali :

« ‘Les Renseignements militaires demandent que vous examiniez les papiers. Scali, gêné, feuilleta de son petit doigt court des lettres, des cartes … » (14)

Ainsi, Scali tombe sur une liste de vols dont la date de départ d’Italie est antérieure au soulèvement de Franco. Ce document représente donc une preuve de la collaboration de Mussolini au « pronunciamiento », le coup d’Etat des fascistes.

Selon J. Lacouture, « Le 8 août, l’Italie fasciste a signé le pacte de non­ intervention. Mais au mois de mars 1934 déjà, Mussolini avait pris avec les représentants des factions d’extrême droite espagnoles un engagement de soutien militaire (15). »

De plus, Scali trouve des papiers indiquant qu’une importante mission d’aviation est imminente sur Tolède, ce qui n’est pas la seule chose qui le trouble :

« C’était la première fois que Scali rencontrait un Italien ennemi avec une illusion d’intimité, et celui qu’il rencontrait était un mort (16). »

En feuilletant les photos et les cartes, Scali a l’impression qu’il connaît l’aviateur mort. Il est interrompu par le responsable :

« ‘L’observateur est là, interrogez-le.’ – ‘Si vous voulez,’ dit Scali sans enthousiasme. Ses sentiments à l’égard du prisonnier étaient aussi contradictoires que ceux qu’il avait éprouvés devant les papiers (17). »

Confronté à un compatriote fasciste, qui se bat pour Mussolini et les nationalistes espagnols, Scali éprouve toute l’indignité d’un homme qui a fait un autre choix dont il est fort convaincu. Mais quand il s’approche de son ennemi, il fait preuve de beaucoup de tact et de ces traits de caractère, si bien décrits par Malraux en des mots comme « culture« , « cordialité » et « finesse« .

‘ »Vous êtes blessé ?’ demanda Scali, neutre (18). »

La description de Scali montre à quel point l’écrivain a développé de l’amitié et de l’humour envers ses camarades de guerre, car Scali est, d’une part, le porte-parole de Malraux (comme d’autres personnages du livre) et, d’autre part, il incarne les traits d’un ou de plusieurs copains aviateurs de l’écrivain.

L’observateur fasciste se montre fort stupéfait.

« Ce qui l’étonnait était peut­ être Scali lui-même : cet air de comique américain, dû moins à son visage à la bouche épaisse, mais aux traits réguliers malgré les lunettes d’écaille, qu’à ces jambes trop courtes pour son buste, qui le faisaient marcher comme Charlot, cette veste de daim. si peu « rouge », et ce porte-mine sur l’oreille. ‘Un instant,’ dit Scali en italien. Je ne suis pas un policier. Je suis aviateur volontaire. appelé ici pour des questions techniques. On me demande de séparer vos papiers de ceux de votre… collègue mort. C’est tout (19). »

Scali n’enfreint en rien les convenances, mais l’entretien ne dure pas longtemps et les premiers mensonges apparaissent :

« ‘Vous êtes tombés en panne, ou en combat?’ demanda Scali. ‘Nous étions en reconnaissance. Nous avons été abattus par un avion russe.’ Scali haussa les épaules. ‘Dommage qu’il n’y en ait pas ; ça ne fait rien. Espérons, qu’il y en aura.’ La feuille de vol du pilote ne portait d’ailleurs pas reconnaissance, mais bombardement. Scali éprouvait avec violence la supériorité que donne sur celui qui ment la connaissance de son mensonge (20). »

Malgré ces sentiments nommés violents, Scali reste poli et n’abuse pas de sa position. Au cours de l’entretien, il trouve une photo représentant un détail d’une fresque de Piero della Francesca. Cette photo appartient à l’aviateur mort. Comme historien de l’art, Scali est l’interprète de Masaccio (une des oeuvres de l’artiste) et il a publié l’analyse la plus importante des fresques de Piero :

« Sans le fascisme, cet homme eût peut-être été son élève (21). »

Ce fait explique pourquoi Scali se sent confusément solidaire avec l’aviateur mort. Toutes ces observations ne rendent pas forcément plus facile l’interrogatoire du fasciste. Après une description de sa capture, ce dernier demande :

« ‘Est-ce que je dois être jugé ?’ – ‘Mais pour quoi faire ?’ – ‘Sans jugement !’ cria l’observateur. ‘Vous fusillez sans jugement !’ (… ) Scali repoussa légèrement ses lunettes et haussa les épaules avec une tristesse sans limites. L’idée si commune parmi les fascistes, que leur ennemi est par définition une race inférieure et digne de mépris, l’aptitude au dédain de tant d’imbéciles n’était pas une des moindres raisons pour lesquelles il avait quitté son pays. – ‘Vous ne serez pas fusillé du tout,’ dit-il retrouvant soudain le ton du professeur qui tance son élève. L’observateur ne le croyait pas. Et qu’il en souffrît satisfaisait Scali comme une amère justice (22). »

Scali ne constate donc pas sans peine qu’il retrouve en Espagne les mêmes idées repoussantes et indignes auxquelles il a tourné le dos dans son propre pays. Une fois au pouvoir, Mussolini, le dictateur italien, n’a pas rendu la vie des socialistes comme Scali facile. Néanmoins, la réaction de ce dernier semble étrangement amère et vengeresse. Quoique cultivé, de nature cordiale et plein de finesse, Scali ne peut pas s’empêcher de tourmenter le fasciste, après que ce dernier n’a visiblement proféré que des mensonges.

Au cours de l’interrogatoire, Scali touche à un problème encore plus brûlant que ceux mentionnés jusqu’à présent : la torture. Il montre au fasciste une photo du capitaine Vallado et de son équipe. Les miliciens les ont trouvés morts, encore à leur place dans la carlingue, les yeux arrachés :

« L’observateur regarda les visages aux yeux arrachés ; il serrait les dents, mais ses joues tremblaient. – ‘J’ai vu … plusieurs pilotes rouges prisonniers…jamais ils n’ont été torturés…Qu’est-ce qui… prouve,’ demanda-t-il, ‘que cette photo n’est pas … ne vous a pas été envoyée après un truquage…’ – ‘Bien, alors elle l’est. Nous arrachons les yeux des pilotes républicains pour prendre les photos. Nous avons pour ça des bourreaux chinois, communistes.’ Devant les photos dites de « crimes Anarchistes » Scali, lui aussi, supposait d’abord le truquage: Les hommes ne croient pas sans peine à l’abjection de ceux avec qui il combattent (23). »

Un homme peut se décider à faire la guerre, mais il ne peut pas forcément choisir ses camarades. Malraux, au travers de Magnin, fait le constat suivant :

« Le difficile n’est pas d’être avec ses amis quand ils ont raison, mais quand ils ont tort… (24). »

Quant à Scali :

« tout ce qu’il pouvait dire lui sembla si vain qu’il n’eut plus envie que de se taire (25). »

Scali éprouve toute l’indignité qu’un homme peut ressentir face aux atrocités. Le fait qu’il n’a plus envie que de se taire signifie une rupture. Il ne parlera plus jamais avec cet homme.

J. Lacouture nous apprend que « … toute création chez Malraux, de la Condition humaine aux Antimémoires, se résoud tôt ou tard à un problème de communication (26). »

De plus, on a beaucoup reproché à Malraux de ne pas parler suffisamment des atrocités républicaines ou encore de ne s’être pas prononcé sur l’assassinat d’Andrès Nin. « L’écrivain (Malraux) qui traçait alors les portraits de Puig et du Négus, magnifiques combattants anarchistes, et des socialistes Magnin et Scali, comment pouvait-il taire la liquidation d’un révolutionnaire tel que le leader du P.0.U.M.? (27). »

Les exigences de l’action se heurtent à celles de la pureté, comme souvent dans les situations de guerre.

Pour l’instant, Scali résoud le problème en pensant :

« Cet homme et lui avaient choisi (28). »

Scali finit donc par reconnaître : c’est d’abord le choix de l’individu qui range les uns dans les lignes franquistes et les autres à côté des républicains. La qualité de l’homme n’est pas forcément décisive pour ce choix qui est avant tout politique.

L’interrogatoire à la Sûreté finit par une découverte. Scali remarque des traces sur une des cartes qui indiquent tous les champs clandestins des fascistes et ceux de la région du Tage, d’où partent les avions pour le front de Tolède :

« Scali sentait son visage se tendre. Il rencontra les yeux de l’ennemi: chacun savait que l’autre avait compris (29). »

C’est la première fois que le fasciste est nommé « ennemi« . Ce fait laisse entrevoir que Scali est devenu hostile – il ne supporte plus rien de cet homme.

« Le fasciste ne bougeait pas, ne disait pas un mot. Sa tête s’enfonçait entre ses épaules et ses joues tremblaient comme lorsqu’il avait regardé la photo de Vallado (30). »

Ces dernières lignes laissent soupçonner que le fasciste va être torturé pour vérifier la découverte. Pour Scali, l’entretien est terminé :

« Scali plia la carte. Le ciel de l’après-midi d’été espagnol écrasait le champ comme l’avion à demi effondré de Darras écrasait là-bas ses pneus vides, déchirés par les balles. Derrière les oliviers, un paysan chantait une cantilène andalouse (31). »

L’épisode à la Sûreté et le chapitre finissent par cette description dépeignant parfaitement l’atmosphère qui règne. Le choix des mots n’est en rien un hasard :

« plia » : fait penser à « plier bagage » – Scali part et ne va plus revoir ce fasciste.
« écrasé » – « vide » – « déchirés » : dépeint l’état du pays andalou dans le chaos de la guerre et, peut-être, l’état d’esprit de Scali après tout ce qu’il a appris à la Sûreté.

3. Scali, commandant adjoint, confronté à des faiblesses humaines

3.1. Le mercenaire qui a pris la fuite
3.2. Le mercenaire vantard et protestataire

 

Dans les scènes suivantes, Malraux fait preuve de son talent de dramaturge et de caricaturiste. Leclerc est le prototype du mercenaire et la personnification d’à peu près tous les problèmes que Malraux envisageait avec ce genre de guerrier.

Selon Lacouture,

« Leclerc crache sa colère d’homme mal dessaoulé qui a fui devant la chasse ennemie et sa honte de n’avoir plus en lui les ressources morales sans lesquelles, primes ou pas, l’engagement physique total est intolérable (32). »

Ceci se déroule durant l’absence des deux hommes qui commandent, Magnin et le chef des pilotes.

3.1. Le mercenaire qui a pris la fuite

« Scali se trouvait commander le champ (…) l‘absence de tout moyen de contrainte limitait le commandement à l’autorité personnelle de celui qui commandait (33). »

L’escadrille se compose de mercenaires et de volontaires. Leurs idées varient, surtout par rapport au matériel mis à leur disposition. Leclerc, un mercenaire français, vient d’observer un accident grave d’un avion républicain :

« Le Jaurès, cassé par le milieu, lança comme des graines ses huit occupants dans le ciel plombé. Leclerc eut l’impression qu’un bras sur lequel il s’appuyait venait d’être coupé ; … il vira plus court et fila pleins gaz sur Alcala (34). »

Le mercenaire n’a pas fait son travail, qui consiste à bombarder la colonne de Gétafé.

« ‘Jamais vu ça même pendant la guerre,’ répétait Leclerc ( … ) la bouche tragique et l’oeil de celui qui revient de l’enfer, partit d’un pas de légionnaire pour le poste de commandement (35). »

C’est seulement au poste de commandement que Leclerc prend conscience de sa fuite. Et le mercenaire va très mal supporter son acte et rendre la vie de Scali difficile, qui est commandant jusqu’au retour de Magnin. Leclerc, décide de se saouler à mort. Quatre miliciens le ramènent, ficelé comme un saucisson :

« Il dessaoulait doucement. Scali ( … ) se demandait ce qu’il allait faire si Leclerc devenait furieux (36). »

Scali va encore prouver qu’il a du tact et beaucoup de compréhension et de patience à l’égard de ses camarades de guerre. La manière dont il va gérer la réaction de Leclerc est assez surprenante :

« Attignies … revenait, silencieux ; Scali comprit que c’était pour lui prêter main-forte, si besoin était (37). »

Darras se range aussi de son côté :

« il avait exécuté avec Scali une mission semblable à celle que Leclerc venait de manquer. Leclerc les regarda tous deux : Scali avec ses lunettes rondes, son pantalon trop long dont les jambes bouffaient, son air de comique américain dans un film d’aviation (38). »

Leclerc insiste sur le fait qu’il s’est fort bien battu autrefois et qu’il n’est en rien du tout un lâche. Scali cherche à le réconforter bien que le mercenaire soit ivre :

‘ »Tout le monde sait bien que c’est toi,’ dit Scali, prenant son bras sous le sien. ‘T’en fais pas : viens te coucher.’ Pour lui comme pour Magnin, la fuite de Leclerc était plus de l’ordre de l’accident que de la lâcheté. Et qu’il s’accrochât ainsi au souvenir de Talavera, en ce moment, le touchait. Mais il y a toujours quelque chose de hideux dans la colère. plus encore dans celle de l’ivresse. ‘Viens te coucher,’ dit Scali de nouveau. ( … ) Scali lui donna le bras. ( … ) Au premier étage, il prit Scali dans ses bras: ‘J’suis pas un lâche, tu m’entends : j’suis pas un lâche…’ Il pleurait.« 

Quel spectacle donné par un homme qui a perdu l’estime de lui-même ! Scali a prouvé encore une fois qu’il a de très bonnes manières de réagir, même dans des cas difficiles. Néanmoins, les problèmes avec Leclerc vont continuer.

3.2. Le mercenaire vantard et protestataire

Leclerc cherche à entraîner des camarades dans une rébellion contre le commandement. Magnin est absent et personne ne sait trop s’il s’est « fait descendre » dans un avion. Un nommé Nadal rend visite à l’escadrille afin d’ y trouver des récits susceptibles d’alimenter le journal dont il est le correspondant. Leclerc se vante à un tel point qu’il dit même :

« Moi, Leclerc, excuse-moi, j’ai arrêté Franco (39). »

Au cours de cet entretien avec le journaliste, il ajoute :

« Je suis un mercenaire de gauche, tout le monde le sait. Mais si je suis ici, c’est parce que je suis un dur. J’suis un invétéré du manche. Le reste, c’est pour les nouilles flexibles, déprimées et journalistes. Chacun à son goût, excuse-moi. Tu m’as compris ? (40). »

Attignies, un volontaire, dit :

« Faiblesse ou lâcheté, si Magnin ne les balance pas, ces gars-là vont pourrir l’escadrille (41). »

Le spectacle continue :

« Leclerc : « ses petits yeux écarquillés et ses deux mains pathétiques, des deux côtés de ses étoiles de lieutenant » ; Gardet regardant le bombardier protestataire constate : « ressemble encore plus à une théière de dessin animé à la lumière qu’au jour (42). »

Scali ne choisit ni le dédain, comme Attignies, ni l’ironie, comme Gardet, afin de résoudre ce problème. Adoptant une attitude calme, il attend et écoute ce que les autres camarades rétorquent à Leclerc:

« Scali professait qu’il ne fallait pas prendre tous ces garçons trop au sérieux, et, d’ordinaire, s’en trouvait bien. Aujourd’hui... (43) « 

Leclerc est fort mécontent à cause de toutes les privations devant lesquelles il doit s’incliner et, surtout, parce que les mercenaires n’ont toujours pas obtenu de contrats. Il s’approche de Scali et le provoque directement :

« La révolution, j’ t’ l’ai dit: chacun son boulot. Mais tu m’excuseras, pour l’organisation, merde ! » (… ) « Scali, dégoûté derrière ses lunettes, ne répondait pas (44) ( … ) ‘ »J’en ai marre des mitrailleuses de tir forain, ‘ reprit Leclerc. Marre. J’ai des couilles, moi, et j’veux bien faire le taureau, mais j’veux pas faire le pigeon. Tu m’as bien compris ?’ Scali, au-delà du découragement, haussa les épaules. Leclerc haussa les épaules pour l’imiter, rageur, les dents serrées. ‘J’t’emmerde ? T’entends ? J’t’emmerde.’ Il le regardait enfin de face, avec le pire visage. ‘Moi aussi.’ dit Scali, maladroitement. Ni l’engueulade, ni le commandement n’étaient son fort. Bon intellectuel. il ne voulait pas seulement expliquer, mais encore convaincre; il avait le dégoût physique du pugilat; et Leclerc, qui sentait animalement ce dégoût, le prenait pour de la peur (45). »

La dernière phrase est un bon exemple pour illustrer à quel point Malraux en avait assez des mercenaires. Il décrit Leclerc comme réduit à l’état de l’animal qui n’est mû que par l’instinct (sentir animalement) et l’oppose à Scali, l’homme qui pense, qui articule sa pensée et qui veut convaincre. Mais, comme dans bien des récits de Malraux, le problème de la communication attteint ici son point culminant, et c’est ainsi que « la rupture » – une séparation brusque entre des personnes qui étaient unies – met fin à tout ce qui a été vécu ensemble.

Magnin arrive et va faire place nette : il chasse Leclerc et son équipage de l’escadrille :

« Tu pars demain pour la France, contrat réglé. Et tu ne remettras jamais les pieds en Espagne. C’est tout (46). »

De plus, Magnin annonce que tous les contrats sont supprimés, parce qu’ils sont assimilés à l’aviation espagnole.

« Ceux qui ne sont pas d’accord partent demain matin. ( … ) La question du Pélican (47) est réglée; nous ne devons donc plus nous souvenir que de ce que chacun d’eux avait fait de bien avant… le reste. Buvons à l’équipage du Pélican.’ Le ton faisait du toast un adieu (48). »

4. Scali effectue une double mission à Madrid

4.1. L’entretien au ministère – des problèmes stratégiques
4.2. L’entretien avec Monsieur Alvear – des problèmes éthiques
4.1. L’entretien au ministère – des problèmes stratégiques

Scali, convoqué par Garcia, se rend au ministère. Garcia vient d’interroger des officiers d’artillerie pour vérifier la nature du bombardement qui a eu lieu à Madrid le 30 octobre.

La description de la scène qui suit n’est pas très détaillée. Au cours de la conversation, comme toujours, nous voyons Scali en train de répondre intelligemment à toutes les questions de son interlocuteur, mais non sans interpréter la pensée et les réactions de ce dernier :

« Scali réfléchissait derrière ses lunettes, une main dans ses cheveux. (…) Plus l’interrogatoire devenait absurde, plus Scali devenait inquiet, car il connaissait la précision de Garcia (49). »

Indigné par l’atrocité de l’incident, Garcia discute avec Scali et tous deux s’aperçoivent que les bombes n’ont été lancées ni par des avions, ni par des canons; mais qu’il s’agissait bien d’un massacre effectué par les « autos­ fantômes », ces voitures fascistes qui se lancent la nuit à travers Madrid.

« Cette fois, chaque ennemi, avant de lancer sa bombe, avait regardé la queue des femmes devant l’épicerie, les vieillards et les enfants dans le square. (…) la pitié pour les femmes est un sentiment d’homme. Mais les enfants… Garcia, comme chacun, avait vu les photos (50). »

Garcia décide de ne rien dire au peuple de Madrid. S’il dénonçait les résultats de son analyse, ceci provoquerait des réactions incontrôlables :

« la vengeance contre l’atroce rend les masses aussi folles que les hommes. ( … ) A ce point de haine, quelle paix sera possible ici ? (51). »

A propos de cet événement, Pol Gaillard fait le constat suivant :

« Malraux nous indique que Garcia, pour ne pas déchaîner une folie de vengeance, décide de ne pas révéler tout de suite que les explosions de Madrid, imputées à l’artillerie et à l’aviation, sont en réalité des attentats commis sur place par des membres de la Cinquième Colonne (des partisans nationalistes clandestins à l’intérieur de la ville), que les civils, les femmes, les enfants sont délibérément visés. Malraux ne nous dit pas que cette folie de vengeance s’est exercée quand même, que de nombreux prisonniers fascistes ont été massacrés en novembre aux environs de Madrid, tout comme à Tolède le 23 août. Il évoque l’exécution du fils de Largo Caballero, il n’évoque pas celle du fils de Moscardo, victime précisément de ce massacre de Tolède (52). »

Après l’entretien avec Garcia, Scali va voir Monsieur Alvear, père de Jaime et professeur d’histoire de l’art comme Scali.

4.2. L’entretien avec Monsieur Alvear – des problèmes éthiques

A vingt-six ans, Jaime fait partie de la milice socialiste. Ingénieur chez Hispano, il s’engage pour la prise de la caserne à Madrid, le 20 juillet 1936. Environ une année plus tard, Jaime s’aventure comme mitrailleur à un bombardement de l’Alcazar. Quand il revient à l’escadrille,

« Jaime descendit bien après les autres. Les mains en avant, qui tremblaient, et un camarade pour le guider: une balle explosive à la hauteur des yeux. Aveugle (53). »

Sachant que la prise de Madrid pourrait être imminente, Jaime a demandé à Scali d’emmener son père à l’escadrille, le jour même de sa rencontre avec Garcia.

Monsieur Alvear salue Giovanni Scali très cordialement, mais il ne fait pas un secret de sa répugnance à l’égard des républicains. Comme il regarde Scali avec une attention insistante, Scali lui demande :

« ‘Vous êtes surpris ?’ – Voir un homme qui pense dans ce … costume me surprend toujours.’ Scali était en uniforme. Avec le pantalon trop long et les lunettes (54). »

Monsieur Alvear l’invite à boire un verre avec lui, mais Scali refuse, puis ajoute :

« ‘Ma voiture est en bas à votre disposition. Vous pouvez quitter Madrid tout de suite.’ … – ‘Pour quoi faire?’ – ‘Jaime m’a demandé de passer vous prendre quand je reviendrais du ministère….’ Le sourire d’Alvear était plus vieux que son corps: ‘A mon âge, on ne voyage plus sans bibliothèque.’ – ‘Vous vous rendez compte, n’est-ce pas, que les Maures seront peut-être ici demain ?’ … ‘Les fascistes savent que votre fils est combattant… Vous vous rendez compte que vous risquez fort d’être fusillé ?’ (55) »

Alvear semble faire la sourde oreille. Il commence à discuter avec Scali en insistant sur le dédain qu’il éprouve à l’égard des maures, répétant qu’il ne veut pas se séparer de l’art qu’il aime tant :

« C’est étrange : j’ai vécu quarante ans dans l’art et pour l’art, et, vous, un artiste, vous vous étonnez que je continue… » … Entre tous les hommes que Scali rencontrait ou avec lesquels il vivait depuis la guerre, Garcia seul avait l’habitude d’une discipline de l’esprit. Et Scali se sentait d’autant plus volontiers repris par la relation intellectuelle qui s’établissait entre le vieillard et lui, que sa journée avait été plus brutale. et que, s’étant senti chef faible, l’univers où il trouvait sa valeur l’attirait (56). »

Ne l’oublions pas, Scali comme Alvear sont des porte-parole de Malraux. Toute sa vie, l’écrivain avait cherché à entretenir des relations avec des penseurs et des artistes. Penseur et artiste lui-même, il vivait dans le monde des livres et des musées. Un jour. Malraux dit à Clara, sa femme : « Sans vous, j’aurais été un rat de bibliothèque. »

Au cours de leur discussion sur l’art, Scali rétorque :

« Dans les églises du Sud où l’on s’est battu. j’ai vu en face des tableaux de grandes taches de sang. Les toiles… perdent leur force…’ – ‘Il faudrait d’autres toiles, c’est tout,’ dit Alvear (…) – « ‘Bien,’ dit Scali : ‘C’est mettre haut les oeuvres d’art.’ – ‘Pas les oeuvres : l’art.’ (… ) Scali comprit enfin ce qui le troublait depuis le début de l’entretien : toute l’intensité du visage du vieillard était dans ses yeux; avec l’affreuse imbécillité de l’instinct, entraîné par la ressemblance, Scali, chaque fois que son interlocuteur retirait son lorgnon, attendait des yeux d’aveugle. « ‘Ni les romanciers ni les moralistes n’ont de sens, cette nuit,’ reprit le vieillard: ‘les gens de la vie ne valent rien pour la mort. La sagesse est plus vulnérable que la beauté; car la sagesse est un art impur. Mais la poésie et la musique valent pour la vie et la mort (57). »

Pour Alvear, l’art est l’arme majeure contre le destin, la mort et le désespoir. Il va faire la preuve de cette croyance, surtout par rapport à sa souffrance à l’égard de son fils.

Après son départ du ministère de la culture, sous de Gaulle, Malraux a répondu à un journaliste :  »Quand j’étais au gouvernement, j’avais rêvé de rassembler tous les chefs-d’oeuvres des peintres à la veille de leur mort – le génie de la vieillesse.« 

« Est-ce une chose si difficile, monsieur Scali, que d’attendre la mort (qui ne viendra peut-être pas) en buvant tranquillement et en lisant des vers admirables ? Il y a un sentiment très profond à l’égard de la mort, que nul n’a plus exprimé depuis la Renaissance…’ – ‘Quel sentiment ?’ – ‘La curiosité… Vous n’avez pas de curiosité à l’égard de la mort ?’ demanda le vieillard. ‘Toute opinion décisive sur la mort est si bête…’ – ‘J’ai beaucoup pensé à la mort,’ dit Scali, la main dans ses cheveux frisés; depuis que je me bats, je n’y pense plus jamais. Elle a perdu pour moi toute…réalité métaphysique, si vous voulez. ( … ) la mort gagne ou perd. ( … ) La mort n’est pas une chose si sérieuse : la douleur, oui. L’art est peu de chose en face de la douleur, et, malheureusement, aucun tableau ne tient en face de taches de sang (58). »
« Ah! monsieur Scali. vous avez une grande habitude de l’art, et pas encore une assez grande habitude de la douleur… La servitude économique est lourde; mais si, pour la détruire, on est obligé de renforcer la servitude politique, ou militaire, ou religieuse, ou policière, alors que m’importe?’ Alvear touchait en Scali un ordre d’expérience qu’il ignorait, et qui devenait tragique chez le petit Italien frisé. Pour Scali, ce qui menaçait la révolution n’était pas le futur, mais bien le présent : il voyait l’élément physiologique de la guerre se développer chez beaucoup de ses meilleurs camarades, et il en était atterré. Et la séance dont il sortait n’était pas pour le rassurer. Il ne savait pas trop où il en était. »

Y a-t-il des guerres raisonnables? C’est la question qui ne cesse de réapparaître. Le pire compromis avec Franco ne vaut-il pas mieux que des centaines de milliers de victimes et des souffrances sans nom, avec peut-être au bout, malgré tous les héroïsmes, la défaite misérable ? Et même en cas de victoire, le gain qu’apportera la libération économique sera-t-il plus grand que les servitudes de toutes sortes, imposées presque forcément par la société nouvelle? Les hommes seront-ils plus libres, plus heureux? Des questions cruciales, auxquelles Scali ne trouve guère à répondre, bien qu’il évoque en des termes magnifiques la grandeur des hommes lorqu’ils progressent ensemble, unis à la fois par l’espoir et par l’action. Scali lui-même est de plus en plus angoissé, parce que la guerre est en train de faire de quelques-uns de ses meilleurs camarades des violents, des gens qui aiment la force, tandis que les médiocres, eux, deviennent souvent des brutes, ou s’abîment dans l’alcool, pour oublier.

« ‘Je veux savoir ce que je pense, monsieur Scali,’ reprit le vieillard. – ‘Bien. Ça limite la vie.’ – ‘Oui,’ dit Alvear, rêveur: mais la vie la moins limitée, c’est encore celle des fous… Je veux avoir des relations avec un homme pour sa nature, et non pour ses idées. Je veux la fidélité dans l’amitié, et non l’amitié suspendue à une attitude politique. Je veux qu’un homme soit responsable devant lui-même (… ) et non devant une cause, fût-elle celle des opprimés (59). »

Ces remarques, prononcées par Alvear, indiquent peut-être pourquoi Malraux n’avait jamais adhéré a un parti politique.

‘ »Mais enfin, vous, vous l’interprète de Masaccio, de Piero della Francesca, comment pouvez-vous supporter cet univers?’ – ‘Scali se demandait s’il était en face de la pensée d’Alvear, ou de sa douleur. – ‘Bien,’ dit-il, enfin. ‘Avez-vous jamais vécu avec beaucoup d’hommes ignorants?’ … Vous avez parlé tout à l’heure de l’espoir : les hommes unis à la fois par l’espoir et par l’action accèdent, comme les hommes unis par l’amour, à des domaines auxquels ils n’accéderaient pas seuls. L’ensemble de cette escadrille est plus noble que presque tous ceux qui la composent. Vous pensez que Jaime a eu tort de combattre?’ Alvear haussa ses épaules voûtées; ses joues tombèrent un peu plus. ‘Ah! que la terre soit fasciste et qu’il ne soit pas aveugle ( …) Le seul espoir qu’ait la nouvelle Espagne de garder en elle ce pour quoi vous combattez, vous, Jaime et beaucoup d’autres, c’est que soit maintenu ce que nous avons des années enseigné de notre mieux…. La qualité de l’homme … (60). »

Scali va reprendre ce problème de la qualité de l’homme avec Garcia qui lui donnera une réponse.

« ‘Vous venez de vous asseoir là où s’assied Jaime quand il vient. Et vous portez des lunettes…aussi. Quand il retire les siennes, je ne peux pas le regarder. Pour la première fois, l’accent de la douleur passa dans la voix presque atone, et il dit pour lui-même, en français : Que te sert, ô Priam, d’avoir vécu si vieux! … Rien – rien – n’est plus terrible que la déformation d’un corps qu’on aime…’ – ‘Je suis son ami,’ dit Scali à mi-voix. ‘Et j’ai l’habitude des blessés (61). »

« ‘.. .les milliers et les milliers de photos qu’il a regardées… Et pourtant, si je fais jouer le phono, si la musique entre ici, je peux parfois le regarder, même s’il n’a pas ses lunettes...(62). »

Ce chapitre finit sur un ton extrêmement triste qui traduit bien la douleur du vieillard, qui a mis tout son espoir en l’art et en son fils.

Lors du soulèvement des étudiants à Paris, en 1968, un journaliste demandait à Malraux : « L’engagement est-il plutôt esthétique ou politique? » Malraux avait répondu : « Ils sont inséparables, parce que les deux sont des luttes contre la mort. »

Dans le chapitre suivant, Scali va encore dialoguer avec un intellectuel pour trouver des réponses à des questions qui le tourmentent de plus en plus.

5. Réflexions

5.1. Lesintellectuels et la révolution
5.2. L’éthique et la révolution
5.1. Les intellectuels et la révolution

L’esprit de Garcia et l’esprit de Scali sont par nature profondément liés. Leur conversation a lieu sous le bombardement de Madrid :

« Garcia venait de raconter à Scali l’entretien qu’il avait eu avec le docteur Neubourg. De tous les hommes qu’il devait voir dans la journée et dans la nuit, Scali était le seul pour qui tout cela eût la même résonance que pour lui-même. « ‘L’attaque de la révolution par un intellectuel qui fut révolutionnaire,’ dit Scali, ‘c’est toujours la mise en question de la politique révolutionnaire par… son éthique si vous voulez. Sérieusement, commandant, cette critique, souhaitez-vous qu’elle ne soit pas faite?  (63). »

« Un troupeau de chiens abandonnés commença à hurler, absurde, dérisoire, exaspérant, comme s’il eût régné sur cette désolation de fin de monde (64). »

Cette description est très parlante : Scali a besoin du réconfort de Garcia, parce qu’il a quitté Alvear rempli d’une désolation qui pèse encore sur lui. Garcia est cordial, sait de quoi il parle, et il a réfléchi à tous ces paradoxes de la guerre. Au cours de l’entretien, Scali demande :

« Dites donc, commandant, qu’est-ce qu’un homme peut faire de mieux de sa vie, selon vous ? (65). – « Transformer en conscience une expérience aussi large que possible, mon bon ami (66). »

C’est une des phrases clés du livre parce qu’elle amène évidemment à l’action.

Selon J. Lacouture, « L’Espoir signifie, dans l’oeuvre de Malraux, le triomphe de la vérité objective sur l’imaginaire, et du faire sur l’être (67). » « En Malraux se réconcilient l’intelligence et l’action, fait des plus rares (68). »

Selon Pol Gaillard : « La phrase est demeurée célèbre à juste titre, mais elle est curieusement incomplète pour un dialecticien aussi confirmé, plongé dans un conflit inexorable. Le second terme manque et avec lui la Synthèse  : « … puis, inscrire dans l’action cette conscience née elle-même de l’expérience la plus large (69). »

5.2. L’éthique et la révolution

‘ »La force d’un penseur n’est ni dans son approbation ni dans sa protestation, mon bon ami, elle est dans son explication.’ – ‘Pourtant,’ dit Scali, ‘avant longtemps il faudra de nouveau enseigner aux hommes à vivre… Il pensait à Alvear (70). »

Garcia répond au cours du dialogue :

« La révolution est chargée de résoudre ses problèmes, et non les nôtres. Les nôtres ne dépendent que de nous. ( … ) Aucun État, aucune structure sociale ne crée la noblesse de caractère, ni la qualité de l’esprit (71). »

« Pourquoi êtes-vous ici ? Scali s’arrêta, surpris de ne pas parvenir à le préciser, et retroussa son nez, comme toujours lorsqu’il réfléchissait. ‘Pour moi, je ne suis pas dans cet uniforme parce que j’attends du Front populaire le gouvernement des plus nobles, je suis dans cet uniforme parce que je veux que changent les conditions de vie des paysans espagnols.’ Scali pensait à l’argument d’Alvear, et le reprit : ‘Et si, pour les libérer économiquement, vous devez faire un État qui les asservira politiquement?’ – ‘Donc, comme nul ne peut être sûr de sa pureté future, il n’y a qu’à laisser faire les fascistes. Du moment que nous sommes d’accord sur le point décisif, la résistance de fait, cette résistance est un acte : elle vous engage, comme tout acte, comme tout choix. Elle porte en elle-même toutes ses fatalités. Dans certains cas, ce choix est un choix tragique, et pour l’intellectuel il l’est presque toujours, pour l’artiste surtout. Et après? Fallait-il ne pas résister? (72). »

« ‘Je ne sais pas quel écrivain disait: Je suis peuplé de cadavres comme un vieux cimetière…’ – Depuis quatre mois, nous sommes tous peuplés de cadavres, Scali; tout le long du chemin qui va de l’éthique à la politique. Entre tout homme qui agit et les conditions de son action, il y a un pugilat (73). »

« Scali pensait au combat de l’avion de Marcelino contre sa propre flamme : A l’instant où l’avion touchait le sol, carlingue et flammes se rapprochèrent comme pour un pugilat exaspéré. La carlingue bondit dans la.flamme, qui se tordit sur elle-même, s’écrasa, jaillit de nouveau en chantant : l’avion capotait. ‘Il y a des guerres justes,’ reprit Garcia, – ‘la nôtre en ce moment – il n’y a pas d’armées justes. Et qu’un intellectuel, un homme dont la fonction est de penser vienne dire, comme Miguel de Unamuno : Je vous quitte parce que vous n’êtes pas justes, je trouve ça immoral, mon bon ami! Il y a une politique de la justice, mais il n’y a pas de parti juste (74). »

« L’éthique de notre gouvernement dépend de notre effort, de notre acharnement…. Mon bon ami,’ dit Garcia ironiquement, ‘L’émancipation du prolétariat sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes (75). »

Ces explications, visiblement convaincantes, auront des effets sur la vie de Scali.

Pol Gaillard nous renseigne :

« … au moins trois personnages sont de véritables créations… » c’est-à-dire, leurs traits ne sont pas inspirés par des personnes réelles : « Remarquons seulement sans trop d’étonnement que Malraux n’a pas voulu mettre face à face les deux hommes, les plus intelligents du livre, Garcia et Alvear. Garcia ne répond au vieil homme que par l’intermédiaire de Scali… Garcia l’aurait-il emporté? Ce n’est pas sûr. Les deux personnages luttent et lutteront toujours, je crois, dans le cœur de Malraux (76). »

6. Scali et la mission sur Teruel

6.1. Scali rompt avec la passivité et choisit l’action
6.2. Le triomphe austère
6.3. Scali, anarchiste presque anticommuniste
6.1. Scali rompt avec la passivité et choisit l’action

Après ces entretiens, nous rejoignons Scali, buvant du manzanilla avec des camarades aviateurs. Entre-temps, Vargas, au ministère de l’Air à Valence, dit à Magnin :

« Malaga est perdu (.. ) L’exode est extraordinaire (… ) Et les avions italiens les poursuivent. Et les camions. Si on arrête les camions, les réfugiés atteindront Almeria… ( … ) Mais, aussi, il y a une mission sur Teruel ( … ) Vous à Teruel, Sembrano à Malaga. »

La conversation des aviateurs, autour de leur manzanilla, révèle de profondes différences dans leurs caractères :

« Scali aimait les combattants, se méfiait des militaires et détestait les guerriers (77). »

Karlitch est décrit comme un modeste exemple de guerrier :

« Servir était pour lui une passion ( … ) la première fois qu’il avait trouvé de ces blessés torturés par les Maures, il était allé donner lui-même le coup de grâce à leurs officiers. L’ensemble inquiétait Scali et Attignies. Les autres croyaient Karlitch un peu fou (78). »

Au cours de la conversation, Karlitch dit qu’il n’est pas naturel qu’un homme meure sans saigner. C’en est décidément trop pour Scali qui est à bout de nerfs :

« Voilà vingt ans que Scali entendait parler de notion de l’homme. Et se cassait la tête dessus. C’était du joli, la notion de l’homme, en face de l’homme engagé sur la vie et la mort. Scali ne savait décidément plus où il en était. Il y avait le courage, la générosité – et il y avait la physiologie. Il y avait les révolutionnaires – et il y avait les masses. Il y avait la politique – et il y avait la morale. ‘Je veux savoir ce dont je parle.’ avait dit Alvear. Scali se dressa, la bouche ouverte, les deux poings sur la table, envoyant à trois mètres l’avion de fil de fer (79). »

La projection à trois mètres de ce petit objet d’art indique un changement dans l’attitude de Scali :

« Scali … depuis que ses problèmes étaient devenus lancinants, il ne bombardait plus, il mitraillait : il ne s’accommodait plus de la passivité (80). »

Un autre mitrailleur ne s’accommodait pas non plus de la passivité :

J. Lacouture : « André Malraux ne jouissait pas moins de la sympathie générale. Son prestige était immense et quand il entrait au Florida (l’hôtel qui abrite les aviateurs de Malraux, les journalistes, les hôtes d’honneur de la République et la bande d’aventuriers} chacun s’empressait autour de lui, surtout quand il arrivait d’une de ces folles missions aériennes auxquelles il participait en qualité de… mitrailleur!« 

6.2. Le triomphe austère

Suite au bombardement d’un champ d’aviation clandestin fasciste, la chasse ennemie attaque et touche un des trois avions républicains :

« Scali remonta de sa cuve, s’allongea (un explosif dans le pied) : son soulier semblait avoir éclaté (81)

L’avion s’écrase sur une montagne de neige. Saïdi est tué, Gardet, Scali, Taillefer, Mireaux, Pujet, blessés, Gardet très gravement. Magnin parvient difficilement à savoir où ils sont tombés. Il organise leur descente et part à leur recherche.

Suit la longue descente des aviateurs blessés de Valdelinares à Linares. Dans ces scènes, Maraux rend surtout hommage à Raymond Maréchal, incarné par Gardet :

J. Lacouture : « Raymond Maréchal, étonnant casse-cou, le front bosselé par un terrible accident – il avait été trépané – d’une verve et d’une audace incomparable, amoureux de toutes les femmes et prêt à mourir à tout moment pour ses amis. (Ce qu’il fit dans les maquis de Corrèze, où il avait rejoint Malraux ) (82). »

Scali joue un rôle très modeste dans la scène de la descente, Malraux ne le laisse plus dialoguer, même pas avec Magnin :

« Scali rentra son histoire; sans doute eût-elle tapé sur les nerfs de Magnin comme la comparaison d’un tableau et de ce qu’ils voyaient tapait sur les nerfs de Scali. (… ) Son brancard passa le torrent, tourna. En face, reparurent les taureaux, Espagne de son adolescence, amour et décor, misère! L’Espagne, c’était cette mitrailleuse tordue sur un cercueil d’Arabe et ces oiseaux transis qui criaient dans les gorges (83).

La description suivante est admirable de grandeur simple et de pitié:

« Toute cette marche de paysans noirs, de femmes aux cheveux cachés sous des fichus sans époque, semblait moins suivre des blessés que descendre dans un triomphe austère (84). »

« La guerre la plus romanesque, celle de l’aviation, pouvait-elle finir ainsi? (85) »

« Et nul ne l’avait contraint à combattre. Un moment, ils hésitèrent, ne sachant que faire, résolus pourtant à faire quelque chose; enfin … ils levèrent le poing en silence (86). »

« L’ambulance est partie. Par la lucarne qui permet de communiquer avec le chauffeur, Scali voit des carrés de paysage nocturne … au-dessus de sa civière, à chaque cahot, le bombardier gémit … Le bombardier pense à sa jambe (87). »

Le bombardier, c’est « Taillefer, la jambe cassée en trois endroits (88). »

J. Lacouture nous apprend que « Camille Taillefer, le seul personnage du drame auquel Malraux ait laissé son nom, est aujourd’hui guide-photographe à Padirac. Il marche en traînant sa jambe brisée ce 27 décembre 1936 dans la sierra à Teruel : ‘On a voulu m’amputer à l’hôpital de Valence. Malraux a refusé. Il m’a fait transporter dans une clinique, puis à Paris. Il m’a sauvé mieux que la jambe – la peau (89). »

Scali, contemplant le paysage espagnol à travers la lucarne, pense à des « Vergers de Shakespeare, cyprès italiens… ‘C’est par une nuit pareille, Jessica (90). »

C’est l’une des rares fois où la femme apparaît dans le récit de Malraux. Reste à savoir pourquoi :

« Un homme ne peut pas bien combattre si sa femme reste à Madrid » dit Garcia.

Pol Gaillard pense que « Pour exprimer les problèmes tragiques de l’action, pour faire exister le plus intensément possible son monde de la guerre et de l’espoir, il a estimé sans doute n’avoir pas besoin des femmes. »

Malraux lui­ même ajoute : « … La femme est pour moi un être si différent – je parle de différence, non d’infériorité – que je n’arrive pas à imaginer un personnage féminin » (Malraux à d’Astier de la Vigerie, dans l’Evénement, août 1967, p. 60).

6.3. Scali anarchiste presque communiste

Dans une conversation menée par Garcia et Magnin, nous entendons pour la dernière fois Scali :

Garcia prit Magnin sous le bras : ‘Et Scali?’ demanda-t-il.’ – ‘Une balle explosive dans le pied, sur Teruel. Perdra le pied… ‘ – ‘Où en était-il politiquement?’ – ‘Euh… alors, oui : de plus en plus anarchisant, de plus en plus sorélien, presque anticommuniste…’ – ‘Ce n’est pas au communisme qu’il s’oppose, c’est au Parti.’ – ‘Dites donc, commandant, qu’est-ce que vous pensez des communistes?’ ‘Ils ont toutes les vertus de l’action – et celles- là seules (91). »

La dernière fois que Scali, de par son attitude, est le porte-parole de Malraux :
Malraux n’avait jamais été membre du parti communiste; il se nommait lui même « compagnon de route ». Il y avait une révolution au cœur de la révolution, c’est-à-dire entre les anarchistes et les communistes. Les anarchistes voulaient « être » libres, non opprimés, dignes – tandis que les communistes voulaient réaliser cet objectif avec beaucoup de discipline et d’organisation. Il voulaient abattre tout ce qui bloquait la voie à leur prise de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils désiraient contrôler l’industrie de la guerre. Ils parlaient déjà des incontrôlables (des anarchistes) en tant qu’ennemis de la révolution.

J. Lacouture à ce sujet :

« Le combattant d’Espagne (Malraux) est libre pour approuver la plupart des critiques formulées par Gide. Il a vu opérer sur place les services spéciaux de Staline, contre les anarchistes, les trotskystes et les supposés ‘déviationnistes’, il a vu fonctionner ‘in vivo’ l’appareil de la NKVD… Mais lui a choisi de se taire tant que l’hitlérisme sévit (92). »

Epilogue

Avec Scali, nous avons fait la connaissance d’un admirable personnage, discret, compagnon cordial, combattant fidèle et intellectuel lucide. Malraux le dépeint empli de grandes aptitudes, de capacités de diplomatie et de finesse, si bien que, dans son acharnement d’intellectuel qui lutte pour réconcilier l’éthique et l’action, Scali, lui, ne dit jamais qu’il existe une guerre juste, mais il ne cesse de combattre jusqu’à ce qu’il soit mis hors combat.
En Scali, Malraux a créé un porte-parole idéal qui s’est surtout distingué en tant qu’intellectuel qui s’adonne à cet exercice si compliqué :

« Transformer en conscience une expérience aussi large que possible. »

***

Notes

(1) André MALRAUX, L’Espoir, Paris, Gallimard, Collection « Folio », p. 66. Toutes les références au texte de « L’Espoir » renverront à cette édition.
(2) loc. cit.
(3) André Malraux, op. cit. p. 67.
(4) Ibid.,  pages 67 – 68
(5) Ibid.,  pages 86 – 87
(6) Ibid., pages 89 – 91
(7) Ibid., page 90
(8) Jean LACOUTURE, André Malraux – Une Vie dans le siècle, Paris, Editions du Seuil, page 231, Toutes les références au texte de cette biographie renverront à cette édition.
(9 ) le récit de Malraux n’est pas fidèle à la chronologie de la guerre (note personnelle)
(10) Jean LACOUTURE, op. cit., pages 233 – 234
(11) André Malraux, L’Espoir, op. cit., pages 120 – 124
(12) Ibid., page 159
(13)  loc. cit. + Pages 160 – 161
(14) Ibid., page 162
(15) Ibid., page 228
(16) Ibid., page 162
(17) Ibid.,  page 163
(18) Ibid., page 164
(19) Ibid., pages 164-165
(20) Ibid., page 165
(21) Ibid., page 166
(22) Ibid., page 167
(23) Ibid.,  page 168
(24) Ibid., page 311
(25) Ibid., page 169
(26) Ibid., pages 255 – 256
(27) Jean LACOUTURE, op. cit., page 254
(28) André Malraux, L’Espoir, op. cit., page 169
(29) loc. cit.
(30) loc. cit.
(31) loc. cit.
(32) Ibid.,  page 238
(33) Ibid., page 333
(34) Ibid., page 329
(35) loc. cit.
(36) Ibid., page 333
(37) loc. cit.
(38) Ibid., page 334
(39) Ibid., page 338
(40) Ibid., page 341
(41) Ibid., pages 341-342
(42) Ibid., page 343
(43) loc. cit.
(44) Ibid., page 346
(45) Ibid., pages 347-348
(46) Ibid., page 349
(47) celui des mercenaires
(48) Ibid., page 350
(49) Ibid., page 354
(50) Ibid., page 357
(51) Ibid., pages 357- 358
(52) Pol GAILLARD, L’Espoir – André Malraux, Paris, Ratier, Collection « Profil d’une oeuvre », Page 59
(53) André MALRAUX, L’Espoir, op. cit., page 191
(54) Ibid., page 371
(55) Ibid., page 372
(56) Ibid., page 373
(57) Ibid., pages 374 – 375
(58) Ibid., pages 375 – 376
(59) Ibid., page 377
(60) Ibid.,  pages 378 – 380
(61) Ibid., page 381
(62) Ibid., page 382
(63) Ibid., pages 460 – 461
(64) Ibid., page 461
(65) Ibid., page 465
(66) Ibid., page 466
(67) Ibid., page 254
(68) Ibid., page 257
(69) Ibid., page 56
(70) Ibid., page 464
(71) Ibid., page 466
(72) Ibid., page 467
(73) loc. cit.
(74) Ibid., page 468
(75) loc. cit.
(76) Ibid., page 58
(77)  Ibid., page 500
(78)  loc. cit.
(79) Ibid., page 501
(80) Ibid., page 537
(81) Ibid., page 541
(82- Ibid., page 243
(83) Ibid., page 557
(84) Ibid., page 560
(85) Ibid., page 560
(86) Ibid., page 561
(87) loc. cit.
(88) Ibid., page 545
(89) Ibid., page 245
(90) Ibid., page 561
(91) Ibid., page 582
(92) Ibid., page 198

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Table des matières

Introduction.
1. Giovanni Scali – solidarité et camaraderie.
1.1. Sa solidarité envers les camarades aviateurs
confrontés à la mort.
1.2. Sa solidarité envers un ex-pilote.
1.3. Sa solidarité envers des camarades républicains
2. Scali à la Sûreté: diplomatie et tact.
2.1. Scali plein de diplomatie pour sauver un camarade italien.
2.2. Scali plein de finesse et de tact envers un fasciste italien.
3. Scali, commandant adjoint, confronté à des faiblesses humaines.
3.1. Le mercenaire qui a pris la fuite.
3.2. Le mercenaire vantard et protestataire.
4. Scali effectue une double mission à Madrid.
4.1. L’entretien au ministère – des problèmes stratégiques.
4.2. L’entretien avec Monsieur Alvear – des problèmes éthiques.
5. Réflexions.
5.1. Les intellectuels et la révolution.
5.2. L’éthique et la révolution.
6. Scali et la mission sur Teruel.
6.1. Scali rompt avec la passivité et choisit l’action
6.2. Le triomphe austère
6.3. Scali, anarchiste presque anticommuniste
Epilogue.
Bibliographie et Filmographie.

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Bibliographie et Filmographie

GAILLARD, Pol, L’espoir – André Malraux, Paris, Hatier, Collection « Profil d’une oeuvre », 1970

LACOUTURE, Jean, André Malraux, Une vie dans le siècle, Paris, Edition du Seuil, 1973

MALRAUX, André. L’espoir, Paris, Gallimard, Collection « Folio »,1937

HARPRECHT, Klaus – Dialogue avec André Malraux – (enregistrement vidéo), une interview de Klaus Harprecht – Régie: Heinz Pieroth –
adaptation Jean Bertraud – 1968 Strasbourg: Art – diffuseur, 1993

La guerre civile d’Espagne – Gabriel Quarlet et Chris Laurence Granada Télévision International – prod. cop. 1983, Genève,
Laboratoire audiovisuel universitaire – reprod. 1986 (6 vidéo cass. de 55 min.)

Les métamorphoses d’André Malraux – (Enregistrement vidéo) – réalisation: Marcel Boudou – scénario : Jean Lacouture et Marcel Boudou – Paris : Télé Hachette : Antenne 2.

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Université de Genève, Faculté des Lettres, E.L.C.F.

Texte présenté par Mme Esther PFENNINGER dans le cadre du séminaire de littérature pour l’obtention du Diplôme d’Etudes Françaises

Professeur : M. Jean-Louis Beylard-Ozeroff

"Je dis qu'il faut apprendre le français dans les textes écrits par les grands écrivains, dans les textes de création ou chez les poètes et non pas auprès de documents qui portent déjà le rétrécissement du sociologisme, le rétrécissement des médias." Michel HENRY